In EducPros – le 25 novembre 2013 :
Accéder au site source de notre article.
Ken Robinson // DR
Sir Ken Robinson compte aujourd’hui parmi les experts de l’éducation les plus influents sur la scène internationale. Spécialiste de la créativité et de l’innovation, cet universitaire anglais aujourd’hui installé aux États-Unis a accompagné les réformes éducatives de plusieurs gouvernements à travers le monde. A l’occasion du Salon des grandes écoles de Paris, il sera l’invité d’EducPros le 12 décembre 2013, deux mois après la parution en France de son livre L’Élément : succès de librairie, traduit en vingt-deux langues et cosigné par Lou Aronica, ce livre est un véritable plaidoyer pour une école qui aiderait chacun à trouver la "clef du bonheur". Entretien.
sommaire
Lire aussi
"Réinventons l’école" : les meilleures conférences TED sur l’innovation pédagogique 25.10.2013
La Khan Academy : une éducation vraiment réinventée ? 28.08.2013
Le secret de la réussite, dites-vous, consiste à faire converger "ce que nous adorons faire" et "ce pour quoi nous sommes doués". Mais vous trouvez plus souvent vos exemples chez les artistes ou les entrepreneurs ayant vécu une scolarité contrariée, comme Paul McCartney ou Richard Branson, que chez les plombiers ou les caissiers…
L’“Élément” est le point de convergence du talent et de la passion. Je donne effectivement un certain nombre d’exemples parmi les artistes et les entrepreneurs. Mais je parle aussi de scientifiques, d’enseignants… Aucune fonction ou activité n’attire tout le monde de la même manière. Trouver son "Élément" consiste à découvrir ce qui nous convient le mieux. À se trouver soi-même.
Ce que l’on fait souvent "contre" ses professeurs, les normes, l’autorité… Peut-on dire que tous les artistes ou entrepreneurs que vous citez se sont construits comme tels parce qu’ils étaient dans l’adversité ?
Tout le monde n’a pas besoin de se battre pour atteindre son Élément. Mais certains doivent en effet lutter contre leur situation matérielle, leur culture ou encore l’attitude de leurs parents, enseignants et autres figures d’autorité. Il se peut qu’ils se sentent freinés par les attentes de leurs amis, amoureux ou conjoints. Nous sommes tous affectés par l’opinion des autres. Or, il peut être très difficile de créer de nouvelles manières d’être et d’être perçu.
En quoi l’école s’oppose-t-elle à cette quête de soi ?
L’enseignement traditionnel repose sur une conception très étroite du talent et ne nous encourage pas à explorer nos propres centres d’intérêt. Pour nous y aider, l’école pourrait par exemple offrir un programme très étendu durant les premières années. Ainsi, les enfants auraient davantage d’occasions de découvrir leurs talents et de se spécialiser dans les domaines qu’ils préfèrent.
L’enseignement traditionnel repose sur une conception très étroite du talent et ne nous encourage pas à explorer nos propres centres d’intérêt
Pour cela, il faudrait selon vous en finir avec le mythe du "retour aux fondamentaux", que nous connaissons aussi en France, l’idée que les premières années doivent avant tout être consacrées au "lire, écrire, compter". Mais comment faire lorsque ces sujets ne sont plus maîtrisés par une partie importante des enfants ?
Je ne prétends nullement que les élèves pourraient se passer de maîtriser le calcul, la lecture et l’écriture. Au contraire. Cependant, ils ont bien plus de chances d’y parvenir s’ils éprouvent un intérêt pour l’enseignement qui leur est proposé et s’ils se sentent impliqués. C’est l’un de mes arguments en faveur d’une plus grande créativité dans l’enseignement et l’apprentissage.
Toutefois, les fondamentaux sont loin de se limiter à cela. Ils recouvrent les objectifs essentiels qui sous-tendent l’éducation – tant économiques que culturels, sociaux et personnels. Pour les atteindre, l’école doit adopter un enseignement diversifié et équilibré incluant non seulement le calcul, la lecture et l’écriture, mais aussi les arts, les sciences dures, les sciences humaines et l’éducation physique.
