In La Vie des Idées – le 7 mai 2013 :
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La Politique de la Ville se voit une fois de plus réformée. Inventée pour transformer l’action publique et cibler les quartiers les plus défavorisés, cette politique ne parviendrait pas à transformer les conditions de vie des habitants. Mais doit-on pour autant parler d’échec ?
La question des quartiers réputés « sensibles » est constituée depuis plus de trente ans comme un problème social et politique, parce que ces quartiers manifestent la concentration des phénomènes de l’exclusion et l’archétype du mal vivre des grands ensembles. Le durcissement des processus ségrégatifs dans les villes ainsi que le développement des émeutes urbaines, parmi d’autres violences diverses, produisent dans les représentations collectives une image de ghetto. La société française s’est finalement fabriquée une catégorie générique des problèmes sociaux, s’imposant à tous : les « quartiers ».
Cette question des « quartiers » est peu à peu devenue un objet d’étude privilégié des sciences sociales, et si la « banlieue » connaît bien des manques, elle ne manque pas d’expertises, ni de diagnostics. On observe ainsi la convergence d’un ensemble de travaux sociologiques autour d’une approche spatiale des problèmes sociaux et des modes de vie, une approche qui conduit à envisager les questions sociales sous l’angle de la territorialisation, de la ségrégation, et des violences. Cette approche a contribué à promouvoir une intervention ciblée et volontariste des pouvoirs publics. Le principe d’une « Politique de la Ville » s’est finalement imposé ; celle-ci émerge symboliquement à partir du contexte des premières violences urbaines de l’été 1981, dans certains quartiers de l’agglomération lyonnaise. Des premières réponses pragmatiques, pour faire face à cette situation de crise, à la mise en place de quelques dispositifs expérimentaux, la Politique de la Ville s’est de plus en plus institutionnalisée, comme en témoigne la création d’une Délégation interministérielle à la Ville en 1988, puis d’un ministère de la Ville en 1991 ; et de façon concomitante, sur le plan local, l’apparition d’un service « Politique de la Ville » dans les organigrammes municipaux.
En même temps, cette nouvelle politique donne lieu à un objet d’étude spécialisé et alimente un champ d’expertise, le plus souvent intégré dans le financement administratif. Contrairement aux « beaux quartiers », les quartiers pauvres font l’objet de nombreuses subventions (pour des études et des évaluations). Ainsi la perception par les pouvoirs publics d’une territorialisation des problèmes sociaux s’est accompagnée d’une territorialisation des politiques.
Au cours du temps, la Politique de la Ville se voit assignée deux grandes finalités, par-delà la modification des programmes, des ressources et des organisations. La première s’inscrit dans la modernisation des services publics. Il s’agit d’aller vers plus de proximité, de coordonner de façon optimale l’action publique, d’agir localement et de façon transversale avec l’ensemble des acteurs concernés. L’application de cette politique implique une mobilisation accrue des collectivités locales et de nouveaux rapports avec l’État. La deuxième orientation consiste à cibler des populations spécifiques, spatialement définies, par-delà les logiques catégorielles des politiques sociales classiques. En effet, c’est par le biais du « quartier », et moins en fonction de caractéristiques d’« ayant-droit » de la protection sociale, que l’on vise les plus défavorisés, sur la base d’une « discrimination positive territoriale » –
un terme ambigu –, encourageant le passage d’une logique d’égalité à une logique d’équité.
À l’heure où se prépare une « nouvelle étape » de la Politique de la Ville, cet article propose un parcours rétrospectif de cette politique afin d’identifier les enjeux stratégiques de la réforme et les conditions de possibilité de sa réussite. Cette réforme repose sur l’engagement de cinq priorités : la révision de la géographie prioritaire, avec une concentration des crédits spécifiques sur un nombre plus restreint de quartiers (de 2500 actuellement à 1000) ; la mobilisation du « droit commun renforcé » avec une politique contractuelle rénovée et une exigence de solidarité territoriale et de péréquation plus juste et cohérente ; l’achèvement du programme de rénovation urbaine ; l’association des habitants aux décisions et aux projets dans un objectif de co-construction ; et enfin la lutte contre les discriminations. Nous n’aborderons ici qu’à la marge ces deux derniers aspects, pourtant cruciaux , afin de placer au centre de l’analyse les enjeux de gouvernance de la Politique de la Ville, qui encourage par ailleurs jusqu’ici une démocratie participative à laquelle elle ne croit pas vraiment. En effet, elle développe plutôt un lien paternaliste avec la population et met en œuvre une action descendante (offre de services). La participation est dès lors un moyen de gérer les désordres sociaux, plutôt que de renforcer les capacités des groupes à intervenir sur leurs conditions de vie.
