In Interro Ecrite – 11 février 2013 :
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Tout indique que la « crise des rythmes » scolaires n’est pas terminée. Et tout indique qu’elle n’était que la partie la plus immédiatement apparente d’un mal beaucoup plus profond.
Non seulement la protestation contre le décret sur les rythmes scolaires se poursuit à Paris mais elle touche désormais l’ensemble du territoire. En prévision de la grève nationale du mardi 12 février, circulent les annonces d’écoles fermées et de hauts pourcentages de grévistes.
« On ne fait pas deux fois de suite 80 % de grévistes », commentait, il y a quelques jours, un bon connaisseur du syndicalisme enseignant. Pourtant, l’épisode le plus récent, la manifestation parisienne du samedi 2 février n’a pas attesté d’un essoufflement.
Encouragés, les militants du « contre » sont partout à l’œuvre et trouvent un terrain favorable. « Une interprétation optimiste, écrivais-je dans mon premier billet sur cette affaire, voudrait que ce ne soit qu’un épisode un peu boiteux et non un signe annonciateur ». L’aiguille du sismographe tend plutôt à se stabiliser sur ce dernier terme. Ce qui s’annonce pour l’instant, dans un processus long et non dans un épisode anecdotique, est une radicalisation, qui commence à déborder le cadre des rythmes scolaires.
Le débat s’envenime, les esprits s’échauffent. Et un arc syndical s’est formé pour continuer à les échauffer et pour s’engager vers une épreuve de force. La principale organisation impliquée est le Snuipp-FSU, fort de sa majorité relative dans l’enseignement primaire, allié pour l’occasion avec FO, Sud et la CGT, qui contribuent à durcir le ton et les mots d’ordre.
Réalité paradoxale : le syndicat du primaire de la FSU, qui a fait du refus de l’immobilisme et de la proximité avec les chercheurs un élément de son identité est aujourd’hui le pivot d’une mobilisation anti-réforme.
Certes, la position officielle et nationale de ce syndicat n’est pas l’hostilité au projet de loi d’orientation : il dénonce dans le décret sur les rythmes « un bricolage », réclame que la concertation soit entièrement reprise sur ce sujet et que cette réforme soit reportée à 2014. Mais cette position marque une rupture cinglante avec l’actuel gouvernement : le ministre incarnant les « 60 000 postes », au moment même où il engage son action, est mis en difficulté par ceux-là mêmes censés en bénéficier. Les artisans de l’ex-RGPP, empêchés de poursuivre sur la voie du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite, doivent littéralement s’en torboyauter.
D’autant que le Rubicon franchi par le Snuipp avec son appel à la grève a donné le signal d’une ruée.
La rhétorique du refus
Du refus ponctuel d’un décret, certains passent au refus global de toute la démarche de « refondation » proposée par Vincent Peillon. Ça et là, des structures départementales entières du Snuipp basculent dans un discours d’opposition globale. Parallèlement, des syndicats SE-UNSA sont localement cosignataires d’appels en contradiction complète avec la ligne nationale de leur organisation.
Sans mystère et sans théorie du complot, il n’est d’ailleurs pas sorcier d’y voir la patte de l’extrême gauche, présente dans les différents appareils syndicaux du monde enseignant et lancée avec enthousiasme, comme c’était prévisible, dans la dénonciation de « la même politique » menée, selon elle, par François Hollande et Nicolas Sarkozy.
Ce qui compte le plus, cependant, n’est pas que tel ou tel appareil soit pris en main ou influencé par tel ou tel courant radical. Cela relève d’une banalité totale et qui n’a d’ailleurs pas que des aspects négatifs : l’investissement de militants d’extrême gauche dans l’action syndicale est aussi leur façon de s’insérer dans le jeu démocratique.
En revanche, l’essentiel dans le processus en cours est de l’ordre du discours, de l’action sur les consciences et de la création d’une ambiance idéologique : c’est la fabrication d’une rhétorique du refus et la façon dont ses concepts, ses « éléments de langage » s’imposent sur le terrain, dans l’opinion des enseignants.
