In La Ferté sous Jouarre.fr :
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En me levant au milieu de vous, chers concitoyens, ma première pensée est pour nos morts. Elle est pour ceux qui nous ont permis, par le sacrifice de leur existence, de nous rassembler librement aujourd’hui, ici, dans le département de Seine-et-Marne, non loin de ce Paris, qui doit rester, quoi qu’on dise et quoi qu’on trame contre lui, l’initiateur de la France et la capitale intellectuelle du monde. (Approbation générale. Applaudissements.)
Oui, ces réunions sont bonnes, je dis plus, elles sont nécessaires. Elles sont nécessaires à plusieurs points de vue : d’abord pour rapprocher les deux fractions de la société française que la Révolution de 89 avait associées et réunies et que les trois monarchies successives, épaves du vieux monde, se sont ingérniées, depuis trois quarts de siècle, à diviser, à séparer, à jeter les unes sur les autres les armes à la main. En second lieu, ces réunions ne sauraient être trop multipliées, surtout au. coeur des campagnes ; car on ne saurait trop souvent visiter face à face celui qui vit sur le sol, qui le féconde de ses sueurs, qui manque de moyens d’information avec la ville qu’on, lui représente comme un foyer de sédition, d’anarchie, cherçhant ainsi, par la division de classes semblables, par la division d’intérêts conciliables, à créer un antagonisme qui, est le fondement même du despotisme.
Oui, il faut que ces réunions se multiplient, et, à travers les amertumes du présent, si j’ai une joie, une espérance et une consolation, c’est de voir qu’au mépris de toutes les entraves, de tous les obstacles, il y a aujourd’hui, dans tous les départements français, des assemblées pareilles où l’on est persuadé que c’est par la rencontre, par la fréquentation, par la conversation, que ces deux frères, le paysan et l’ouvrier, l’homme de ville et l’homme de campagne, doivent être réunis et associés par leur frère aîné, celui qui appartient à la bourgeoisie et qui, grâce à une fortune antérieure ou à des sacrifices immédiats, a obtenu une éducation qui doit en faire à la fois un initiateur et un guide. (Applaudissements prolongés.)
Eh bien, au 14 juillet 89, cette unité morale, sociale et politique existait en France. Elle était le fruit d’intérêts reconnus égaux et qu’il s’agissait de faire triompher, et elle se fit jour à cette date, pour la première et pour la plus décisive fois, dans ce glorieux Paris, initiateur du mouvement contre Versailles, qui réclamait, avec ses franchises municipales, des libertés politiques pour tout le pays, une Constitution nationale et l’expulsion des hordes étrangères.
Paris alors était groupé, entendez-le bien ; Paris formait comme un faisceau où le bourgeois, l’ouvrier, le peuple, tout le peuple, ce que l’on appelait le Tiers, concouraient sans division, avec une unité d’action admirable, à l’oeuvre nationale de la Révolution française, car vous n’avez qu’à compter ceux qui se battirent à la Bastille et ceux qui les mènent dans ce grand jour, vous les trouvez tous réunis, depuis le penseur, le publiciste, l’ouvrier, le garde-française, l’électeur, le marchand jusqu’au simple, tâcheron !
Ils y sont tous, tous représentent l’unité française réclamant ses droits, non pas seulement pour renverser une Bastille de pierres, mais pour détruire la véritable Bastille : le moyen âge, le despotisme, l’oligarchie, la royauté ! (Salve d’applaudissements. — Acclamations !)
Mais il faut voir aussi comment fut accueilli, par l’univers, ce grand fait de la prise de la Bastille. Partout où il y eut des cœurs généreux, coulèrent des larmes de joie en apprenant que la Bastille avait été prise, et que c’était le peuple de Paris qui venait de détruire cette forteresse de la tyrannie, ce sombre et menaçant symbole de l’oppression morale et matérielle des Français, c’était partout l’allégresse ; on s’embrassait dans les rues de Saint-Pétersbourg ; en Allemagne, il n’était pas un écrivain, pas un philosophe qui ne poussât un cri de joie et de satisfaction ; en Italie, c’était un ravissement ; de même en Suède, en Norvège, en Angleterre, et jusqu’au fond de la catholique Espagne, les hommes s’abandonnent aux mêmes palpitations, aux mêmes effusions de bonheur, à cette grande nouvelle : la Bastille est tombée.