L’échec de la Politique de la Ville ?
Contrairement à une opinion courante, la plupart des quartiers concernés ne sont pas abandonnés et il importe au contraire de souligner la forte présence des institutions publiques et privées. Ainsi, les politiques sociales et la redistribution monétaire fournissent aux familles et à leurs enfants une part importante, parfois exclusive, de leurs revenus. Plus généralement, la vie collective est régulièrement enchâssée dans des programmes de rénovation urbaine, elle est encadrée par des « zones d’éducation prioritaire », par le travail social et des dispositifs variés de prévention de la délinquance, des mesures d’insertion professionnelle, par de l’animation sociale et culturelle, etc. Il serait donc trompeur, et même faux, de parler des « oubliés de la France » comme on a pu parler des « oubliés de l’Amérique ». L’existence d’une tradition républicaine et interventionniste interdit, à la différence des États-Unis, l’apparition d’une underclass privée de droits sociaux et politiques . En France, entre la population (« people ») et le territoire (« place ») , il y a les institutions, ce qui change tout.
Concernant la Politique de la Ville, il est toutefois de bon ton d’en relever régulièrement les échecs. Un trait caractéristique de la Politique de la Ville est qu’elle véhicule sans cesse sa propre remise en cause tout en étant régulièrement reconduite, depuis trente ans, d’un gouvernement à l’autre. Le premier résultat est donc que cette politique existe. Très active, plus que nécessaire et utile, elle révèle cependant des limites, les évaluations successives aboutissant à un constat très mitigé. En résumé, la Politique de la Ville ne parviendrait pas fondamentalement à agir sur les causes de la ségrégation urbaine, mais on estime généralement que, sans son application, la situation aurait été bien pire. En fait, la Politique de la Ville engendrerait un renouvellement des méthodes de l’action publique mais ses effets sur les populations directement concernées seraient incertains. La « remise à niveau » tant recherchée est sans doute bien plus celle des politiques que des quartiers proprement dits. Pour autant, on ne peut manquer de relever le statut paradoxal d’une Politique de la Ville poursuivant des objectifs démesurés avec des moyens plus que limités (0,36 % du budget de l’État).
Les divers rapports de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (ONZUS) montrent ainsi un creusement des écarts avec les autres quartiers, notamment en termes d’emploi, de revenus ou de mixité sociale. Les actions initiées par l’État, les communes, les départements, les organismes de protection sociale, se sont multipliées, sans réussir à provoquer un effet levier sur les politiques de droit commun, ni à favoriser la participation active de la population. Tel est le constat qui s’impose dans nombre de quartiers : alors que jamais les intervenants locaux n’ont été aussi présents, une large partie des populations concernées éprouve un sentiment d’abandon. Malgré un foisonnement d’initiatives, les politiques publiques achoppent sur le problème de l’emploi et apparaissent souvent opaques. Elles sont moins vécues comme pourvoyeuses d’un tremplin citoyen que comme aménageant l’exclusion, ce que rappellent régulièrement les émeutes urbaines.