Exemple de concept ravageur : de 1998 à 2002, l’expression « lycée light » avait tué tout espoir de réaménagement des programmes et des horaires des lycéens. Aujourd’hui, certains s’activent au martelage d’un discours de déconsidération et de refus global de la « réforme Peillon ». Ce martelage est une fin en soi : il a justement pour but de banaliser, de rendre socialement acceptable un rejet qui, à l’extérieur du milieu enseignant, reste aujourd’hui de l’ordre de l’incompréhensible.
Des mots clés comme « abrogation » – apparu sur la banderole de tête de la manifestation parisienne du 2 février – permettent de parcourir une partie du chemin. Si la crise s’accentue, il faudra, par exemple, guetter les premières occurrences de « coordination », mot fétiche de la gauche radicale. Autre mot clé et grosse ficelle à prévoir : « répression ». Que, d’aventure, des militants occupant un local municipal soient évacués par la police et le mot serait annexé au vocabulaire de la crise des rythmes.
Une fois lancé, ce type de processus peut aller très vite.
Lisez par exemple ce billet de blog paru sur la plate-forme de Médiapart : l’interview d’une directrice d’école parisienne qui, à la différence des « dindons », se présente à découvert. Un élégant exemple de glissement de la critique à l’hypercritique puis à la perte de toute mesure. L’ennemi y est clairement la refondation, désignée comme « une entourloupe », et le décret Peillon est « la violence de trop » s’exerçant contre les enseignants et les enfants. Le tout sans oublier la relance d’une rumeur qui plaît beaucoup et n’en est pas moins fausse – « savez-vous que les enseignants sont payés sur 10 mois et non sur 12 » ? – ni le couplet discrètement réac sur le fait que les enfants doivent savoir nager, se servir d’un ordinateur ou apprendre la sécurité routière au détriment des «fondements »…
A la faveur de la tension actuelle, on observe aussi que le mot « privatisation » refleurit : certains prédicateurs de la gauchosphère assurent que le but stratégique de Vincent Peillon, poursuivant en cela l’œuvre entreprise par ses prédécesseurs, est ni plus ni moins que la privatisation de l’Education nationale.
Les « tea party » de l’éducation
Ce discours façon « tea party » de gauche n’est pas en soi une nouveauté. Il est présent à l’état latent dans le débat sur l’éducation : ainsi en 2008, sous le ministère Darcos, la réduction (réelle) de la scolarisation à deux ans avait amené, sur les tracts des « nuits des écoles » (tiens, cela aussi est déjà de retour) à dénoncer le (faux) projet gouvernemental de « suppression de l’école maternelle ».
D’autres légendes resurgissent : revoici, sur un forum d’enseignants, la manipulatoire citation d’un article d’une revue publiée par l’OCDE en 1996 et prêtant (faussement) à cette organisation internationale le projet de faire baisser la qualité des services publics.
Sur Twitter, une enseignante du secondaire ressort une autre rumeur de ces dernières années, celle du « bac local », projet – évidemment faux lui aussi – désormais attribué à Vincent Peillon. Succès assuré dans d’éventuelles AG de lycéens : « ils » veulent faire un bac spécial Seine St-Denis ! Pour que ce type de rumeur recommence à circuler, il faut que deux conditions soient réunies : des personnes assez cyniques pour choisir de la relancer et un public désireux d’y croire.
A ces micro-signes qui s’accumulent et vont tous dans le même sens font écho des messages plus classiques, dont font partie les appels syndicaux ou intersyndicaux à la grève et aux manifestations. Je vais en citer ici deux. Non pour leur importance mais en raison de leur charge rhétorique exemplaire.
Le premier est un appel intersyndical diffusé dans un arrondissement parisien pour la manifestation du 2 février. Le deuxième un appel intersyndical départemental lancé dans le département de l’Aude pour la grève du 12.