Pourquoi donc cet amas de pierres disjointes causait-il tant de joie ? C’est que l’on sentait que le vieux monde était fini et que la chute de la Bastille annonçait un monde nouveau, le monde de la justice, du droit et de la dignité individuelle; c’est parce que le monde civil et la volonté laïque apparaissaient à tous et faisaient pour la première fois leur entrée définitive. (Bravo ! bravo ! — Applaudissements prolongés.)
Et voilà comment les faits s’enchaînent, l’un entraînant l’autre ! Il est bien certain, en effet, que le 10 Août, que le 22 Septembre, que les journées les plus décisives de la Révolution française sont contenues, sont impliquées dans ce premier fait qui les enveloppe : le 14 juillet 1789. Et voilà pourquoi aussi c’est la vraie date révolutionnaire, celle qui a fait tressaillir la France ; celle qui l’a fait lever jusque dans la dernière de ses communes ; celle qui a fait surgir, comme par un coup de baguette magique, un citoyen dans le dernier des serfs, dans le plus humble, dans le plus infime des travailleurs. C’est pourquoi le 14 juillet n’est pas une date monarchique, et vous voyez qu’on ne la revendique pas de ce côté, quoique ce grand fait ait eu lieu sous la monarchie ; on comprend que ce jour-là notre nouveau Testament nous a été donné, et que tout doit en découler. (Oui! Oui ! — Applaudissements.)
A ce moment, le bruit causé par une pluie torrentielle couvre la voix de l’orateur. Le temps ne nous permettant pas de poursuivre, nous allons attendre qu’il devienne un peu plus clément. Pour vous rassurer, je vous dirai que ce temps est traditionnel, malheureusement (on rit), et qu’à tous les anniversaires du 14 Juillet il a toujours plu. Ainsi, le jour où eut lieu la grande Fédération, la pluie tomba toute la journée, ce qui n’empêcha pas Paris tout entier, hommes, femmes, enfants, de toutes classes et de toutes conditions, de rester impassibles sous les injures du ciel, parce que, en ce jour, il s’agissait de prêter serment à la République. (Bravo ! — Vive la République ! Vive Gambetta !)
Il faut que nos réunions ne sortent jamais du calme et de la modération, qui sont le véritable attribut de notre parti, car, seul, au milieu dés provocations, des violences et des outrages dont on l’accable, il reste impassible sous cette bordée d’injures, résolu qu’il est à ne pas abandonner ce sang-froid qui est la caractéristique de sa force. Eh bien, réunissons-nous toujours sans perdre de vue cette pensée, restons-y fidèles, et s’il y a des contradicteurs, — et il doit y en avoir, il n’est pas possible qu’il ne s’en présente pas, — qu’ils indiquent les points obscurs, discutables de mes paroles, qu’ils m’arrêtent pour me demander des explications, des éclaircissements, et j’estime qu’il est de mon devoir strict d’y répondre. (Très-bien ! très-bien ! — Applaudissements.)
La République n’est donc pas pour nous seulement une question d’origine, de sentiment, de tradition, elle est une nécessité intellectuelle, elle s’impose à nous par les besoins même de l’esprit. Nous ne pouvons pas comprendre l’ordre, l’équilibre entre les divers intérêts de la nation, la paix sociale, cette nécessaire et auguste paix après laquelle la France soupire, et que j’appellerai la paix républicaine, pour me servir d’une expression aussi majestueuse que la paix romaine, nous ne pouvons pas comprendre ces choses et l’avènement définitif de ces éléments essentiels de sécurité, de prospérité matérielle, de réparation morale, de restauration, de grandeur de la patrie sans la République. (Adhésion marquée.)
Mais, messieurs, quand on aura payé cette rançon, notre situation sera, sans doute, allégée, mais oh n’aura pas refait la Patrie…(Sensation profonde. — Interruption), et c’est ici qu’il nous faut prendre la résolution ferme de poursuivre cette restauration dans son intégrité, en commençant d’abord par nous refaire nous-même. (Nouvelle sensation.)
Pour cela, il y a trois moyens qu’il faut que la République nous donne, car autrement elle ne serait qu’un mensonge. D’abord, une éducation véritablement nationale, c’est-à-dire une éducation imposée à tous. (Bravos unanimes.)
Donc, l’éducation laïque, — laïque, je le répète, — c’est- à-dire une éducation faite pour des hommes qui veulent agir et se conduire en hommes qui vivent, pensent, commercent, travaillent, luttent, combattent et s’entendent dans le domaine des réalités, c’est-à-dire dans le contact de l’homme en face de l’homme, en excluant tout ce qui n’est pas la réalité même des choses, c’est-à-dire la vie sociale.
