Psychosociologue au Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) depuis 1989, Joëlle Bordet a, depuis 1994, développé un travail sur les questions de la prévention de la délinquance, et de la lutte contre la violence. Elle s’intéresse particulièrement à l’éducation des adolescents dans les quartiers d’habitat social, en particulier les plus marginalisés, aux prises avec la plus grande exclusion, ou qui plus globalement vivent dans des situations de précarisation.. Sa collaboration avec Jacques SELOSSE sur la question des modes de socialisation des jeunes dans les quartiers d’habitat social, s’est traduit par un livre, « Jeunes de la cité ».
En tant que psychosociologue, elle s’efforce d’associer les habitants au travail qu’elle mène auprès des équipes de professionnels, en relation avec les élus. Cette démarche l’a amenée à travailler dans des villes très différentes depuis une quinzaine d’années. En France, tout d’abord, dans des villes telles que Alès, Dunkerque, Aurillac, Saint Denis, ou Gennevilliers entre autres, et sur des sujets qui relèvent toujours de cette question de la préoccupation du territoire, du lien social et du politique, et plus globalement sur le rôle de la communauté d’adultes dans l’éducation et la prévention.
Elle développe par ailleurs un travail comparatif sur ces questions, avec le Brésil et la Russie.
Le lien entre le travail que vous menez et les missions du CSTB ne paraît pas évident.
Le CSTB a créé en 1971 le service de recherche en sciences humaines auquel j’appartiens, dans une démarche originale et courageuse : on ne peut plus aujourd’hui analyser la Ville uniquement du point de vue du bâti, mais il est important de prendre en compte la dimension sociétale, le lien social. « Faire de la ville » et « de l’urbain », c’est aussi s’intéresser aux liens entre les modes constructifs, la gestion urbaine, et les dynamiques sociales et démocratiques.
Du point de vue de la recherche, c’est un lieu de recherche appliquée, au sens où il faut que notre travail , dans son rôle d’analyse, de tiers, de mise en élaboration, de transposition de méthode et d’analyse de problématiques, soit opérationnel et prospectif.
En quoi une recherche action consiste-t-elle ?
La posture du psychosociologue, est un soutien à la dynamique démocratique : par un travail sur les organisations, les systèmes d’acteurs, il tente aussi d’améliorer et de soutenir le fonctionnement des organisations et des institutions.
Pour ma part, dans la lignée du travail initié par Jean DUBOST, qui a été un fondateur de la psychosociologie en France, j’ai transposé, avec son conseil scientifique, le concept de l’intervention en milieu ouvert qu’il avait développé, au milieu urbain, en particulier dans les quartiers difficiles. J’ai cherché à construire des dynamiques d’intervention psychosociologiques, et à partir de là , à définir des problématiques de recherche : en effet, la dynamique psychosociologique est davantage une dynamique de l’expérience, qui amène à la réflexion (la réflexion venant ensuite abonder l’expérience). Ainsi, l’expérience de l’intervention est fondatrice de la recherche.
La recherche action est une des modalités de la psychosociologie, un peu différente de l’intervention. Alors que l’intervention est toujours liée à une demande, à une commande, la recherche action trouve son origine davantage dans un souci de problématisation. A un point donné de l’évolution d’une thématique, le besoin se fait sentir d’une problématisation plus poussée, pour pouvoir ré interroger, voire repenser, les systèmes d’action. Il s’agit alors de définir avec le système d’acteurs des objets problématiques, et de réinventer ce système d’action à partir de définitions de problématisation.
Avec ce programme de recherche action que nous avons développé auprès de ces adolescents, nous sommes donc partis d’une véritable préoccupation partagée, sur ce que nous pouvons comprendre aujourd’hui des problématiques de rupture des adolescents avec les institutions, ou plus généralement de leur mise en danger. Ils sont dans une dynamique de rupture, certes, mais il apparaît en même temps que la protection de ces adolescents serait à repenser, entre autre dans la liaison entre le territoire, le collectif et l’individuel.