Il s’est donc développé un vrai malentendu entre la société française et les habitants des quartiers. D’un côté, ceux qui n’y vivent pas ont l’impression d’une dépense publique illimitée et sans retour sur investissement. De l’autre, les habitants des quartiers se sentent le plus souvent stigmatisés et abandonnés (« on ne fait rien pour nous »). Doit-on pour autant parler d’un « échec » de la Politique de la Ville ? Il s’agirait là, selon nous, d’un contresens. D’abord, la Politique de la Ville comporte de nombreuses réalisations, qui sont loin d’être négligeables. Ainsi, les « zones urbaines sensibles » sont en moyenne mieux équipées que les autres quartiers, en certains équipements publics, bien que moins bien dotées en services marchands. Elles n’apparaissent pas comme des territoires sous-équipés . L’intervention sur le cadre bâti n’a donc pas été vaine
Un des acquis de la Politique de la Ville est par ailleurs l’apparition dans les quartiers de nouveaux métiers, comme les chefs de projets, le sous-préfet « ville », mais aussi les agents d’insertion, les chargés de mission, les agents de développement local. Ces acteurs ont pour particularité d’initier la concertation afin de mettre en œuvre l’aspect contractuel des relations entre l’État, la ville et les habitants. La médiation comme activité de réparation du lien social devient également un moyen de régulation privilégié par la Politique de la Ville .
Il faut ajouter que l’idée d’échec est aveugle à la grande diversité des situations locales. Or, on peut observer une amélioration réelle des situations dans certains lieux, tandis que d’autres subissent une dégradation. La ségrégation urbaine n’est donc pas une fatalité. Au contraire, la réponse locale, avec l’appui de l’État, fait la différence. Elle acquiert même une certaine consistance propre, par-delà les modèles d’intégration nationaux. En effet, il existe des différences sensibles en ce qui concerne la gestion et le traitement des émeutes à l’intérieur même de chaque pays, malgré l’existence de modèles nationaux d’intégration. Une étude très précise montre ainsi que Lille et Roubaix, pourtant géographiquement proches, sont très éloignées dans leur façon de gérer la démocratie locale, notamment la participation des populations issues de l’immigration . À certains égards, Roubaix est sur ce dernier plan plus proche de Birmingham en Angleterre, alors que les modèles nationaux sont différents.
Enfin, le diagnostic d’échec est prisonnier d’une représentation en trompe l’œil du fonctionnement des quartiers. Le territoire est de fait un lieu ou les individus circulent. Le taux de mobilité résidentielle des habitants dans ces quartiers est grosso modo le même que celui des agglomérations où ils sont insérés. Or, cette mobilité résidentielle de la population des zones urbaines sensibles engendre des effets négatifs sur le territoire. Les travaux de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles montrent qu’en jouant « positivement » sur la population par la mobilité engendrée, la Politique de la Ville joue négativement sur le territoire, par le renforcement de la concentration spatiale de la pauvreté ; car ne restent que ceux qui ne trouvent pas de place ailleurs. Les statistiques produisent donc une illusion d’optique : entre deux photographies du territoire, ce ne sont plus les mêmes gens qui y habitent. Les trajectoires des lieux n’indiquent rien sur les trajectoires des gens .
La connaissance de la mobilité de la population transforme la vision des quartiers, et renouvelle même l’objet d’étude, puisque ces quartiers ne sont pas coupés de la ville. En effet, avec les trajectoires résidentielles, les quartiers préservent leur fonction d’origine pour un nombre non négligeable d’habitants : une fonction d’étape dans un parcours de vie. Si les habitants circulent d’un logement à l’autre, on ne peut pas parler de ghetto. Toutes les conduites des habitants ne sont pas la simple conséquence de la concentration spatiale des problèmes économiques et sociaux. Les statistiques disponibles sur « l’effet ZUS » montrent que cet effet n’est guère saisissant, dans le domaine de l’emploi notamment. On ne peut pas conclure trop rapidement sur l’idée d’une rupture ou d’un décrochage des quartiers par rapport à l’ensemble de la ville. Car les quartiers remplissent bien une fonction dans la structuration d’ensemble de l’agglomération. Autrement dit, la pauvreté et les inégalités ne constituent pas un stock mais un flux continu. Les quartiers deviendraient donc des territoires de promotion sociale en accueillant les populations pauvres et en gérant les inégalités qui se renouvellent constamment . Et c’est là le point aveugle de l’observation .