Donc, en première ligne de toutes les réformes, une éducation nationale pour tous ! mais, entendons-nous bien, il nous faut non pas seulement cette éducation qu’on appelle primaire, que je veux et que je réclame aussi; mais, pensez-y, ayez assez le respect de cette intelligence que vous allez pénétrer pour la première fois pour lui donner des vérités et non des erreurs, pour lui donner un bagage, non pas complet, non pas définitif, mais un bagage où il y ait l’essentiel au point de vue de la patrie surtout, l’essentiel au point de vue de la famille, l’essentiel au point de vue des droits, et aussi l’essentiel au point de vue des devoirs politiques.
Car, messieurs, le devoir, c’est la face retournée du droit ; je ne sépare pas le droit du devoir, et je ne sais pas ce que c’est qu’une nation à laquelle on n’apprendrait que des droits sans devoirs. Les droits et les devoirs associés entre eux m’apparaissent comme une médaille avec sa face et son revers.
Le corrélatif du droit, c’est le respect du droit d’autrui, c’est- à-dire le devoir. Cette éducation nationale, il sera nécessaire de l’organiser dans l’esprit que je viens d’indiquer, non pas seulement au premier, mais au deuxième et au troisième degré, car il faut bien comprendre qu’il n’y a qu’une maîtresse dans le monde, qu’une reine, qu’une souveraine, digne véritablement de nos soumissions, de nos zèles, de notre souci et de nos recherches : c’est la science ! (Mouvement prolongé—Applaudissements.)
Après avoir fait franchir ce premier degré à l’homme, celui de l’éducation, et quand vous l’aurez ainsi préparé à prendre sa place dans la société, alors, croyez-le bien, il n’aura pas seulement l’intelligence de ses propres droits, mais il connaîtra ceux de ses adversaires, il pourra les discuter et les débattre ; et, de ces discussions, de ces débats, il résultera des habitudes, des moeurs nouvelles. Nous acquerrons alors la notion du respect des contrats parmi les hommes, et la loi nous apparaîtra, non plus comme un instrument livré aux mains de quelques-uns pour favoriser leur domination sur les autres, mais comme la manifestation écrite, comme la résultante des contrats individuels. (Vive approbation. — Applaudissements.)
Puis il faudra armer cet homme, ce citoyen libre et contractant librement avec ses concitoyens.il faudra faire passer tout le monde sous le joug salutaire de la discipline de la nation armée, car il n’y a pas, il ne saurait y avoir de véritable citoyen, s’il n’est capable, sauf les cas d’infirmité physique, parfaitement et légitimement constatés, de donner non pas seulement son sang, mais en même temps son intelligence pour la défense de la patrie. (Bravo ! bravo ! — Applaudissements.)
A ces deux moyens, il sera, nécessaire d’en joindre un troisième qui sera, dans l’État, l’application rigoureuse de la souveraineté nationale, de telle sorte qu’il soit bien entendu qu’on en a fini; soit avec les privilèges, soit avec les usurpations d’un jour, soit avec les tentatives de conspiration. (Oui! oui! — Très-bien!)
Je ne veux pas m’expliquer davantage, mais il faut que la souveraineté nationale soit seule maîtresse. (Nouvelles marques d’approbation.)
Cette souveraineté a le suffrage universel pour moyen d’expression. Ce suffrage universel doit vous commander l’intelligence, l’entente, l’union, la discipline. Il doit aussi vous faire condamner la violence, parce que tant que le suffrage universel est intact, nul n’a le droit de faire appel à la violence ni à la sédition, car celui-là voudrait avoir raison contre tous, et il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de souveraineté individuelle et particulière contre la souveraineté de la nation.
Que cette souveraineté soit réelle, c’est-à-dire qu’elle fasse sentir son action partout, dans la commune, dans le département, dans l’État ; qu’elle ait des délégués sortant d’elle, des fonctionnaires, des mandataires responsables dont le changement, la mobilité, le caractère transitoire soient la garantie même de la fixité et de la permanence de la volonté de la nation.
C’est, messieurs, redisons-le avant de nous séparer, c’est la Révolution française qui a fait la propriété individuelle, c’est elle qui l’a débarrassée de toutes ses entraves, de tous les privilèges, de la conquête, de tous les vestiges de la féodalité. Depuis le pigeonnier jusqu’au four banal, depuis l’étang, le marais et le bois jusqu’au sillon, c’est la Révolution qui a tout émancipé ; c’est elle qui a créé non pas seulement des propriétaires, mais la propriété elle-même, au sens juridique et profond de cette expression.