Ce travail, pensé Ã l’origine avec Jacqueline COSTA-LASCOUX et Denis MOREAU, est en ligne directe avec la réflexion que nous menions depuis des années, pour repenser autrement ces notions de rupture et de protection.
Une réflexion commune avec eux a ensuite abouti à la nécessité de mettre en place une maîtrise d’ouvrage régionale, en associant la DIV, le FASILD, la Mission Ville de la Préfecture de Région, qui se sont largement investis dans ce travail, et le Conseil Régional d’Ile de France, dont l’appui institutionnel et financier a été essentiel.
Cette maîtrise d’ouvrage régionale nous a permis d’aborder les villes dans une posture qui n’est pas habituelle, en les sollicitant comme lieux d’étude et de recherche.
Ce qui était en jeu, ce n’était pas seulement de mener ces trois recherches-action localement ; il était important qu’elles puissent également abonder une réflexion générale sur la Région Ile de France, permettre une transposition des acquis, et éventuellement influencer des dynamiques d’action.
Les villes choisies étaient donc davantage des villes témoins. Cela a permis que la maîtrise d’ouvrage régionale ne soit pas qu’une maîtrise financière et institutionnelle, mais porte d’entrée de jeu la question du sens du programme.
Comment le choix des villes s’est-il opéré ?
Le choix s’est arrêté sur Garges les Gonesse, Saint Denis et Gennevilliers, parce que des liens existaient depuis des années, non seulement avec les techniciens et les chefs de projets, mais aussi avec les élus politiques, et que la confiance existait à ces différents niveaux. Et de fait, ces trois recherches-action ont toujours été validées par le politique, qui a manifesté un réel souci quand aux acquis de ces recherches.
De telles recherches ne peuvent pas se plaquer sur n’importe quel terrain. Elles demandent un cheminement préalable.
Ainsi sur la ville de Saint Denis, j’avais eu l’occasion de travailler avec l’équipe de Hacène ALLOUACHE, qui est Directeur de la Jeunesse, et à plusieurs reprises avec la Ville, ce qui avait donné l’occasion d’échanges avec le Maire, Monsieur BRAOUEZEC.
C’est dans la continuité d’échanges autour des problèmes de démocratie locale, d’identité des jeunes, que nous avons défini le sujet de l’étude, en pensant que l’un des aspects des risques de rupture des jeunes avec les institutions était lié à la disparition de l’expression d’une forme d’implication politique, au sens large du terme, au sens de la citoyenneté. Nous avons pensé que cela pouvait être un axe pour le programme que d’examiner à quelles conditions peut émerger le débat public avec les jeunes, et la construction d’une citoyenneté.
Mes relations avec Garges les Gonesse sont anciennes également. J’avais mené, Ã l’initiative de Denis MOREAU, une recherche-action pendant deux ans sur la MJD de Villiers le Bel, concernant l’accès au droit des jeunes, dans les villes de Garges les Gonnesse, Villiers le Bel, et Gonesse.
Un des thèmes indirectement issu de ce travail était le risque de rupture des adolescents avec le Collège. Les élus avaient d’ailleurs pu manifester très directement leur préoccupation et leurs inquiétudes sur ce sujet à l’occasion de la restitution des travaux. C’est donc assez naturellement que nous avons pensé à la ville de Garges les Gonesse comme terrain d’étude.
Emmanuelle THOLLIER et Nathalie LEDON, qui sont chefs de projet municipaux, ont manifesté leur intérêt, et ont soumis cette proposition de recherche-action à Nelly OLIN, Maire de la ville. Comme ce fut également le cas dans les autres villes, c’est après délibération en Conseil Municipal qu’un accord a été donné
La proposition arrivait à un moment où les chefs de projet n’avaient pas encore mis en place le travail sur la veille éducative – elles manifestaient une certaine inquiétude par rapport à ce dispositif – et l’on peut dire que nous sommes aujourd’hui, à l’issue de tout ce travail, en passe d’inventer une nouvelle forme de veille éducative, propre à Garges les Gonesse.