Un enseignement qui parle aussi au corps, aux sens, à la partie créative du cerveau – exclus de l’école selon vous. Comment les y intégrer ?
L’enseignement repose sur trois éléments principaux : le programme, c’est-à-dire les connaissances que les élèves doivent acquérir ; la pédagogie, grâce à laquelle nous les aidons à y parvenir ; et l’évaluation, qui permet de juger leurs progrès. Or, l’enseignement actuel est fondé sur une vision étroite des capacités intellectuelles, qui induit des programmes limités, des méthodes pédagogiques standardisées et des systèmes d’évaluation impersonnels, dominés par les résultats bruts et les notes. Alors que l’enseignement devrait tenir compte de l’élève dans son ensemble, aussi bien sur le plan intellectuel qu’émotionnel, spirituel et physique. Concrètement, pour y parvenir, nous devons donc transformer les programmes, la pédagogie et l’évaluation.
L’enseignement devrait tenir compte de l’élève dans son ensemble, aussi bien sur le plan intellectuel qu’émotionnel, spirituel et physique
Expliquez-nous pourquoi, selon vous, l’emploi et la compétitivité reposent sur les qualités que le système scolaire réprime…
Selon moi ? Pas seulement ! L’un des objectifs de l’enseignement est d’ordre économique. Or, les systèmes éducatifs actuels sont fondés sur une vision dépassée de l’économie et de l’entreprise.
En 2010, IBM a publié une étude intitulée "Capitaliser sur la complexité", réalisée à partir d’entretiens avec 1.500 P-DG d’entreprises de toutes tailles provenant de 60 pays et de 33 secteurs. Selon ses conclusions, les deux principaux défis auxquels doivent faire face les entreprises sont, d’une part, l’adaptation à des changements rapides, d’autre part, le développement d’une culture de l’innovation. Force est de constater que l’enseignement actuel ne prépare pas les élèves à assumer de tels rôles dans la vie active. À l’inverse, il tend à susciter le conformisme au détriment de la créativité.
"La certitude est l’ennemie de la créativité", écrivez-vous. Il faut pourtant quelques règles. Peut-on attendre qu’un enfant reconstruise, par le doute, les principes des tables de multiplication ?
Bien sûr que non. Faire preuve de créativité n’implique pas de jeter toutes les règles par-dessus bord. Bien souvent, les contraintes et limites incitent à la créativité – par exemple les règles des sports et des jeux. Mais l’innovation naît de la remise en question de modes de pensée ou de comportements communément admis. C’est ainsi que de nouveaux jeux font leur apparition.
Si la culture humaine évolue, c’est précisément grâce à notre aptitude à découvrir de nouvelles manières de faire les choses. Aussi l’obtention du juste équilibre entre tradition et innovation, entre convention et originalité conditionne-t-elle la qualité de l’enseignement et la créativité.
Vous plaidez pour que l’on casse les barrières entre disciplines afin de montrer l’unité du savoir. Est-ce réaliste, quand tous les systèmes, tous les programmes, de l’école à l’université, sont découpés en disciplines ?
Il existe bien des manières d’agencer un programme. Les "matières" constituent généralement le critère le moins pertinent. Les mathématiques ne sont pas vraiment une matière, pas plus que la musique ou l’histoire. Il y a des disciplines, caractérisées par des processus, concepts, techniques et intérêts spécifiques, qui se recoupent les unes les autres de bien des manières.
En outre, les disciplines évoluent en permanence. Au début du XIXe siècle, chimie, littérature, psychologie et sociologie n’étaient pas étudiées à l’université de la même façon qu’aujourd’hui, car elles n’avaient pas encore subi l’évolution que nous connaissons maintenant. Par conséquent, les écoles et universités qui s’escriment à faire du surplace alors que les connaissances évoluent finiront tôt ou tard par devenir obsolètes.
