In Médiapart – le 22 décembre 2010 :
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La fête du solstice d’hiver a une longue et passionante histoire.
Les associations de libres penseurs, qui furent le fer de lance du mouvement laïque au XIX° siècle et au début du XX°, rassemblaient à cette époque quelque trente mille adhérents, dont d’éminentes personnalités telles que Victor Hugo, Marcellin Berthelot ou Anatole France. Parallèlement à leur combat politique elles eurent une importante activité culturelle, qu’a bien mise en lumière Jacqueline Lalouette dans sa grande thèse sur la Libre Pensée (1). Elles établirent notamment un véritable programme de promotion des « Fêtes civiles », largement inspiré des grandes fêtes de la Révolution (2) et qui avait pour objet de laïciser les fêtes saisonnières autrefois christianisées. Le député socialiste Marcel Sembat et le polytechnicien Jean Cotereau furent très actifs en la matière. Il s’agissait pour eux de procéder à une véritable réappropriation de ces manifestations, considérées par eux d’abord comme d’ordre culturel. Leur effort principal a porté sur Noël. Leur argumentaire était simple, vif et radical : Noël est historiquement une fête païenne, elle a été « volée » par les chrétiens, il faut donc la laïciser !
Une fête païenne.
Le mot « Noël » vient, on le sait, du latin natalis, naissance, qui a aussi donné « nativité » et le charmant prénom de Nathalie. La fête de Noël est, historiquement parlant, celle du solstice d’hiver, qui marque le point de départ de la « renaissance du soleil », le 21 décembre, jour le plus court de l’année dans l’hémisphère Nord. Mais la célébration festive de Noël ne se limite pas à cette seule journée. Il faut plutôt parler d’un cycle de Noël : la période qui encadre le solstice était fêtée dans toute l’Europe depuis des millénaires. Les Saturnales romaines couvraient ainsi douze jours, depuis le 25 décembre, jour de la renaissance de Sol Invictus (le soleil invaincu), jusqu’au 6 janvier. On échangeait à cette occasion des cadeaux au cours de banquets nocturnes. Et ces manifestations joyeuses avaient leur équivalent chez les Celtes, les Germains, les Slaves… Quant à la date de naissance de Jésus, le Nouveau Testament n’en dit rien. « Aucun texte ne la précise », nous dit Jean-Louis Beaucarnot (3)… La controverse dura plus d’un siècle : les uns retenant le 18 avril, d’autres le 25 mars, un autre encore le 6 janvier. Ce fut un pape qui, en 354, la fixation d’autorité au 25 décembre, c’est-à-dire le jour, précisément, du solstice d’hiver… Commentant le récit de la nativité par l’évangéliste Luc dans un ouvrage au titre révélateur (4), Eugen Drewermann remarque : « L’imagination populaire a précisément un flair inimitable pour la signification d’une scène ; son commentaire vivant de l’histoire de Noël a, d’une certaine façon, complété sur maints détails la présentation de Luc, très limitée, presque fragmentaire, la rendant ainsi à son tableau d’ensemble originel… La poésie du peuple est le terreau qui porte les récits mythiques et légendaires ».
L’appropriation chrétienne de Noël
La localisation de la naissance du « petit Jésus » le 25 décembre (comme le coucou dépose son œuf dans le nid d’un autre oiseau) fut suivie de toute une série de mesures de remise au pas. Dans sa « Cité de Dieu » saint Augustin, l’évêque d’Hippone, devait se féliciter qu’on ait substitué, lors du solstice d’hiver, « la célébration de l’invisible créateur du soleil à celle de la renaissance du soleil visible ». Et, dès avant le Moyen Âge, les interdits s’abattirent sur les coutumes antiques. En 391, l’empereur chrétien Théodose prohiba l’exercice public des cultes païens dans les villes de Rome et d’Alexandrie. En 392, l’interdiction fut étendue à tout l’Empire et les temples païens furent détruits ou fermés. Le christianisme était devenu religion d’État (5). Parallèlement aux interdits, une grande stratégie de récupération culturelle fut mise en oeuvre par une incorporation au cycle de Noël des « saints successeurs des dieux », selon la judicieuse expression de l’ethnologue Pierre Saintyves (6) : Jean, Lucie, Christophe ou encore Sylvestre. Cette stratégie culturelle de christianisation de la mythologie païenne est bien décrite par le médiéviste Philippe Walter (7) qui reproduit à ce sujet une lettre d’un pragmatisme tout à fait révélateur du pape Grégoire le Grand. Le catholicisme est ainsi de loin la religion monothéiste qui s’est le plus nourrie d’éléments païens. Mais comme le peuple demeurait évidemment très attaché à ses coutumes ancestrales, l’une des conséquences, manifestement inattendue mais néanmoins inévitable, de cette stratégie fut, en retour, une certaine paganisation du catholicisme. Trois des principaux animateurs de la Libre Pensée y ont consacré, juste après la guerre, tout un livre (8).
Les étapes d’une réappropriation laïque.