La troisième recherche-action se situe à Gennevilliers, ville avec laquelle s’est construit un long parcours de compagnonnage. Les premiers travaux que j’ai mené sur ce site, dans le cadre des CEMEA, concernaient une formation-action sur la lutte contre le racisme à l’intérieur des quartiers. Celle-ci avait mis à jour la difficulté des professionnels à tenir sur le terrain, face à des systèmes de pression, de violences quotidiennes. Difficultés également face à des replis communautaristes. Et plus généralement, face aux problèmes de l’insertion des jeunes et de leur devenir : jusqu’où ces professionnels du tiers restaient-ils crédibles pour soutenir ce qui relevait finalement davantage du domaine de la lutte contre les exclusions.
J’ai ensuite pendant deux années effectué un travail d’analyse dans le Quartier du Luth, sur ce qui créé la violence dans un quartier, et ce que cela produit dans la posture du champ éducatif, que ce soit la prévention spécialisée, ou l’animation de la jeunesse. Et il nous était alors apparu que la violence n’était pas construite uniquement par des faits et des actes, mais également par le trouble sur le rapport légalité-illégalité. Comment être crédible en tant qu’acteur de l’action publique quand les gens ne vivent plus dans un espace clair du point de vue de la légalité, pour eux-mêmes. Il s’agit là d’une question clé. Ce phénomène construit du repli, vers des espaces privatifs, parfois aussi marqués par des formes d’illégalité.
Cette culture partagée, ces expériences très concrètes sur ces situations de violences, nous permettaient de nous aventurer sur cette question du rapport légal – illégal chez les jeunes. Cette question est très importante pour lutter contre la rupture avec les institutions : comment des jeunes qui se construisent dans un rapport flou entre la légalité et l’illégalité peuvent ils avoir un rapport clair et construit avec une institution.
LÃ encore, ce travail est très suivi par le Maire, et les élus chargés de l’éducation.
Saint-Denis
La première démarche à Saint Denis a été de mettre en place une maîtrise d’œuvre locale, de construire un travail collectif, non seulement avec la direction de la jeunesse, mais aussi les éducateurs de prévention, et les référents santé. Les réunions de travail se sont donc tenues avec ces trois directions, et un groupe de travail d’une vingtaine de professionnels s’est constitué, investis sur le sujet.
La méthode arrêtée nécessitait un investissement important. Dans un premier temps, nous avons constitué des groupes de jeunes, représentatifs de la diversité des jeunes de la ville ; il ne s’agissait pas de constituer un échantillon numériquement important – la recherche n’était pas quantitative – mais il était important de réunir un panel des différents modes de présence des jeunes dans la ville, des plus mobiles aux plus fixés, avec un échantillon d’âge que nous avons défini entre 15 et 25 ans. Des jeunes de toutes origines, bien sûr, et par la force des choses.
Nous avions fait le choix dans ce projet de mettre en place des réunions collectives, ou nous devions rencontrer les mêmes personnes trois fois de suite,. Cela s’est avéré difficile à tenir pour ce qui est de l’assiduité des jeunes, mais malgré tout, les réunions se sont tenues sur les mêmes sites trois fois de suite, sur le thème que nous avions déterminé ensemble : pour vous, qu’est-ce que le politique ?
Dans les items que nous avions construits pour mener les entretiens, nous avions choisi d’explorer leur rapport au politique, mais dans une grande diversité. Nous souhaitions avoir une idée de leur vision des problèmes sociaux, internationaux, mais également leur capacité de citoyenneté locale, leur expérience avec le politique, leur vision des partis politiques, leur représentation de la municipalité, des institutions, etc. Un spectre large, car nous pensions que la question était autant celle de la citoyenneté, que du politique, au sens très large donc.