Commençons par le texte parisien, signé par le Snuipp-FSU, FO, Sud-Education, la CGT (Educ’action) mais aussi, au moins dans l’arrondissement où il a été diffusé, par le SE-UNSA. Intitulé « Réforme des rythmes scolaires : c’est non ! », c’est un habile mélange de revendications et d’angles critiques « réalistes » avec des thèmes qui laissent pressentir une contestation sans fin.
Il s’indigne notamment que l’article 40 du projet de loi d’orientation « propose d’en appeler à des associations, des fondations ou encore des bénévoles, pour assurer le périscolaire ». Le rédacteur syndical ne prend même pas la précaution de rappeler l’apport des associations et mouvements d’éducation populaire qui interviennent déjà massivement dans le périscolaire. Son but est de frapper l’imagination et, pour cela, toute intervention du privé doit être une « privatisation ».
Qu’importe que la Fondation de France, par exemple, soit impliquée dans l’appui à une quantité de projets d’intérêt public. Possibilité parmi d’autres, ce genre de financement est présenté de façon à suggérer que le grand méchant capital privé va se substituer au budget de l’éducation. Inusable technique d’agitation aujourd’hui réactivée…
Autre phrase prometteuse d’arguties sans fin :
« Le service public d’Education est un service public national dont la mission doit rester totalement indépendante des mairies. »
Les auteurs savent bien que, même si l’école primaire en France est historiquement l’école « communale », ce ne sont pas les mairies qui définissent les « missions » de l’Education nationale. Ni aujourd’hui, ni demain. Ils le savent mais leur priorité est d’empoisonner toute perspective de développement des coopérations englobant parents, associations et collectivités territoriales dans un effort commun sous la responsabilité de l’Education nationale.
Oublié, l’Appel de Bobigny ?
Qu’importe si, en France, les collectivités territoriales assument déjà 25 % de la dépense globale d’éducation. Qu’importe si, dans le cas très spécial de Paris, la municipalité intervient directement sur 3 heures 30 du temps scolaire hebdomadaire avec le système des PVP (professeurs de la ville de Paris) et si les mêmes syndicats s’insurgeraient contre la moindre menace sur ce particularisme. Qu’importe si cela n’aboutit en rien à une « municipalisation » du primaire parisien qui reste du ressort de l’Education nationale. Qu’importe si les projets impliquant les collectivités territoriales ne portent que sur le périscolaire. Si la décentralisation, grande réforme de gauche, a permis des avancées historiques, si les différents échelons territoriaux sont autant de leviers d’action et de financements possibles en faveur de l’éducation…
L’important est de dire non. D’installer dans les esprits, contre tout pragmatisme, que l’Education nationale est l’affaire exclusive de l’Etat central… à condition que les décisions de celui-ci soient approuvées par le corps enseignant, représenté par ses syndicats.
Oublié l’Appel de Bobigny, pourtant signé par le Snipp-FSU et par le SE-UNSA ! Oubliée cette longue et patiente démarche, lancée en mars 2009, de recherche du « point ultime d’avancée commune de tous les acteurs de l’éducation », qui proposait notamment « la reconnaissance nationale par la loi des projets éducatifs locaux » et « de territoire ».
Toute implication des collectivités appelle des architectures institutionnelles et des équilibres un peu compliqués où l’Education nationale, sans abandonner sa prééminence, doit évidemment consentir à certains compromis. Le fait de lancer un « bas-les-pattes ! » général compromet l’élaboration de ce type d’équilibre, d’avance condamné sous le vocable de « territorialisation »…
« L’école des territoires, on n’en veut pas », scandaient les manifestants de Sud-Education le 2 février à Paris.