À la fin du Moyen Âge, la Renaissance avait redécouvert les classiques païens. Les hommes de la Révolution française puisèrent, on le sait, notamment via Rousseau et Montesquieu, une part de leurs modèles politiques, moraux ou esthétiques dans l’Antiquité, au point que l’historienne Claude Mossé a pu parler à leur sujet d’une « anticomanie » (9). Sous la IIIe République, il existait encore une « école païenne », selon l’expression de Charles Baudelaire, à laquelle les laïques les plus éminents ont contribué par de nombreux travaux, allant de l’essai philosophique au poème. Ernest Renan écrivit ainsi une célèbre « Prière sur l’Acropole », Anatole France reprit une histoire antique dans son roman « Thaïs », Georges Clemenceau salua la fin du monde païen dans « Le Grand Pan ». Au début du xxe siècle, Marcel Sembat, l’un des principaux théoriciens de la promotion des fêtes civiles, écrivait que « la Séparation comporte une construction après une destruction. L’oeuvre des Fêtes civiles est la suite, le prolongement naturel de l’oeuvre de Séparation ». Un Comité des fêtes et cérémonies civiles fut mis sur pied, en correspondance avec des Comités locaux. Le Comité publia une revue, les « Annales des fêtes et cérémonies civiles », qui devait devenir « Les Fêtes ». On y trouve des études approfondies sur l’histoire, la sociologie, l’esthétique de toutes les fêtes. De nombreuses initiatives y sont recensées et commentées. Jacqueline Lalouette retrace de façon précise celles qui furent prises en faveur des « Noëls humains » (10). La première dont on ait gardé la trace a eu lieu à Paris en 1902. Elle était organisée par Nelly Roussel. Parmi les participants il y avait les socialistes Jean Allemane et Clovis Hughes. On faisait appel, pour les organiser, à l’association des « Artistes des fêtes civiques de la Libre Pensée », dont le registre intégrait les vieux Noëls populaires. On sélectionnait des thèmes : la Bûche, le Berceau humain, l’Arbre… De telles fêtes rassemblèrent jusqu’à plusieurs centaines d’enfants. Celle de 1905 fut organisée en collaboration avec la Ligue des Droits de l’Homme. À partir des années 30, les Travailleurs sans Dieu, proches du Parti communiste français, reprirent ces mêmes coutumes avec de nombreux « Noëls rouges ». Le Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux Arts, à partir de 1938, organisa lui-même un cycle de réunions civiques dans un esprit voisin. Après la guerre, dès 1947, Jean Cotereau, rédacteur d’une longue étude intitulée « Leur Noël et le nôtre», appelait à la radio à reprendre ces célébrations. La même année, dans son célèbre ouvrage « Le drame de l’humanisme athée »11, le perspicace jésuite Henri de Lubac observe que « le laïcisme a creusé le lit d’un nouveau paganisme ».
C’est dans le cadre discret de la franc-maçonnerie que la tradition d’une célébration laïque des fêtes semble s’être le mieux conservée. Depuis les Constitutions d’Anderson, texte fondateur publié en 1723, les solstices sont ainsi marqués par des « tenues de Grande Loge » suivies d’un banquet. Dans les années cinquante, un évêque français avait étrangement fulminé contre le personnage du Père Noël. Récemment des parents d’élèves, évangélistes et musulmans traditionnalistes, ont protesté contre la présence de sapins de Noël dans les écoles primaires : réclamations sans doute aussi incongrues que la précédente (il n’y avait pas de crèches dans ces écoles, donc pas de connotation formellement chrétienne dans cette décoration de saison !). Ne pourrait-on se décider à reconnaître enfin que Noël, cette fête saisonnière par excellence, peut légitimement être célébrée de multiples façons, qu’elle « n’appartient » à aucune culture ou à aucun culte en particulier, qu’elle a une longue et riche histoire diversifiée, et qu’elle pourrait donc être une merveilleuse occasion de dialogue interculturel ?
1 Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France 1848-1940, Éd. Albin Michel 1997 ; réédité en 2001 dans la collection Bibliothèque de l’évolution de l’humanité.
2 Olivier Ihl, La fête républicaine, Éd. Gallimard, Paris 1996.
3 Jean-Louis Beaucarnot, Ainsi vivaient nos ancêtres, Éd. Robert Laffont, Paris 1989.
4 Eugen Drewermann, De la naissance des dieux a la naissance du Christ, Éd. Du Seuil, Paris 1992.
5 L’offensive contre les séquelles du paganisme ne s’arrêta pas là : ainsi bien plus tard encore, en 1444, la fête de l’Âne, la fête des Fous et même la fête de l’Enfant, liées au cycle de Noël, furent déclarées « illégales » par la Faculté de théologie de Paris.
6 Pierre Saintyves, Les saints successeurs des dieux, Éd. Emile Nourry, 1907. Ouvrage épuisé, numérisé sur le site de la Bibliothèque Nationale de France http://gallica2.bnf.fr
7 Philippe Walter, Mythologie chrétienne. Fêtes, rites et mythes du Moyen Âge, Éditions Entente, réédité par les Editions Imago en 2003.
8 André Lorulot, Maurice Phusis, Jean Bossu, Le paganisme chrétien, Bibliothèque du libre penseur. Éd. de l’Idée libre. Sans date de parution, probablement entre 1945 et 1949.
9 Claude Mossé, L’Antiquité dans Révolution française, Éd. Albin Michel, Paris 1989.
10 Ibid.
11 Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Gallimard 1947, nouvelle édition, 1998.
Cet article est paru dans la revue de la Ligue de l’enseignement dédiée au dialogue interculturel "Diasporiques. Cultures en mouvement"
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