Des dynamiques se sont mise à l’œuvre avec les professionnels, puisque dans le prolongement de cette enquête, se sont constitués des ateliers de débat politique.
Les éducateurs se sont emparés de cette démarche. Ils y ont trouvé une façon nouvelle de travailler sur du collectif, et la démarche les a également amenés à changer leurs représentations. Ils n’étaient pas convaincus, au départ, que les jeunes aient quelque chose à dire du politique, ni que, à leur façon, les jeunes aient une vision de la réalité dans ce domaine, et y compris les jeunes les plus marginalisés. Mais il s’est avéré qu’ils sont très au fait des problèmes sociaux, de ce qui se passe autour d’eux. Et ils reçoivent une multitude d’information sur ces sujets. La question serait davantage de savoir ce qu’ils peuvent en faire, pour les aider à être acteur, et pas seulement subir ces informations.
Cela nous a donné d’ailleurs une piste de travail sur le rôle de l’expérience, pour devenir acteur, citoyen politique. C’est dans le processus de travail que cela s’est mis en place, et c’est aussi là l’intérêt de la recherche-action : les effets du processus peuvent être quasiment aussi importants que la matière réunie. Il est intéressant de constater que selon la façon dont on met en place un processus, il produira ou non des effets de transformation pour le système d’acteurs local.
Sur Saint Denis, de ce point de vue, le très fort investissement de certains animateurs a permis, par exemple, la création d’ateliers de débats au quartier des Cosmonautes, sur les phénomènes de violence en particulier.
A l’issue de ces trois séances, avec les six groupes de jeunes que nous avions pu réunir, nous avons tenu un séminaire de deux jours pour analyser de contenu des entretiens réalisés, et construire des thématiques d’analyse : le rapport des jeunes au local ; le rapport des jeunes à la France et à l’Europe ; le rapport des jeunes à l’International.
Dans les résultats marquants de cette étude, je retiendrai tout d’abord que ces jeunes ne sont pas en dehors des réalités. Ils ont certes des niveaux d’information divers, mais le problème majeur est ce que j’appellerais le « kaléidoscope » de références au milieu duquel ils se trouvent placés. Ils sont pris dans un ensemble d’informations et de faits qui, d’une certaine façon, les submerge, les empêche de se situer comme acteur.
A mon sens, du point de vue de la construction de l’identité de ces jeunes, dans leur rapport au monde, il y aurait à travailler la possibilité pour eux d’être acteur vis à vis du monde.
Ce qui est également apparu, c’est que l’expérience modifie ce processus. Les jeunes qui ont été, par exemple, dans des rencontres internationales, ou qui sont impliqués dans des associations locales, qui plus globalement ont été en capacité d’être acteur à un moment donné, changent : pour eux, l’information s’organise autrement, et ils arrivent à prendre position par rapport à la réalité, et à cette information qu’on leur diffuse. Ce constat désigne un axe éducatif extrêmement intéressant, et cela a permis, pour Saint Denis, de mettre en lien leur investissement – en particulier sur les missions internationales – avec le travail local. C’est là un résultat important qui n’apparaissait clairement, ni aux élus, ni même aux éducateurs.
On a pu noter également que le souci très quotidien, et important, du logement, du travail, de la santé, fait partie intégrante de cette notion du politique pour ces jeunes.
Enfin, il faut en permanence tenir compte de leur lien, affectif et projectif, avec le conflit au Moyen Orient. Les trois quarts des entretiens réalisés sur les questions internationales ont porté sur ce sujet. Des choses compliquées se jouent pour ces jeunes entre la religion, l’identité, et le conflit au Moyen Orient. Il n’est pas possible de faire l’impasse sur cette problématique, dans le dialogue et le travail avec eux : elle est omniprésente.