Ce dernier thème permet aussi un branchement très efficace avec celui de l’inégalité des moyens entre territoires riches et pauvres : un vrai problème, réclamant la mise en place d’un système de péréquation (Meirieu en avait proposé un en 1999 dans le cadre de « l’Ecole du XXIème siècle » mais s’était fait retoquer). Mais de la sorte, la fin des inégalités pourra toujours être commodément présentée comme un préalable indispensable à toute action.
Dans l’argumentaire anti-Peillon, l’idée que l’intervention des collectivités territoriales sur le périscolaire va nécessairement « aggraver les inégalités » est passée. Le manifestant de base la possède déjà et n’en démordra pas car quelle posture pourrait être plus généreuse que celle consistant à s’insurger contre les inégalités ? Surtout lorsque l’on fait soi-même partie d’une commune favorisée…
La bataille est à peine entamée que le slogan a déjà gagné. Car le slogan permet de dire non. Le contre-slogan, voulant expliquer qu’une mission nationale d’éducation définit un cahier des charges dont la mise en œuvre présentera forcément quelques différences selon les territoires concernés est trop compliqué.
« Abandon immédiat et définitif »
Le slogan a déjà gagné aussi dans un autre texte. C’est cette fois un appel intersyndical départemental, dans l’Aude, pour la grève du mardi 12 février. Ses signataires sont FO, le Snuipp, Sud-Education et la CGT-Éduc’action. Outre l’argumentaire habituel contre le décret sur les rythmes, beaucoup de points communs avec le texte parisien. Contestation de tout projet éducatif territorial, dont la mise en œuvre, est-il écrit, pourrait « même déterminer une partie de nos obligations de service ». Le projet de loi de refondation est directement visé par l’appel à la grève, sur le même thème : il « porte en germe la territorialisation du service public d’éducation ».
Variante budgétaire osée, faisant désormais partie de l’argumentaire protestataire : « la programmation budgétaire prévue pour les 5 ans à venir apparaît bien insuffisante », écrivent les auteurs de l’appel pour qui, visiblement, le manque d’argent public relève exclusivement de la pure mythologie libérale-patronale. On peut noter aussi, dans la longue liste des motifs de grève, la revendication d’une « réduction du temps de service ».
Mais l’essentiel est dans le titre : « Appel contre le projet de loi PEILLON et le décret concernant les rythmes scolaires ». Ainsi que dans la conclusion : « En l’état, nous nous prononçons pour l’abandon immédiat et définitif du projet de loi PEILLON et du décret sur les rythmes scolaires, qui en est la première déclinaison. »
Juste avant cette dernière phrase, les signataires réaffirment « qu’une réforme touchant à l’École ne peut se faire contre les enseignants ni sans eux ». Sur ce point, ils n’ont pas tort. Et c’est même tout le problème : s’il doit y avoir identification durable entre « les enseignants » et les auteurs de ce type d’appels alors… il faut sérieusement envisager qu’aucune réforme, en effet, ne soit possible.
La machine infernale du « non à tout » est bel et bien lancée. Il y a seulement une semaine, j’aurais laissé un point d’interrogation. Il y a seulement quelques heures, je n’aurais pas imaginé qu’elle ait déjà accompli autant de chemin et gagné autant de complaisances parfois surprenantes, comme si le seul moyen d’être épargné était de se draper préventivement de « résistance » en surjouant l’indignation contre « Peillon ».
Jusqu’où ira-t-elle ?
Mystère. L’emballement actuel sera peut-être un faux départ. Tout peut encore se calmer, mais ce qui s’est déjà passé donne une vertigineuse petite idée du problème. La machine à dire non existe, elle a du carburant et beaucoup de candidats pilotes qui, toujours pour des motifs contradictoires, voudraient bien rejouer avec Vincent Peillon la contestation du ministre Claude Allègre. La différence des personnalités est largement à l’avantage de l’actuel ministre mais l’exaspération qui travaille le corps enseignant et dont l’affaire imprévue des rythmes est un indicateur joue dans le sens des promoteurs de dynamiques définitivement paralysantes.
Luc Cédelle