Retour sur une innovation politique
Pour comprendre la genèse de ce malentendu, il faut se rappeler que l’approche territoriale de la Politique de la Ville a impulsé une innovation dans l’action publique et s’est imposée, à partir du début des années 1980, là où les politiques dites de droit commun (emploi, logement, école, santé, etc.) se révélaient en échec face aux nouvelles formes d’exclusion. Cette approche innovante a été soutenue par une remise en cause des politiques universelles, centralisées et sectorisées, au profit d’approches plus globales, transversales et plus proches des populations. On peut rappeler les rapports fondateurs sur les quartiers, sur l’insertion des jeunes en difficultés et la prévention de la délinquance . Ils sont à l’origine des nouveaux dispositifs d’action publique qui s’appliquent à des territoires délimités, promeuvent une action globale et transversale, accordent un rôle central au local, et fonctionnent par « contrat » où l’appui de l’État est conditionné par l’engagement des collectivités locales et la « participation des habitants » . Se met ainsi progressivement en place une approche territoriale de lutte contre l’exclusion, en faveur des zones urbaines défavorisées, menée par l’État en partenariat contractuel avec les collectivités locales.
Par exemple, avec l’instauration des « zones d’éducation prioritaire » (ZEP) apparaît, au cœur de l’éducation nationale, une logique d’intervention spécifique, car il s’agit de fournir plus de moyens à ceux qui en ont moins, ainsi que des systèmes de points et de prime pour les enseignants qui choisissent d’y travailler. Alors que l’école se référait à l’égalité de tous les élèves, les politiques scolaires mettent en œuvre aujourd’hui des dispositifs ciblés, avec une multiplication des formes d’accompagnement et de soutien scolaire, des aides spécifiques pour les jeunes issus des familles étrangères, une diversité des voies d’accès aux concours, des conventions particulières, etc.
De même, c’est la Politique de la Ville qui impulse une nécessaire refonte des politiques sociales, car la notion de « développement social » des quartiers est relativement nouvelle, au début des années 1980. Cette notion n’entre pas dans les catégories classiques de l’intervention (aide et action sociales d’une part, assurance sociale de l’autre). La notion de développement vient suggérer une nouvelle mise en relation entre ces deux niveaux traditionnels de l’intervention par la promotion d’une conception ascendante et participative de l’action publique, prenant appui sur les ressources locales existantes. Il en résulte une définition renouvelée tant des stratégies que des métiers de l’action sociale, une perspective plus que jamais d’actualité.
Cependant, il est vrai que le vocable de « Politique de la Ville » peut surprendre et porter à confusion, puisque cette dernière ne concerne pas toutes les villes et ne s’applique pas à toute la ville, mais seulement à des « zones » de concentration de problèmes, au sens de « zones urbaines sensibles ». Parce que son champ d’application est multidimensionnel, en raison de son aspect transversal et partenarial, la Politique de la Ville recouvre une grande diversité d’interventions, portant à la fois sur la réhabilitation des logements et l’urbanisme, mais aussi l’action sociale et culturelle, l’école, l’emploi et l’insertion professionnelle, la prévention de la délinquance et la sécurité. Elle se définit à la fois comme une politique sociale et une politique urbaine. Elle traite simultanément les gens et les territoires. En effet, depuis les premières opérations « Habitat et Vie Sociale » (1977), l’approche a toujours été une articulation entre l’intervention sur le cadre bâti et les politiques de cohésion sociale (insertion, action sociale, culture, petite enfance, etc.). Le déploiement de la Politique de la Ville se situe sur une ligne de crête entre les dimensions sociales et urbaines des processus d’exclusion, la création de la Délégation interministérielle à la Ville (DIV) en 1988 incarnant la volonté de faire fusionner ces deux dimensions, avec celle de la prévention de la délinquance.