Les jeunes qui ont pu aller en Palestine, à l’occasion de Missions internationales organisées par la ville de Saint Denis, reviennent avec un autre point de vue, et sont davantage dans un rapport historique, politique, que dans un rapport projectif. Il y a là un véritable enjeu pour ces jeunes, en terme de projection : eux qui vivent l’exclusion ici ressentent une forme de proximité avec ce que vivent les Palestiniens, à l’égard des Israéliens.
De la même façon, le problème du voile fait appel à des processus très différents selon les jeunes filles que j’ai pu interviewer. La signification du voile est multiple, et il faudrait pouvoir la travailler dans sa diversité.
Cette question des identités sociales et politiques, que nous avons abordée avec ces jeunes, a bien évidemment mis à jour ces questions cruciales et importantes.
Nous sommes, à ce stade de l’étude, dans ces réalités là , et des modalités de travail très concrètes se mettent en place, et sont déjà en marche pour les animateurs.
Garges les Gonesse
Garges présente un autre contexte : il s’agit également d’une très grande ville, qui connaît des difficultés sociales importantes. Un travail social important y est réalisé. Les chefs de projets sont très présents, et il se dégage une présence forte des services publics dans la ville. En particulier, un vrai travail de mise en réseau de partenaires, tant associatifs qu’institutionnels, est mené depuis une dizaine d’années par les chefs de projet : le travail que nous avons effectué Ã Garges les Gonesse, en lien avec Emmanuelle THOLLIER et Nathalie LEDON, n’aurait pas été possible sans ce préalable.
Le thème des situations de rupture des jeunes par rapport au collège a été abordé avec le souci de comprendre, mais également d’être opérationnel.
Pour mener ce travail, nous avons réuni des représentants de l’éducation nationale (4 collèges), des associations d’habitants, la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la protection spécialisée (2 clubs de prévention), 2 Points Ecoute Jeunes, et seulement depuis quelques mois, les services sociaux.
Le mode d’approche choisi, pour traiter cette question de ce que vient signifier l’absentéisme scolaire, a d’abord été très concret. Des explications sur la gestion au quotidien de l’absentéisme ont été apportées par les écoles présentes, concernant le rôle de l’inspection académique, l’utilisation de logiciels dédiés, etc. Les limites des principaux de collège ont été évoquées, face aux situations de ruptures qu’ils voient parfois se mettre en place, sans avoir les moyens de les traiter.
Les premières discussions n’ont pas toujours été simples, les professionnels hors de l’école étant parfois enclins à penser que l’école est responsable de ces ruptures, et qu’elle peut même avoir tendance à se débarrasser des jeunes qui lui posent problème. Et les professionnels de l’éducation nationale se montraient eux-même méfiants, ayant peur d’être jugés.
Puis progressivement, les professionnels ont reconnu que l’absentéisme scolaire était le symptôme d’autres ruptures, et révélateur d’autres processus de ruptures et d’autres difficultés sociales que l’éducation nationale seule ne peut pas traiter, ce qui fait retour dans le champ scolaire.
C’est seulement après l’énoncé de cette hypothèse de recherche que nous avons pu commencer à travailler de façon productive, en laissant de côté les attitudes défensives des premiers temps.
Il nous est alors apparu intéressant de réunir du matériel, au travers d’une enquête, autour de trois thèmes :
Nous nous sommes d’abord demandés quelle est l’attitude, la réaction de l’école quand une rupture s’annonce. Ainsi, Emmanuelle THOLLIER, chef de projet, a réalisé des entretiens sur cette question avec des CPE et des chefs d’établissement.
Nathalie LEDON pour sa part a interviewé cinq associations d’habitants, qui toutes font de l’aide au devoir, pour évaluer dans quelle mesure elles se sentent concernées par ces questions de rupture scolaire.
Enfin, chaque institution éducative (hors collèges) a reconstruit des parcours de jeunes, pour pointer à quel moment la rupture scolaire est intervenue, et vérifier comment cette rupture là était partie intégrante d’un parcours difficile, émaillé d’autres ruptures. Par ce biais, chaque institution a pu expliquer sa façon de travailler par rapport à ces parcours de rupture, et il était intéressant de constater que chacune, en fonction de sa culture et sa mission, ne reconstitue pas les parcours de la même façon.
