In Cairn.info – 21 mai 2013 :
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Après s’être engagée, non sans quelque lenteur, vers une démarche d’intégration des sujets handicapés dans les différents domaines de la vie sociale, la France se trouve confrontée à un mouvement assez nouveau, qui prolonge le précédent en lui donnant un sens plus large et plus dynamique : le processus d’inclusion, émanation du concept anglais d’inclusive education. Si les politiques publiques d’éducation s’accordent en apparence sur l’intérêt du passage d’un système d’éducation intégrative à un système inclusif, suivant en cela les recommandations internationales, comment la Nation se met-elle en position pour le concrétiser et se placer au diapason des pays voisins ? Quels sont les freins qu’elle doit dépasser pour y parvenir ?
Si la démarche d’intégration s’est réalisée avec une certaine prudence dans notre pays, c’est, entre autres, parce que l’héritage d’un passé prestigieux, fait d’un accueil et d’une prise en charge volontaristes des jeunes reconnus handicapés dans des établissements spécialisés est resté très prégnant. Cité bien souvent comme modèle dans les pays voisins, ce type d’accueil et d’encadrement a nourri une forme de nostalgie chez les différents acteurs éducatifs et médico-sociaux qui ne comprenaient pas toujours les raisons pour lesquelles il était préférable de placer les enfants et adolescents « handicapés », donc « diminués », dans les situations inconfortables de la vie quotidienne, alors qu’ils bénéficiaient d’un cadre sécurisant, de soins adaptés et de personnels spécialisés permanents leur assurant les meilleures conditions de développement. Changer de paradigme n’est pas chose aisée quand on est persuadé de quitter un milieu protecteur pour aller vers un milieu plus hostile, même si des écrits et déclarations venant de tous horizons plaident pour une transformation radicale de la pensée et des comportements.
Des textes législatifs et réglementaires sont utiles mais ne suffisent pas à modifier les représentations et les attitudes. Il serait illusoire et un peu naïf de la part des concepteurs et des dirigeants d’imaginer qu’il suffit de publier des recommandations généreuses et séduisantes pour qu’elles recueillent l’adhésion et soient appliquées. L’évolution de la pensée demande la poursuite d’une réflexion étayée par une action. En France, si l’intégration des jeunes en situation de handicap a connu un certain essor vers les années 1980, il faut bien admettre en le regrettant que les orientations qui l’avaient impulsée ont été quelque peu obérées par un mouvement plus large relatif à la prise en compte des publics dits « difficiles », notamment dans le cadre d’une politique d’éducation prioritaire. Une politique d’inspiration plus sociale a laissé sur le bord du chemin les situations singulières que représentaient les jeunes en situation de handicap. Certes, périodiquement, des textes rappelaient l’intérêt de la démarche d’intégration, mais un manque d’accompagnement volontariste de la part des décideurs et des acteurs les a maintenus dans le registre de l’incantation.
Précisément, la dimension sociale du handicap, héritière de la classification de Wood, n’a pas été saisie et une confusion a été maintenue dans les esprits, entretenue par les commissions d’éducation spéciale qui continuent d’orienter les jeunes selon les critères traditionnels. Inutile d’ajouter que la référence aux besoins éducatifs particuliers n’a pas encore pénétré les esprits, d’autant qu’il s’agit d’une notion encore floue et mal stabilisée, qui connaît des déclinaisons différentes selon les pays et qui peine à faire le lien entre la grande difficulté et la situation de handicap. Un tel appui s’avère pourtant pertinent car il permet de corriger les limites et les dérives de la démarche d’intégration.
Les limites se traduisent par une focalisation de l’intervention sur l’individu afin de faciliter son adaptation à l’environnement. C’est donc le sujet qui est sollicité, et implicitement considéré comme porteur, voire responsable, de son handicap. C’est à lui qu’il est demandé de faire le nécessaire pour occuper sa place parmi les autres : à l’école par exemple, c’est à lui qu’il est demandé de réussir dans les apprentissages tels qu’ils sont dispensés à ses pairs. L’école n’est pas mise en cause ni interpellée dans son fonctionnement.
Les dérives affectent le rapport « ordinaire/spécialisé » pour ce qui concerne le contexte comme pour ce qui traite des personnels. Au motif que l’intégration est l’affaire de tous et en tous lieux, une conception restrictive et simpliste de la démarche intégrative laisse entendre que le milieu ordinaire doit rester ordinaire et que, par exemple à l’école, tous les enseignants sont en mesure d’accueillir les élèves en situation de handicap, pourvu que ceux-ci soient aptes à suivre les enseignements scolaires. En conséquence, il n’y aurait plus lieu de former des personnels spécialisés et, par ailleurs, les élèves handicapés qui ne sauraient s’engager dans les apprentissages scolaires ne pourraient pas être accueillis dans les établissements ordinaires. Ils seraient donc relégués dans les établissements spécialisés. L’intégration crée une confusion dans les fonctions et porte en elle, de manière consubstantielle, l’exclusion.
La démarche d’inclusion tente de corriger ces travers. Centrée sur l’analyse des potentialités et des besoins des sujets en situation de handicap, elle vise l’adaptation de l’environnement et la participation des différents acteurs pour que tout sujet, quel que soit son handicap, ait tout naturellement sa place parmi ses pairs, dans tous les lieux de la vie sociale ou privée. Dans le système éducatif, il s’agit de créer les conditions d’accueil de tous les jeunes dans les écoles ou établissements les plus proches de leur lieu de vie. La France vient de se doter d’une loi votée très récemment (11 février 2005) et intitulée « Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». La problématique de ce texte législatif s’inscrit en grande partie dans la démarche d’inclusion et doit permettre à chaque sujet porteur d’un handicap de trouver sa place ainsi que d’exercer ses droits dans un environnement qui lui sera ouvert moyennant les adaptations nécessaires. Par ailleurs, la formation des enseignants spécialisés a été rénovée dans cet esprit. Ouverte aux professeurs du premier comme du second degré, elle a pour mission de les préparer à dispenser un enseignement adapté, en partenariat avec les différents professionnels concernés et en tenant compte des éléments du contexte familial, culturel et social.
C’est donc moins d’inclusion que de scolarisation qu’il s’agit. Et, pour ce faire, certains évoquent la nécessité de moyens supplémentaires importants. Certes, on peut toujours souhaiter davantage de ressources financières, matérielles ou humaines. Mais en réalité cette question sert trop souvent d’argument pour masquer le refus de l’accueil des jeunes dans un milieu naturel de vie, et de prétexte pour ne pas s’engager nonobstant une bonne volonté affichée. Les moyens existent, ils se situent dans la conscience des hommes, et la démarche d’inclusion appelle une véritable révolution des consciences qui passe par le traitement de l’état de véritable schizophrénie dans laquelle se trouve notre société : une dualité acceptée, parfois cultivée, faite d’une part d’un discours humaniste, généreux, solidaire et fraternel, et d’autre part de comportements individualistes et égoïstes jusqu’à la veulerie. Le choix d’une politique inclusive ne peut s’opérer par la seule force d’une loi, il relève d’une nécessité morale qui soulève des questions d’ordre éthique, politique et social. La mutation que doivent effectuer les acteurs de l’école nécessite leur mobilisation sur ces questions de société et fait appel à l’imagination que leur suggère la loi.
Bernard Gossot
Inspecteur général de l’Éducation nationale