In L’Expresso – le Café Pédagogique – le 20 décembre 2013 :
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L’un des maître-mots de notre société de la fin du XXè et du début du XXIè est celui de mobilité. Avec le numérique, dans le monde actuel, ce terme se trouve amplifié. Le numérique élargit le champ des mobilités possibles, surtout s’il est connecté. Portable, transportable, bref mobile, le mot prend une toute autre ampleur dès lors que l’on va être connecté. Car aujourd’hui une mobilité ne se sépare que difficilement de la possibilité de rester connecté, ce qui rend la mobilité bien plus supportable, surtout lorsqu’elle est géographique. Mais il nous faut repréciser de quoi on parle quand on parle de mobilité, terme qu’il faut d’ailleurs mettre plutôt au pluriel avant de l’employer au singulier.
Géographique, la plus courante; professionnelle; culturelle; sociale; etc… il y a de nombreuses mobilités. Or il se trouve que le numérique, par le fait qu’il permet d’adjoindre à l’humain des terminaux mobiles connectés va apporter son lot de modification à plusieurs de ces mobilités, au risque de les amplifier ou de les diminuer. Plus largement la dimension à laquelle est associée la mobilité c’est l’adaptation. La caractéristique des objets numériques est justement de changer, d’évoluer assez rapidement et donc de contraindre l’usager à faire un effort d’adaptation, s’il entend faire acte d’appropriation. C’est ce que l’on appelle la mobilité intellectuelle et culturelle. C’est cette mobilité qui fait que l’on peut, après un travail mental, cognitif, faire entrer dans notre espace de compréhension du monde les objets nouveaux avec ce qui les entoure, le contexte. Assimilation, accommodation aurait suggéré Jean Piaget… mais pas seulement. Construction, reconstruction de schèmes opératoires dirait Gérard Vergnaux. Les changements dans notre environnements, qu’ils soient ou non technologiques, interrogent notre capacité de mobilité.
Le monde scolaire, parce qu’il est très marqué par une forme stable, est en opposition, au moins partielle, à la mobilité. Bien au contraire, il a même en charge une sorte de stabilité que lui confère son rôle de lieu de "savoirs". La mobilité d’un élève se traduit d’abord par le passage d’une classe vers une classe supérieure puis par son orientation selon un système qui écarte les jeunes de la voie la plus classique. D’autres mobilités aussi existent en interne, comme celle de la circulation de salles en salles, ou encore l’utilisation des lieux de "vie scolaire". Les objets numériques, encore très encadrés dans leurs usages, s’immiscent de plus en plus dans ce quotidien, bousculant plusieurs éléments traditionnellement structurants. Les mobilités traditionnelles se modifient progressivement, quelques exemples l’illustrent.
L’arrivée des ENT et en particulier du cahier de texte numérique transforme progressivement la mobilité entre l’espace de classe et l’espace de vie personnelle à domicile. Ce qui était une rupture physique devient davantage une continuité numérique. Autour de cette évolution plusieurs comportements sont en train de changer, il faudra observer à l’avenir ce qui l’en advient. A l’intérieur de l’établissement, la mise en place de bornes wifi et de matériels mobiles (ordinateurs portables, parfois dans le cartable de l’élève) modifie progressivement les notions de lieux. Si des ressources numériques sont disponibles, le CDI (ou CCC), les permanences, les foyers des élèves ou mêmes les espace de récréation vont être investis par des usagers de ces machines. Que ce soit pour le travail scolaire, mais aussi d’autres activités plus personnelles, les notions d’intérieur et d’extérieur perdent petit à petit leur sens. Si on y ajoute le téléphone portable et surtout le smartphone, on s’aperçoit que la mobilité souvent liée à la séparation change de forme. Les liens relationnels, d’amitié par exemple, échappent ainsi aux ruptures qu’impliquent les déplacements physiques. A l’intérieur même de l’établissement la mobilité physique n’a plus le même sens, n’engage plus de la même façon.
Le monde scolaire est encore suffisamment cadré pour ne pas être modifié fondamentalement par les possibilités de mobilité suggérées par le numérique. Les enseignants, qui s’en sont déjà emparé pour eux mêmes, savent bien que les élèves "sortent" de la classe, dès lors qu’un écran connecté le leur permet. Certes le contrôle du temps et de l’espace physique se maintient, mais les écrans rendent bien plus mobiles, au moins virtuellement les élèves. Dès lors que ces évolutions liées à la mobilité connectée s’amplifient, on pressent, voire on observe, des changements de comportement, certains diront même de culture. L’arrivée de projets comme "les classes dites inversées" illustre bien les tentatives de prise en compte de cette nouvelle mobilité (ici celle des contenus d’enseignement). Mais on n’en est encore qu’au début des changements possibles. On commence à le voir dans les spécialités dans lesquelles les stages ou des alternances de toutes sortes sont en place que les possibilités d’extension offertes par le numérique facilitent la continuité d’enseignement. De la même manière et ce n’est pas nouveau (les premiers projets remontent au début des années 1990) pour les enfants "empêchés" d’aller dans l’établissement peuvent avec profit utiliser ces moyens numériques qui leur permettent d’éviter les effets d’une im-mobilité contrainte.
Le numérique, basé sur la mobilité connecté, est le terreau de changements potentiels importants. La plupart du temps se sont les jeunes eux-mêmes qui apportent les idées de mise en oeuvre (parfois même par contournement) au service de la continuité dont ils ont besoin. Dans certains cas, les enseignants voient dans ces outils d’accompagnement à la mobilité des moyens nouveaux d’aller vers plus d’efficacité pour les élèves. Cependant ce qui trouble les choses, ce sont les risques de confusion entre le personnel et le professionnel, le privé et le public. Les mobilités traditionnelles se traduisaient par des ruptures, des séparations. Avec le numérique, les nouvelles mobilités se traduisent par de la continuité. Ceux qui ont de la famille éloignée géographiquement ont tôt fait de repérer l’intérêt de la visioconférence sur ordinateur personnel. Dès lors il est évidemment intéressant d’envisager de l’intégrer dans des projets pédagogiques qui permettent d’enrichir et d’ouvrir l’espace classe au delà du temps et de l’espace défini.
Bruno Devauchelle