Mais par ailleurs, les différents services n’ont pas forcément affaire non plus au même public : les jeunes qui viennent au Point Ecoute Jeune, par exemple, viennent le plus souvent exprimer une souffrance psychique – particulièrement les jeunes filles – qui ne relèveraient pas d’un accompagnement par un club de prévention, et n’ont à priori pas le profil des jeunes qui sont sous main de justice, et pris en charge par la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
Les parcours reconstitués montrent bien que l’on a affaire à différents types de niveaux de fragilisation des jeunes, par rapport à la question même de l’institution, parce qu’ils ne sont pas dans les mêmes histoires de vie, ni dans les mêmes histoires de ruptures.
Nous avons rassemblé une trentaine de reconstitutions de parcours, ce qui a pris du temps. A ce moment de l’étude, une partie du groupe préconisait un travail d’analyse de ces parcours, de construction d’une typologie, mais j’ai préféré infléchir la suite du travail. Pour moi, l’hypothèse de départ était vérifiée : il faut considérer les dynamiques de rupture dans leur ensemble. La seconde étape consistait alors à tenter d’imaginer la façon dont l’école et les acteurs de l’éducation pouvaient coopérer, pour éviter la rupture avec l’école. Il s’agissait d’évaluer comment d’autres champs de la rupture peuvent être pris en compte par d’autres professionnels, pour qu’un travail coopératif permette d’éviter la rupture avec l’école, et qu’en tous cas l’école ne soit pas seule à signifier la situation de rupture. L’école est la seule, en effet, à signifier la rupture, du fait de l’obligation scolaire. Les autres institutions n’y sont pas obligées de la même manière, si ce n’est peut être autour de la notion d’enfance en danger et de protection.
Au local, sur Garges les Gonesse, le choix a été fait de la constitution d’un lieu, d’une instance éducative, qui peut être saisie par les collèges, sur des problèmes ou des risques de rupture scolaire.
A ce moment de la phase opératoire, il apparaissait indispensable d’inviter les assistantes sociales scolaires à travailler dans ce groupe. Ce sont elles en effet qui signalent aux autorités, et effectuent les enquêtes sociales. Mais cela n’a pas été facile, car elles se sentaient leur travail remis en cause par la démarche du groupe. Il a fallu leur démontrer la complémentarité entre leur travail et le travail éducatif, qu’elles ne peuvent pas effectuer de leur place. Les éducateurs de prévention étaient d’ailleurs très intéressés par la question : eux tentaient de rentrer dans l’école, pour une meilleure efficacité, ce qui n’allait pas sans susciter de résistances de l’éducation nationale.
L’intérêt de cette instance est qu’elle ménage ces différent courants. Elle ne fait pas rentrer directement les éducateurs au cœur des instances scolaires. Mais elle constitue un espace tiers, intermédiaire, entre la famille, le jeune et l’école.
Aujourd’hui, dans la phase de définition du dispositif opératoire, le groupe de travail a été ouvert aux circonscriptions d’action sociale. Nous allons vers la définition d’un dispositif de soutien à l’éducation nationale, et aux collèges, pour éviter les situations de rupture.
Un dispositif de veille éducative ?
Quasiment, mais l’acquis de cette recherche, c’est d’avoir permis de dépasser un certain nombre de résistances, et d’avoir favorisé l’émergence d’une culture partagée sur l’objet de cette étude. Ce n’est pas seulement un dispositif plaqué, au risque d’être inefficace, comme on pourrait le craindre de la veille éducative.