De ce point de vue, la loi de rénovation urbaine de 2003 ne marque pas une rupture avec les politiques antérieures, même si l’action physique de revitalisation des quartiers prédomine et si l’ampleur du montant des crédits alloués sur ce volet apparaît inédite . Car la démarche réactualise le débat précédent, dès lors qu’il s’agit non plus seulement de « dorer le ghetto », comme disent les anglo-saxons, mais de l’éradiquer, avec le risque de dissocier l’action urbanistique des démarches d’accompagnement social, et de déplacer dans le temps et l’espace les problèmes économiques et sociaux sans les résoudre pour autant. Par ailleurs, les démolitions sont plus généralement une veille histoire des politiques de logement, et elles ont toujours été utilisées pour « refaire la ville » dans les quartiers. La démolition est un phénomène sociologique normal du peuplement urbain. L’approche de revitalisation des quartiers consacre toutefois la conception d’une politique de « rattrapage » des quartiers pauvres pour un retour au droit commun. Aujourd’hui, le terme de ghetto est couramment utilisé, ce qui n’était pas le cas il y a vingt ans.
Mobiliser le droit commun et décloisonner les institutions
La Politique de la Ville révèle ses limites quand elle est utilisée comme politique de substitution, alors qu’elle est une politique d’innovation. À l’origine, elle devait être un levier pour irriguer et rendre plus efficaces les politiques publiques dites de « droit commun » (emploi, éducation, santé, sécurité, logement) dans les quartiers. Mais, loin parfois d’assurer ce passage de relais, une forme de dérive s’est peu à peu installée par laquelle les crédits dédiés, en offrant une source de financements, se substituent aux crédits de droit commun .
En réalité, les politiques publiques se sont montrées très timides en matière de discrimination positive territoriale. Sur le plan financier, la réalité d’une discrimination positive à la française reste à démontrer. En effet, étant donné la plus grande proportion des enseignants de moins de 35 ans dans les ZEP, il est probable que les salaires plus faibles de ces derniers neutralisent pour partie le surcoût lié à ce dispositif . On peut développer la même analyse dans le domaine des politiques de l’emploi, car les moyens financiers alloués aux quartiers et à leurs habitants sont restés très limités en ce domaine, par rapport à ceux consacrés à l’ensemble du territoire . La question n’est donc pas l’échec de la Politique de la Ville, mais en premier lieu celle du redéploiement des politiques de droit commun, en faveur des quartiers les plus défavorisés. Avant de prétendre donner plus à ceux qui ont moins, encore faut-il s’assurer qu’il est donné autant à ceux qui ont moins. En termes de gouvernance, on doit donc remplacer la notion de discrimination positive par la notion d’égalité de traitement.
Ce n’est pas la philosophie ni la méthode de la Politique de la Ville qui est en cause, mais l’adéquation du droit commun aux caractéristiques spécifiques des quartiers, avec un service public adapté en termes de compétences, d’effectifs et de pérennité. Ce sont ainsi toutes les politiques des différents ministères qui doivent intégrer la préoccupation des quartiers dans leurs modes d’intervention. Il ne s’agit pas tant de remettre les « marges » dans la « norme », ou pour le dire autrement, les « quartiers » dans le « droit commun », que de faire de la marge un levier de transformation de la norme, puisque c’est le droit commun qu’il faut modifier. Si ce dernier évolue dans le sens d’une plus grande égalité de traitement, alors la politique de la ville peut se déployer comme une véritable politique spécifique et innovante et non pas substitutive et stigmatisante. Il s’agit là d’un enjeu central, bien identifié, de la réforme actuelle de la politique de la Ville.
Or, l’évolution récente de la Politique de la Ville consacre moins la logique de développement endogène des quartiers que la conception d’une politique de traitement des carences des territoires pour un retour au droit commun. La stratégie de développement social de départ a été éclipsée par une approche valorisant le zonage et le traitement des déficits s’est substitué à la mobilisation des habitants. Ce constat, que l’on peut bien sûr nuancer, est toutefois récurrent d’un site à un autre. Le sentiment des professionnels locaux de la Politique de la Ville est celui d’être dans une sorte de fin de cycle où l’on aurait perdu le « processus » dans la « procédure », sans pour autant apercevoir le fil rouge d’un nouveau modèle d’action. Il faudrait donc, selon les acteurs locaux, en finir avec l’empilement des « dispositifs » et la part croissante du temps consacré à la recherche des financements et la gestion de la complexité administrative, au risque d’une perte de sens de la mission .
