La question de l’éducation scolaire reste difficile, incertaine. Trop de doutes persistent.
Certes, on veut croire à l’école[1] telle qu’elle est, penser à juste titre qu’elle est ainsi améliorable, et se réconforter aux aspects positifs, aux réussites locales, aux paroles encourageantes. Les politiques eux se raccrochent exagérément à des opérations de communication, à des slogans rutilants, tandis que se poursuit, sur les terrains intellectuels, une interminable conférence, dont les articulations à l’action éducative effective sont pour le moins improbables.
L’impression dominante liée à la confusion des niveaux et des genres, est celle de la perplexité : le paysage est hétéroclite, où domine l’entropie, et surtout l’horizon de sens n’est pas au rendez-vous[2].
Si les médias spécialisés s’évertuent à fournir quotidiennement des exemples d’actions louables dans les établissements, les échos reçus du terrain ne montrent guère d’optimisme quant aux réelles souffrances, ou relativement à la possibilité d’une généralisation des principes pratiques réussies, données parfois comme « exemplaires », sinon vertueuses, dans le sens d’un « ré-enchantement de l’école » (mais trop nombreux ont été ce dernier quart de siècle les découragements forcés), d’autant que font défaut les modélisations, les entreprises structurées (établissements expérimentaux, packages méthodologiques, laboratoires d’idées etc.) et que nous sommes loin d’avoir engrangé le formidable héritage non seulement des « pédagogies nouvelles » mais aussi des années pionnières dans le domaine des « nouvelles donnes » (qu’il s’agisse des progrès de l’anthropologie accomplis depuis un siècle – sciences du langage, de la technique, sociologie, axiologie…- comme du développement d’un nouvel « espace mésologique » : computationnel, médiatique, réticulaire, que nous avions, il y a plus de vingt ans traduit pour la « pédagogie des médias » et en nous fondant sur une recherche-action institutionnelle et internationale d’ampleur, en « Programme, Médias, Réseaux » (PMR)[3].
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Si donc le malaise tient à la procrastination et à l’incapacité d’articuler des nouvelles pratiques à ces changements organiques, il se rapporte plus profondément à la perte d’un horizon de sens. A suivre encore sous forme de revue de presse quotidienne les aléas de la politique ministérielle, je ne sais si l’on pourra un jour résoudre les problèmes structurels qui tiennent à la conception même de l’école.
Car éduquer, ce n’est ni « préparer » ni « équiper » l’homme efficace, mais bien le former selon toutes ses potentialités. C’est avant tout et surtout non pas lui procurer des « compétences », selon un contrat supposé qu’il sera bien difficile de remplir dans les faits, mais faire émerger celles dont l’enfant est déjà fort capable. Pourvu qu’on s’en occupe!
Aucune entreprise éducative ne saurait se limiter à l’acquisition de quelque « niveau » que ce soit. Et encore moins à la seule astreinte à une efficacité productrice. D’autant que plus la personnalité est formée, plus elle est capable d’adaptation aux nécessités sociales et économiques. Sauf que, instruite à l’humanisme[4], elle saura prendre la distance critique nécessaire à l’exercice de sa pleine dignité.
Les faux-débats scolaires ont leur source dans cette négligence : nous avons à former la personne, non d’abord l’employé. L’éducation est une progression inachevée : « le procès éducationnel qui nous fait rencontre les processus anthropologiques qui nous constituent ». Ce qui fait que par l’éducation nous « devenons » s’attache à ce qui humainement nous fonde. La formation se situe, au sens redoublé strict, à la croisée de ces deux niveaux. Elle est toujours initiale.
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Un ou quelques articles postés sur les journaux en ligne ont en cela attiré mon attention : j’apprends par exemple que, « selon une étude », « l’apprentissage actif » serait plus efficace que les postures traditionnelles (voilà qui fera plaisir à Claparède et aux pionniers de l’école nouvelle, voilà un siècle!). J’ai bien lu, je n’ai pas rêvé!
Il s’agirait ainsi pour le système scolaire finlandais (qui ne fut pas très en retard, je peux le confirmer!) d’utiliser l’efficacité des pédagogies actives au service d’une rentabilité : mais laquelle ? Je confirme : pour avoir, avec d’autres, enseigné de longues années sur ces bases, c’est plutôt efficace! (Tous les pédagogues « actifs » pourront le confirmer : ce dont la gouvernance n’a eu cure, apparemment, par souci réactionnaire ou par crainte de se faire déborder par l’ambition des pédagogies émancipatrices. Même du point de vue « libéral », c’est là un faux-calcul imbécile).
Ce qui a ici attiré mon attention, et à vrai dire, bouleversé, est l’objectif envisagé. A défaut de sens.
« (…) en ne dispensant plus les cours par «matières» mais par «thèmes» dans ses écoles ». « Nous devons faire des changements dans l’éducation qui soient utiles à l’industrie et à la société moderne», a indiqué à The Independent Pasi Silander, directeur du développement de ce projet. Pour lui, de nombreux cours traditionnels n’ont aujourd’hui aucune visée pratique (…) «Nous avons besoin d’une éducation différente qui prépare les étudiants à la vie professionnelle.» Et pour cela, quoi de plus efficace que de travailler en conditions réelles ? La réforme veut mette fin au conventionnel tableau-enseignant-élèves et propose une approche plus collaborative (…).
Termes significatifs, pouvant par ailleurs être gommés ou esquivés.
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Redoutable. Voilà encore un vrai sujet d’analyse et de réflexion, oui ? non ?
A moins en effet de la plus parfaite indifférence à ce qui se prépare, il me semble que voilà encore un sujet de débat offert sur un plateau à la conscience éducative.
[1] L’école, tous niveaux confondus, « de la maternelle à l’université ».
[2] La question du « sens de l’école » a agité périodiquement les réunions et publications spécialisées : Education et pédagogies 15, 1992 : Les fins de l’école ; Le sens de l’école et la démocratie (http://www.ccic-cerisy.asso.fr/ecole.html) éd. Peter Lang 2001… Et passim. Or elle n’est guère à l’ordre du jour : soit elle est incongrue, car ce qui importe philosophiquement, c’est le sens de l’éducation (celui de l’école étant alors posé par le système qui la produit) ; soit que l’on présuppose un consensus qui n’a plus besoin d’être revisité (« nous sommes d’accord »), soit que l’on s’en tienne aux principes moraux censés garantir le ciment de l’édifice. Sans guère se préoccuper, au demeurant, de l’effectivité de la référence éthique.
[3] J’ai retrouvé cette tripartition dix ans plus tard dans un lointain « plagiat » (pas nécessairement « volontaire ») sous le titre de » théorie générale du cyberespace (Pierre Mounier). A l’inverse, cette fois, de la démarche de recherche-action, l’articulation praxéologique d’une telle réflexion ne semble pas d’actualité chez les actuels responsables scolaires.
[4] Le terme se comprend comme « humanisme pour notre temps » soucieux des « nouvelles donnes ».
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