In La vie des Idées – le 6 décembre 2011 :
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Extrait :
La question de savoir pourquoi les cours de morale reviennent à l’école se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il existe, à mon avis, de bonnes raisons philosophiques de les laisser en dehors des salles de classe. Quelles sont-elles ?
Dans une démocratie laïque et pluraliste, comme la France prétend l’être, l’école peut dispenser un enseignement civique, un apprentissage des règles de la coexistence pacifique entre citoyens aux croyances différentes. Mais elle doit rester neutre, en principe, par rapport au contenu de ces croyances, qu’elles soient relatives aux idées de ce qu’est une vie bonne, ou qu’elles soient religieuses.
En effet, dans une démocratie de ce genre, on est censé prendre acte du « fait du pluralisme » moral. [6] On est supposé reconnaître qu’il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir comment chacun doit conduire sa propre vie du moment qu’il ne nuit pas aux autres. Faut-il être un épargnant raisonnable ou un flambeur ? Un aventurier des mers ou un chercheur qui passe sa vie en laboratoire ? Un hétérosexuel engagé dans un projet familial ou un échangiste bisexuel qui n’a aucune intention de se fixer ? Un lève-tôt qui essaie d’en faire le plus possible, ou un lève-tard qui essaie d’en faire le moins possible ? Toute tentative, par l’État, d’imposer l’une ou l’autre de ces conceptions de la vie bonne pourrait être perçue comme une forme de tyrannie.
Par conséquent, dans l’école démocratique, il est légitime d’instaurer une instruction civique, dont l’objectif est de nous apprendre le fonctionnement des institutions politiques et les règles du vivre ensemble. Mais il n’est pas légitime d’imposer une instruction morale, dont l’ambition serait de nous engager dans l’une ou l’autre de ces façons de vivre.
Il est vrai que cette position de neutralité éthique de l’État ne fait pas elle-même l’unanimité, même parmi les défenseurs du libéralisme politique. Pour certains philosophes, l’État doit se garder de toute tentation perfectionniste [7] c’est-à-dire qu’il doit éviter de chercher à promouvoir un certain idéal de la vie bonne, fût-il celui de l’autonomie personnelle. [8] Leur raisonnement part de l’idée qu’il peut y avoir un accord sur la vie juste (c’est-à-dire sur ce que doivent être des rapports équitables entre les citoyens) mais, au mieux, un désaccord raisonnable sur la vie bonne (c’est-à-dire sur le style de vie personnel, plus ou moins individualiste ou traditionaliste, plus ou moins orienté vers la carrière, le plaisir, le loisir, le confort matériel, la vie de famille ou de communauté, etc.) [9]
En faveur de cette idée, ils avancent trois ensembles de raisons : 1) sociologiques ou historiques : ces idéaux sont, de fait, trop divergents dans les sociétés modernes pluralistes ; 2) physiques et psychologiques : ce qu’est une vie bonne dépend de la constitution naturelle de chacun, et cette dernière est variable ; 3) conceptuelles : il existe des difficultés intellectuelles propres au débat sur ce sujet particulier qu’est l’éthique et c’est pourquoi nos idéaux de la vie bonne sont pluriels et appelés à le demeurer [10].
En donnant l’avantage à l’un de ces nombreux idéaux de la vie bonne, l’État mettrait en danger ce consensus à défaut duquel la stabilité politique de nos sociétés ne pourrait pas être garantie. [11]
D’autres philosophes estiment que le libéralisme politique est non seulement compatible avec une certaine forme de perfectionnisme, mais qu’il perdrait sa raison d’être s’il ne visait pas à promouvoir l’idéal de l’autonomie personnelle, ce qui est évidemment un programme perfectionniste. [12] Entrer dans ce débat complexe, dont l’enjeu est de savoir si le libéralisme politique et le perfectionnisme sont compatibles, m’entrainerait beaucoup trop loin. Mais je peux, au moins, exposer en quelques phrases ma propre position. Dans ses versions philosophiques les mieux construites, le perfectionnisme reste lié à une conception de type aristotélicien : il faut promouvoir les facultés qui expriment le mieux l’essence ou la nature de l’homme. [13] N’étant pas essentialiste, c’est un point de vue que je ne peux pas accepter. Et c’est donc d’un point de vue anti-perfectionniste, engagé envers la neutralité éthique de l’État, que je vais évaluer le retour de la morale à l’école.