L’obtention du juste équilibre entre tradition et innovation, entre convention et originalité conditionne la qualité de l’enseignement et la créativité
Vous dites aussi que l’école fonctionne comme McDo au lieu de fonctionner comme le “Guide Michelin”. Mais les restaurants du “Michelin” coûtent cher…
C’est un mythe, y compris concernant le secteur de la restauration : le fast-food n’est pas "bon marché". Les hamburgers sont bon marché pour le consommateur, mais il faut tenir compte de leur véritable coût pour nos économies et nos sociétés, qui comprend notamment les conséquences désastreuses de la production alimentaire industrielle sur l’environnement et les frais médicaux de plus en plus importants qu’entraînent des pathologies comme le diabète, les maladies cardiovasculaires et l’obésité. Ces dépenses ne sont pas incluses dans le prix du hamburger ; néanmoins, nous les assumons en tant que contribuables. Les ingrédients d’une alimentation saine ne sont pas nécessairement plus coûteux, et les bénéfices pour la santé peuvent se révéler bien supérieurs.
C’est la même chose pour l’enseignement. Les systèmes d’éducation de masse qui excluent de nombreux élèves, tout en étant incapables de faire face aux véritables défis auxquels nous sommes confrontés, engendrent un énorme gaspillage de ressources. Un enseignement de qualité qui cultive les véritables centres d’intérêt et talents des élèves ne coûte pas plus cher et constitue un bien meilleur investissement pour nous tous.
En France, le gouvernement actuel, plutôt que d’investir "dans" les enseignants, a investi "en" enseignants, en annonçant 60.000 recrutements supplémentaires, pour un coût de 2,5 milliards d’euros sur cinq ans. Cela vous semble-t-il être un usage pertinent des fonds publics ?
Je ne suis pas un économiste spécialisé dans le système éducatif français. En règle générale, toutefois, les mesures les plus efficaces en matière d’éducation consistent à soutenir le développement professionnel des enseignants. D’après mon expérience, les trois principaux domaines dans lesquels ils ont besoin d’être soutenus sont : les approches créatives de l’enseignement et de l’apprentissage ; l’utilisation des technologies numériques pour enseigner ; la personnalisation de l’évaluation des élèves.
Si un supplément annuel de 5% au budget de l’éducation était consacré à ces aspects du développement professionnel, cela aurait un impact considérable sur la qualité de l’enseignement, de l’apprentissage et sur le niveau de tous les établissements scolaires.
À la charnière de ce que vous préconisez se trouvent les MOOC (Massive Open Online Courses, cours de masse gratuits en ligne). Ils permettent précisément, par le numérique, la personnalisation dont vous parlez. Est-ce l’avenir ?
Les MOOC témoignent d’une extraordinaire demande d’apprentissage à travers le monde. D’ores et déjà, ils font apparaître de nouveaux modèles économiques et pédagogiques, en particulier dans l’enseignement supérieur. Et ils produisent des données fascinantes sur les nouvelles approches de l’enseignement et de l’apprentissage.
Le système éducatif que vous dénoncez – impersonnel et standardisé – n’aurait jamais dû vous repérer, vous qui étiez hors norme, né dans un milieu populaire et scolarisé dans une école spéciale depuis l’enfance, après avoir contracté la polio à 4 ans…
Chacun est hors norme à plus d’un titre. En ce qui me concerne, plusieurs mentors et guides ont joué un rôle décisif à différents moments de ma vie. C’est également le cas d’un bon nombre de personnes que je présente dans mon ouvrage. Les mentors peuvent avoir une importance considérable pour chacun de nous.
Les conférences TED (Technology,Entertainment and Design), dans lesquelles vous défendez ces idées, ont été vues, via Internet, par plus de 300 millions de personnes. Le changement est-il en cours ?
Je le crois, et il vient de la base – élèves, enseignants, parents et personnalités locales. C’est toujours ainsi que démarrent les véritables révolutions.
Cet entretien est paru dans L’Express du 2 octobre 2013.