Prolongeant les childhood studies anglo-saxonnes, la « sociologie de l’enfance » française (Sirota, 2006) a privilégié jusqu’ici l’étude de dynamiques sociales propres à une « culture enfantine » ou à des groupes de « pairs ». Les sociologues engagés dans ce type d’approche se défient généralement du présupposé jugé « adulto-centriste » de la notion de « socialisation » et s’intéressent peu à la question des différenciations sociales (Lignier & al., 2012). Ces journées d’études ont pour objectif de contribuer à une sociologie de l’enfance plutôt conçue comme sociologie de la différenciation sociale de l’enfance (Chamborédon & Prévôt, 1973 ; Chamborédon & Fabiani, 1977 ; Neveu, 1999 ; Lareau, 2003 ; Lignier & al., 2012 ; Henri-Panabière, 2013). Plus précisément, elles se proposent de réunir des contributions traitant de la socialisation familiale verticale et horizontale, et éclairant la genèse durant l’enfance de pratiques et de dispositions socialement différenciées et différenciatrices.
Au regard de l’importance théorique que Bourdieu confère à l’enfance (1964, 1979, 1980), temps de formation de « l’habitus », la socialisation familiale a, paradoxalement, peu fait l’objet d’investigation empirique de la part de Bourdieu et de ceux qui, dans sa lignée, s’attachent à rendre compte des mécanismes culturels de la domination et de la transmission des privilèges. En effet, les processus de socialisation familiale ont été longtemps essentiellement postulés au regard des situations scolaires des enfants ou des positions et pratiques sociales des adultes (Terrail, 1992 ; Lahire, 1995, 1999). Dans la Distinction (1979), Bourdieu souligne pourtant, à propos de l’habitus, qu’il « appartiendrait à une sociologie génétique d’établir comment se constitue ce sens des possibilités et des impossibilités ». Dans Tableaux de familles (1995), Lahire montre tout l’intérêt qu’il y a pour la sociologie à s’attacher à la description et à l’analyse des modalités concrètes de la socialisation familiale pour mettre à l’épreuve les outils conceptuels à partir desquels elle se propose de penser la transmission des dispositions et pour renouveler les analyses en termes de reproduction sociale. « Enquêter dans et sur les familles » pour se saisir de la réalité et de la complexité de ces processus de socialisation familiale et de construction des pratiques et des dispositions enfantines apparaît être une perspective de recherche particulièrement féconde, dont se saisissent aujourd’hui un certain nombre de chercheurs dont les travaux articulent les apports de la sociologie de l’éducation, de la culture, de la famille, etc. Ces journées ont précisément pour objectif de faire le point – tant du point de vue théorique que méthodologique – sur les avancées réalisées dans ce domaine, de mettre en évidence les principaux points de convergence, de discussion ou de controverse, et d’identifier les questions restant encore à ce jour principalement à explorer.
Les contributions attendues traiteront de la socialisation enfantine au sein de l’univers familial, de ses variations sociales et/ou sexuées, sous différents axes complémentaires (ou en croisant ces différents axes). Le premier rassemblera des travaux qui se proposent de décrire et d’analyser le cadre socialisateur que constituent les familles (propriétés sociales, acteurs, visées, etc.) et/ou qui s’intéressent à la manière dont les acteurs de la socialisation familiale sont eux-mêmes « socialisés au travail de socialisation » (Darmon, 2006) via l’influence qu’exercent sur eux les professionnels de l’enfance, de l’éducation ou de la culture, les médias, les réseaux de sociabilité, etc. (Gojard, 2010 ; Garcia, 2011).
Un second axe réunira les contributions se proposant d’étudier les modalités concrètes du processus de socialisation (Lahire, 1995 ; 2013), c’est-à-dire la manière dont s’organise et se déroule le processus de socialisation au sein de la famille, selon les agents de socialisation qu’ils engagent (père, mère, membres de la fratrie, etc.) et les processus divers et précis qu’ils mettent en œuvre, que ces processus se complètent, s’opposent ou se superposent. Il pourra s’agir de regarder les processus les moins conscients et/ou les processus les plus intentionnels.
Dans le prolongement de cet axe et plus précisément, l’attention pourra notamment être portée sur la dimension « éducative » des formes de socialisation étudiées. Si c’est de manière moins systématisée qu’à l’école, la famille socialise toujours en socialisant « à quelque chose » dans les situations ponctuelles : des contenus (savoirs, connaissances culturelles et sociales), des formes de raisonnement (classer, inférer, déduire, etc.), des usages (matériels, symboliques, langagiers), des relations à autrui (esprit de compétition, de solidarité, etc.), des valeurs, des croyances, des goûts, etc.
En quoi cet objet de l’échange plus ou moins ponctuel avec l’enfant dans la famille permet-il des acquisitions, en quoi participe-t-il d’une intériorisation suffisamment profonde pour constituer une « disposition », au sens d’une inclination assez forte pour être activée dans certains types de situations similaires ou face aux mêmes « contenus » ? Notamment, parmi ces dispositions, quelles sont les postures (cognitives, langagières, identitaires, etc.) ou les « rapports à » ces contenus (Bautier & Rochex, 1998 ; Bautier & Rayou, 2009) ?