Rétrospectivement, on perçoit à quel point la Politique de la Ville a été soumise au cours du temps à une inflation de dispositifs et de procédures qui la rendent aussi difficile à lire qu’à appliquer. J.-M. Delarue (1991) utilisait déjà la métaphore du « pain d’épice » et du « millefeuille », et différents rapports de la Cour des Comptes soulignent la difficulté à évaluer les résultats de l’action en raison de l’imprécision des objectifs et de l’enchevêtrement baroque des modes d’intervention . De la sorte, la dimension innovante de la Politique de la Ville se trouve comme écrasée par le poids des logiques sectorielles de l’action publique. En clair, le diagnostic est le suivant : la compartimentation tant administrative que politique est devenue l’un des principaux obstacles au développement de la cohésion sociale. Si l’on osait la formule, désenclaver les quartiers, ce serait avant tout désenclaver les institutions et les modes de faire : comment passer du constat d’une juxtaposition de politiques sectorielles à l’impulsion et la diffusion d’une culture de « projet de territoire » ?
Renouer le lien entre urbain et social par un projet de territoire
Avec la loi de programmation pour la ville et la rénovation urbaine (1er août 2003), l’action publique en faveur des quartiers visait à franchir une étape significative voire décisive. En effet, il s’agissait de mettre en œuvre une nouvelle politique de peuplement et de produire une mutation urbaine en profondeur, à l’aide d’une action physique de revitalisation des quartiers. Ainsi, le renforcement de la politique de démolition et de construction des logements vise t-il à restaurer la « mixité sociale » par une politique volontariste, planifiée et quantifiée, de « rattrapage » des quartiers pauvres. Or, c’est bien sur l’objectif « social » et non strictement « urbain » de la Politique de la Ville que réside un impensé. Pour le comprendre, il faut repartir d’une analyse de son fonctionnement actuel.
Les opérations de rénovation urbaine constituent potentiellement une opportunité exceptionnelle de transformation des conditions de vie des habitants, ne serait-ce que par les sommes financières investies. Ces opérations sont en train de remodeler physiquement les quartiers dans le sens d’une amélioration objective de l’habitat. En matière de qualité résidentielle, les progrès sont très nettement observables dans de nombreux quartiers. Ces progrès contribuent d’ores et déjà à restaurer une relative confiance des habitants concernés dans les pouvoirs publics . Les opérations sont donc un puissant levier d’une intervention sociale renouvelée, à même de redonner espoir aux élus et acteurs locaux dans la capacité de la ville à « refaire société ».
Cependant, si le point d’entrée est urbain, la réussite de la Politique de la Ville est conditionnée par son impact sur l’« humain ». Or, la rénovation urbaine demeure étroitement positionnée sur les dimensions fonctionnelles de l’habitat. Le volet humain est atteint par ricochets. Ainsi, concernant la mixité sociale, les résultats actuellement disponibles révèlent que la rénovation urbaine ne contribue pas véritablement à remodeler la composition sociale des quartiers . En somme, la rénovation urbaine réussit l’intégration de la ville dans les quartiers, mais elle peine encore à intégrer les quartiers dans la ville.
Ainsi, l’objectif affiché de mixité sociale ne relève pas seulement de la politique de logement . Il soulève un enjeu incontournable, qui est celui de l’éducation et de la qualité des établissements scolaires. En effet, tant que l’action publique ne parviendra pas à garantir des établissements scolaires avec un niveau permettant que les parents n’aient pas de bonnes raisons d’inscrire leurs enfants ailleurs, aucune amélioration n’est sérieusement envisageable. La politique scolaire conditionne de facto la politique de rénovation urbaine, dans la mesure où le fonctionnement du système scolaire devient un facteur déterminant du niveau de mixité sociale dans l’habitat. Finalement, la réussite de la politique de rénovation urbaine dépend à terme des politiques non urbaines, c’est-à-dire de la réussite du projet social.
