Comment mesurer les discriminations? C’est la question posée par Yazid Sabeg, qui a chargé un comité d’y répondre. Reste que le critère, défendu par le commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, du sentiment « d’appartenance à une communauté » ne fait pas l’unanimité. Nombreux sont ceux qui craignent que cela ne renforce les clivages communautaires. Le sociodémographe Patrick Simon analyse les enjeux du débat.
Pourquoi la proposition de Yasid Sabeg de mesurer la diversité déclenche-t-elle un débat aussi vif?
Tout le monde est globalement d’accord pour utiliser les statistiques afin de mesurer les inégalités. Le problème reste de savoir ce que l’on se propose de mesurer. C’est sur ce point qu’il y a polémique. On considère généralement, en France, que les catégories ethniques sont insupportables, et qu’il est hors de question de leur donner une réalité. Cette stratégie a des qualités, mais n’a pas permis d’éradiquer, dans la population, la perception des différences réelles ou supposées, ni leur utilisation dans les représentations stéréotypées. Les pays comme les états-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Afrique du Sud, qui utilisent des catégories ethniques, raciales ou les deux, considèrent que la société est organisée en partie autour de ces caractéristiques. en France, en revanche, ces catégories ni figurent ni dans les recensements ni dans les grandes enquêtes de statistiques sociales. Mais l’origine des parents n’y figure pas non plus.
L’hypothèse centrale du caractère indivisible du corps de la République est qu’il faut rendre invisible certaines distinctions. Le débat consiste donc à déterminer si notre société doit continuer à être décrite sans tenir compte des origines culturelles ou ethniques de la population. Pour contourner la difficulté, les chercheurs ont recours dans quelques rares enquêtes au pays de naissance et à la nationalité des parents. Ces données sont stables dans le temps, et ne dépendent pas trop de l’appréciation ou du ressenti des personnes concernées. Et aujourd’hui on pourrait trouver un compromis avec la généralisation de ces deux critères.
La Constitution assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Cela n’interdit-t-il pas d’emblée l’usage de statistiques ethniques?
Je crois qu’il existe un malentendu à ce propos. La Constitution ne présuppose pas que nous ne devions pas utiliser dans nos travaux des catégories telles que l’origine ou la religion. ll n’implique pas non plus que les statistiques doivent être muettes sur la façon dont les politiques sociales sont menées. Les catégories de la connaissance et de l’évaluation ne sont pas nécessairement celles de l’action. Le réel problème est que les textes juridiques ne définissent pas l’ethnicité ou la race. En 2007, j’ai réalisé un rapport pour le Conseil de l’Europe sur la collecte et la protection des données ethniques dans les 42 pays relavant du Conseil: 24 d’entre eux collectent des données sur les origines ethniques, et aucun ne définit ce qu’est l’ethnicité. On trouve seulement des définitions légales des minorités nationales. Le problème est encore plus aigu pour la « race ».
En 2008, l’INSEE et l’INED ont mené une enquête « Trajectoires et origines », afin de comprendre l’impact des origines sur les conditions de vie et les trajectoires sociales des individus. Nous avions prévu de poser deux questions sur la couleur de la peau, mais cela a créée une polémique, certains responsables publics estimant que c’était ouvrir la porte au comptage ethnique. Finalement, nous avons supprimé ces questions, mais la suivante reste posée: la couleur de la peau renvoie-t-elle à la race, selon la Constitution?
Si le concept de rare n’a pas de signification, ce que je suis prêt à suivre, la réponse est nécessairement négative. Il s’agit alors d’une simple caractéristique physique qui ne tombe pas sous le coup de l’article 1er de la Constitution. Dans le cas contraire, le Conseil constitutionnel devrait définir ce qu’est la race. Ce qu’il serait bien avisé de ne pas faire. Dès que l’on commence à vouloir clarifier les concepts, cela devient explosif, car nos débats sont fondés sur un implicite partagé. Nous prétendons savoir de quoi il est question quand nous parlons d’origine ethnique ou de race mais, en fait, nous n’en savons rien.
Justement, le terme « diversité » n’est-il pas un euphémisme hypocrite pour parler de la couleur de la peau, de l’origine géographique ou encore de la nationalité?
On peut effectivement reprocher à ce terme son caractère flou et indéfini. Mais dans le contexte français, focalisé depuis plus d’un siècle sur la réduction des différences et l’intégration des populations, il offre l’avantage d’éviter d’avoir à qualifier de quoi est faite cette diversité. Cette notion permet d’aborder des thèmes difficiles à traiter sans que cela ne soit stigmatisant et bloque d’emblée la discussion. L’autre intérêt de ce mot, pour les entreprises notamment, est qu’il possède une connotation positive, là où celui de « discrimination » qualifie un traitement négatif. La diversité ouvre, a minima, sur le simple constat de l’existence de différences, de variété de profits. Il peut donc y avoir un intérêt tactique à utiliser ce terme lorsque les approches qu’il désigne sont identiques à celles qui sont qualifiées d’antidiscrimination. Mais la diversité signifie aussi la valorisation des différences, et peut alors devenir un but en soi.