Une autre particularité, c’est l’option qui a été prise de faire un travail en lien direct avec la famille et le jeune. Dans la démarche, telle qu’elle est envisagée, l’école saisit l’instance, et se met alors en place un travail avec l’ensemble du groupe, en confidentialité. Aucune information ne circulera, concernant les situations présentées. En fonction des situation analysées, les objectifs de travail définiront quels professionnels de l’éducation recevront la famille et le jeune, pour favoriser l’instauration d’un dialogue, d’une sorte de contrat partagé, autour d’un travail à mettre en œuvre. Nous mettons au centre de ce dispositif le jeune et sa famille, et ce contrat partagé avec eux.
Je trouve intéressante cette reconnaissance des éducatifs en tant que tels, des éducatifs qui ne sont pas l’école, et à qui l’école accepte de passer la main.
Un élément important de cette recherche-action est que les professionnels ne sont pas dans le déni des difficultés. Au fur et à mesure que sont travaillés les mécanismes de défense de chacun, émerge un partage de la réalité, et une notion de responsabilité collective. Ce travail là prend beaucoup de temps.
Par une réflexion préalable commune, cette démarche, et c’est tout l’intérêt de cette recherche-action, permet de dépasser un certain nombre de difficultés, et en tous cas de les repérer, et d’aller plus loin dans le risque que l’on peut prendre ensuite dans le travail direct avec les jeunes et les familles
Gennevilliers
La troisième recherche-action a été entreprise à Gennevilliers, ville dont Monsieur BOURGOIN est le Maire, sur la fragilisation de la légalité dans la vie des adolescents. Nous avons réuni pour ce travail les acteurs éducatifs impliqués localement : la Mission Locale, le Service Jeunesse, le Club 11-14 de la Ville, qui s’occupe des pré-adolescents, la Protection de l’Enfance, les chefs de projet intéressés par les questions éducatives, la responsable du Conseil de Sécurité et de Prévention de la Délinquance, un directeur de collège, deux clubs de prévention, soit une quinzaine de personnes, toutes très investies sur ces questions, relatives aux jeunes qui sont dans un processus de marginalisation importante, et pour lesquels le rapport entre ce qui est légal ou illégal n’apparaît pas toujours de manière évidente.
Le choix du sujet d’étude était lié aux travaux mené précédemment sur la Ville de Gennevilliers. Nous l’avons défini de façon très ouverte.
Dès la première réunion, nous avons assisté Ã un certain nombre d’interpellations mutuelles de la part des professionnels du groupe, relative au fait qu’ils se situaient eux même dans la légalité, ou non. Très tonique dans les propos …
Il s’agissait donc, là encore, de dépasser des mécanismes de défense, pour pouvoir travailler ensemble, d’autant plus que nous n’avions pas affaire à une simple divergence liée aux cultures professionnelles : sur cette question, en effet, les repères éthiques, les positionnements, sont de fait différents, selon la mission qui est la notre, et selon le type de public auquel on a affaire.
Typiquement, ceux qui interpellaient les autres avec le plus de virulence sur le fait qu’ils étaient dans l’illégalité, étaient justement ceux qui ne prenaient pas en charge les plus marginalisés.
Apaisement à la deuxième réunion : là , chacun a pu exprimer comment, à un moment ou à un autre de sa carrière, il a pu se trouver confronté à cette notion d’illégalité, et comment il a dû composer. Les professionnels ont pu exprimer de quelle façon ils sont pris dans des processus paradoxaux : ils ont envie d’aider l’autre, mais en même temps, s’ils l’aident, ils risquent de rentrer dans son système D. Comment ne pas tomber dans ce travers, tout en conservant une position de soutien par rapport à l’autre ? Cette question est très compliquée, et très présente pour les professionnels impliqués. Mais elle se manifeste sous différentes formes. D’où ma proposition – qui prend complètement appui sur les processus de dynamique de groupe – qui a consisté à proposer que chacun expose la façon dont il a pu être confronté à un tel phénomène, et comment il a réagi. Une règle de confidentialité a bien sûr été adoptée, ce qui nécessite un grand travail d’élaboration pour rédiger un rapport final.