Cette articulation entre « l’urbain » et le « social » reste encore indirecte, aléatoire et incertaine. Sur la question du travail social, il est important de noter que dans certains endroits, celui-ci peut ne pas être coupé de la Politique de la Ville, comme on pouvait l’observer il y a une quinzaine d’années . La rénovation urbaine a pu être un levier de transformation de l’action sociale, notamment à Valenciennes. Au Havre, à Besançon et Clichy-sous-Bois aussi des rapprochements se dessinent entre travail social et Politique de la Ville, comme si le rendez-vous manqué entre les deux secteurs n’était pas une fatalité . L’articulation entre projet social et projet urbain demeure cependant largement insuffisante pour contrebalancer les processus lourds de ségrégation.
Aussi, la volonté de mise en œuvre d’un projet de territoire, avec une approche globale et un contrat unique sur le plan du développement social et urbain, constitue un véritable chantier de la future Politique de la Ville, voire une révolution culturelle de l’action publique. Cela impliquerait une définition locale de la Politique de la Ville, avec un accompagnement de l’État, et moins une programmation nationale que le local doit appliquer. Cela exigerait aussi la clarification des complémentarités entre les politiques du Département, chef de file de l’action sociale, et les politiques municipales, les organismes de protection sociale et le mouvement associatif, qui interviennent sur le champ de la cohésion sociale. Mais on observe une vraie fragilité dans l’effort de construction locale d’une politique sociale et d’insertion économique coordonnée autour du projet urbain. Le « projet social » est un chantier engagé mais c’est un chantier difficile, en butte à un problème de conception et de lisibilité. Il s’agit là d’une difficulté de fond, car le projet social est diffus et « ne se voit pas », à l’inverse du projet urbain et des gestes architecturaux, qui sont tangibles.
Faut-il sortir de la logique de zonage ?
Ne faut-il pas alors en finir avec la logique de zonage ? Cette question est d’autant plus importante que l’appréciation de la Politique de la Ville comme un échec tend à remettre en cause l’approche territoriale de la question sociale. Ainsi, les politiques de « discrimination positive territoriale » soutiennent les populations concernées mais contribuent en même temps à leur stigmatisation. Il s’agit là d’une contradiction inhérente aux procédures visant des populations spécifiques spatialement définies . À partir de là, le débat sur la géographie prioritaire oscille entre deux orientations : celle qui prône un renforcement du ciblage territorial, et celle, d’autre part, qui en appelle à un retour à une politique universelle centrée sur les « publics » et les ayants droit et non sur les territoires. On recommande alors d’organiser la Politique de la Ville à l’échelle de la commune et de ne plus la fragmenter par quartier. Entre ces deux positions, se trouve un consensus sur la nécessité d’une approche plus transversale de la question urbaine et sociale impliquant toutes les politiques publiques.
La réforme engagée poursuit l’objectif d’une concentration des moyens spécifiques de la Politique de la Ville et des moyens du droit commun sur des quartiers très ciblés, ceux qui sont les plus dégradés, donc moins nombreux. Car la multiplication au cours du temps du nombre des quartiers ciblés (2500) a engendré une dilution de la géographie prioritaire et un saupoudrage des moyens engagés sur le terrain. Dans cette perspective, le zonage n’est pas un problème en soi, à condition de reconnaître le périmètre ciblé comme un symptôme et non la cause . Dans le cas contraire, le zonage enferme l’action publique sur elle-même et dans une intervention sans fin sur les conséquences de la ségrégation urbaine sans pouvoir agir sur les facteurs qui sont à l’origine des situations. En somme, la territorialisation se retourne contre le territoire.
Or, la réforme cherche à resserrer le ciblage territorial sur un nombre plus restreint de quartiers tout en inversant la démarche négative qui s’est imposée au fil du temps. En effet, il ne s’agit plus de partir de « zones » de concentration de problèmes, placées dans une situation d’« extraterritorialité », et auxquelles les autres politiques publiques n’accordent que peu d’attention, mais d’adopter une approche globale à partir de l’ensemble de la ville et de l’intercommunalité, où l’on part des autres politiques publiques de droit commun pour traiter le quartier. Il s’agit d’intégrer une politique de quartier dans une approche plus générale qui est celle du projet de ville et de l’agglomération, cette dernière constituant le niveau pertinent pour le traitement de la ségrégation. L’affirmation de l’intercommunalité, avec la pleine responsabilité des maires, s’avère donc cohérente dans cette conception d’un territoire de projet réinscrivant les quartiers cibles dans les dynamiques de leur environnement.