Un troisième axe rassemblera les contributions qui tentent de saisir et de rendre compte des effets des processus de socialisation familiale – via l’étude des dispositions enfantines – et qui s’interrogent sur les formes de concurrence, de juxtaposition ou de synergie à l’œuvre entre la socialisation familiale et celles des autres grandes instances de socialisation (école, pairs, loisirs, etc.)
(Lignier & Pagis, 2014). Il s’agira aussi de s’interroger ici sur la manière dont les produits de la socialisation familiale peuvent se convertir en source de profit ou de désavantage pour les enfants, au sein de l’école notamment mais aussi au sein d’autres espaces sociaux. Dans le prolongement de cette réflexion, pourront aussi être proposées des contributions visant à étudier et à analyser ce que les enfants « font » des contenus de la socialisation familiale, la manière dont ils se les approprient et les remobilisent en fonction des situations et des contextes auxquels ils sont confrontés.
Pour chacun de ces axes, les contributions proposées pourront être centrées sur l’étude des socialisations de classe contemporaines ou pourront adopter un point de vue socio-historique, s’attachant à se saisir de ce qui se joue tant du côté des formes de permanence que des changements inhérents aux processus de socialisation familiale. Ces journées d’études seront aussi l’occasion de confronter les manières d’enquêter « sur » et « dans » les familles, qui diffèrent selon les problématiques et les objets plus précis de chaque recherche.
Bibliographie
Bautier, E. & Rochex, J.-Y. (1998). L’expérience scolaire des nouveaux lycéens, Paris : Armand Colin.
Bautier, E. & Rayou, P. (2009). Les inégalités d’apprentissage, Paris : Presses Universitaires de France.
Bourdieu, P. & Passeron, J-C. (1964). Les Héritiers : les étudiants et la culture. Paris : Éditions de Minuit.
Bourdieu, P. (1979). La Distinction : critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit.
Bourdieu, P. (1980). Le Sens pratique. Paris : Éditions de Minuit.
Chamborédon, J.-C. & Fabiani, J.-L. (1977). « Les albums pour enfants. Le champ de l’édition et les définitions sociales de l’enfance ». Actes de la recherche en sciences sociales, n°13 et 14, p. 55
Chamborédon, J-C. & Prévot J. (1973). « Le métier d’enfant. Définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l’école maternelle ». Revue française de sociologie, n°3, p. 295-335.
Darmon, M. (2010). La socialisation. Paris : Armand Colin.
Garcia, S. (2011). Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants. Paris : La Découverte.
Gojard, S. (2010). Le métier de mère. Paris : La Dispute.
Henri-Panabière, G. (2013). « Education familiale et milieux sociaux : inégalités et socialisations différenciées », in Traité d’éducation familiale, G. Bergonnier-Dupuy, H. Join-Lambert et P. Durning (dir.), Paris : Dunod, p. 385-402.
Lahire, B. (1995). Tableaux de familles. Paris : Seuil.
Lareau, A. (2003). Unequal Childhoods. Class, race and family life. University of California Press.
Lignier, W. & al. (2012). « La différenciation sociale des enfants ». Politix, n°99, p. 9-21.
Lignier, W. & Pagis J. (2014). « Inimitiés enfantines. L’expression précoce des distances sociales », Genèses, n°96, à paraître en septembre.
Neveu, E. (1999). « Pour en finir avec l’ « enfantisme ». Retours sur enquêtes ». Réseaux, n°17 n°92-93. p. 175-201.
Sirota, R. (Ed.) (2006). Éléments pour une sociologie de l’enfance. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
Terrail, J.P (1997). « La sociologie des interactions famille/école ». Sociétés contemporaines, n°25, p. 67-83.
PROPOSITIONS DE COMMUNICATION
Les propositions de communication devront impérativement comporter les éléments suivants :
– Le nom et les coordonnées du ou des auteurs (institution, adresse mail, téléphone)
– Un résumé (entre 500 et 1000 signes espaces compris)
– Des mots-clés (5 maximum)
– Le texte (entre 5000 et 10 000 signes espaces compris)
– Une bibliographie
Les propositions sont à envoyer aux deux adresses suivantes :
severine.depoilly@espe-paris.fr
severinekakpo@gmail.com
Date limite pour la soumission des propositions : 1er octobre 2014
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Stéphane Bonnéry (Université Paris 8), Séverine Chauvel (Université Paris-Est Créteil), Martine Court (Université Blaise Pascal), Muriel Darmon (CNRS-EHESS-Paris I), Séverine Depoilly (ESPE de Paris – Université Paris 8), Florence Eloy (Université Paris 8), Bertrand Geay (Université Picardie-Jules Verne), Séverine Gojard (INRA), Gaële Henri-Panabière (Université René Descartes), Christophe Joigneaux (ESPE de Créteil, Université Paris-Est Créteil), Séverine Kakpo (Université Paris 8), Julie Pagis (CERAPS, CNRS-Lille 2), Thierry Pagnier (ESPE de Créteil, Université Paris-Est Créteil), Patrick Rayou (Université Paris 8), Fanny Renard (Université de Poitiers), Jean-Yves
Rochex (Université Paris 8), Daniel Thin (Université Lyon 2), Agnès van Zanten (OSC-Sciences-Po).
COMITÉ D’ORGANISATION
Séverine Depoilly, Séverine Kakpo.
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