Nous ne sommes donc plus dans un travail d’enquête, mais la démarche se rapproche davantage d’un groupe d’analyse de pratiques.
Même si nous nous sommes éloignés d’une recherche-action, au sens classique, ces exposés se sont révélés très intéressants.
Chaque institution vit ces situations très différemment : la Protection de l’Enfance, par exemple, a beaucoup insisté sur les situations où des jeunes se retrouvent dans des modes d’illégalité, ou de perception très floue, de leur nationalité et de leur identité. Pour ces professionnels, ces difficultés de repérages sont un vrai problème, face à des jeunes qui sont dans des situations, de migration, d’errance, et pour lesquels l’accès à la nationalité ne fonctionne pas forcément comme quelque chose qui les structure, bien au contraire.
Les professionnels du Service Jeunesse, par contre, ont beaucoup développé l’idée qu’ils se retrouvent souvent en position concurrentielle, par rapport à ce que nous avons appelé « un entre-soi référé à l’Islam ». Un certain nombre de jeunes, pris dans des phénomènes de casse, de drogue, de trafic, ou ayant connu des expériences sexuelles très dépréciatives, viennent se réfugier dans des cadres très structurés, en référence à la religion islamique, avec des codes, des valeurs et des systèmes moraux extrêmement stricts, qui se mettent en concurrence directe avec ceux des animateurs de la jeunesse, parfois eux-mêmes originaires de pays du Maghreb.
Nous sommes donc là dans une autre approche de ce qui fait la concurrence de loi.
Les clubs de prévention ont davantage exposé leur difficulté face à des jeunes qui sont très près de s’impliquer dans des réseaux de trafic. Des jeunes qui ont à voir avec la marginalisation sociale, et les économies de trafic. Ils se posent le question de leur crédibilité face à ces jeunes.
Aujourd’hui, nous avons exploré les postures professionnelles face à cette problématique, dans le groupe de travail. Et nous avons commencé la rédaction d’un rapport de synthèse, de telle façon que la confidentialité soit respectée, et que chaque institution interviewée puisse apporter son commentaire par rapport aux entretiens relatés. Nous en sommes à ce travail d’élaboration.
La Ville de Gennevilliers nous sollicite pour mener un travail avec tous les professionnels éducatifs, pour mettre en débat ces résultats et construire de nouvelles cultures partagées.
Nous en sommes là .
Quelles perspectives pouvez vous maintenant envisager ?
Je me suis fixé un certain nombre d’objectifs, que je veux m’efforcer de respecter, même si nous sommes actuellement financièrement déficitaires sur ce programme d’étude. En particulier, quelque soit la faiblesse de la structure financière, il me semble très important de mettre en œuvre des journées de restitution, et d’étude, au niveau régional.
La première étape sera la constitution d’un rapport de synthèse pour chaque recherche-action, travaillé en interne par chaque ville, et validé, ce qui est indispensable avant de passer aux phases opérationnelles sur chacun des sites. Mais ces rapports constitueront également des éléments préparatoires à des journées de restitution, et d’étude, qui m’apparaissent indispensables, tant pour les villes qui ont participé que pour la maîtrise d’œuvre régionale.
Elles regrouperont environ 150 personnes en Ile de France, auxquelles nous souhaitons faire connaître nos travaux, et intègreront en particulier différents réseaux susceptibles d’être intéressés, et qui le cas échéant pourront se ressaisir de ce contenu, pour monter des actions, des formations, pour alimenter leurs propres réflexions. Le Forum Européen de la Sécurité Urbaine, les CEMEA et la Fédération des Centre Sociaux me semblent relever déjà de cette dynamique. Une formation à destinations des élus, si le Conseil Régional en manifestait le désir, me semblerait également une perspective très intéressante.
Réseau Droit et ville Ile de France
Supplément au bulletin « Actualités » n° 82 du 8 octobre 2004