Comme le préconisent certains rapports parlementaires, le classement en Zus ne doit donc pas être figé. Il s’agit d’impulser une réflexion de fond sur un assouplissement de la géographie prioritaire, afin de la rendre effective tout en l’inscrivant dans la dynamique d’intégration d’ensemble de l’agglomération. L’enjeu de gouvernance de la Politique de la Ville n’est pas de choisir une option plutôt qu’une autre, le territoire ou la population, les lieux ou les gens, mais de pouvoir traduire leur interdépendance croissante dans un même projet.
Modifier le regard sur les quartiers
L’ensemble des réflexions ici proposées ne pourra trouver son application que si l’on change de regard sur la conception de la Politique de la Ville et les représentations qui la sous-tendent. Le discours social et politique sur les quartiers revient à en faire des quartiers « hors norme », à l’image d’une politique qui traite des carences définies de façon pathogène par la somme des écarts statistiques à la moyenne de l’agglomération (la politique de mixité sociale poursuit comme objectif d’en faire des quartiers dits « normaux »). L’intervention publique véhicule alors une représentation des quartiers comme « zones à détruire » plutôt que territoires à valoriser, renvoyant aux habitants une image négative d’eux-mêmes.
Au cours des années 1970 et 1980, la vie sociale dans ces quartiers est essentiellement décrite par les sociologues sur le mode de la destruction du monde populaire, dont la « galère » constitue le symbole . Les analyses ont souligné les effets de la désorganisation sociale pour expliquer les conduites de retrait et de violence, la fragilité de l’action collective et la dégradation des formes classiques de solidarité. Les enquêtes de terrain soulignent pourtant la réalité d’un vif sentiment d’attachement au quartier et la densité des liens de sociabilité. La plupart des jeunes y ont grandi et les immigrés ne sont plus des nouveaux venus. Avec le temps se sont ainsi installées des stratégies d’adaptation et des identités spécifiques, et loin des stéréotypes sur l’anonymat du grand ensemble, on observe un système de relations où tout le monde se connaît et se surveille . Sont désormais interrogées les identités collectives et culturelles inscrites dans les comportements, les modalités variées de mobilisation en faveur du quartier, mais aussi des formes d’organisation d’une vie communautaire, leur caractère démonstratif parfois, notamment sur le plan religieux, comme compensation symbolique et identitaire face aux difficultés d’intégration subies .
La mise en œuvre d’une démarche de développement social ne peut donc plus se concevoir à l’aune de la situation des années 1970-1980. Il ne s’agit plus seulement de compenser la décomposition des liens populaires dans les quartiers, mais bien de prendre appui sur la force de ces nouveaux liens de proximité afin de faire de ces derniers un tremplin citoyen. Peut-on, et le cas échéant comment, prendre en compte ces formes de sociabilité, dans une approche du travail social collectif ? Aujourd’hui, la virulence de la crise économique et l’épuisement d’une certaine manière d’agir du travail social individualisé constituent une opportunité réelle de changement. Le développement communautaire, au sens québécois, semble rendu possible par un bon usage des liens communautaires, dans l’optique d’une stratégie d’émancipation et d’insertion. Il reste donc à inventer et conforter le chaînon manquant, celui du déploiement de véritables « organisateurs de quartiers » , là où une certaine rigidité historique de l’action publique peine à envisager l’intégration pleine et entière des structures intermédiaires dans la mise en œuvre des politiques. La mobilisation des liens avec la société civile, si celle-ci est reconnue comme un acteur, constitue une des conditions de revitalisation des institutions du droit commun et du projet de développement social, à l’échelle de la ville.
par , le 7 mai
Le pouvoir aux habitants ?
Aller plus loin
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