In Le Point.fr – le 9 septembre 2013 :
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L’historien reste circonspect devant la charte de la laïcité publiée lundi par Peillon. Un texte qui risque d’échouer à ouvrir un véritable débat au sein de l’école.
Le ministre de l‘Éducation nationale Vincent Peillon a dévoilé lundi sa "charte de la laïcité" destinée à être affichée dans l‘ensemble des établissements scolaires publics. L‘historien et sociologue Jean Baubérot*, spécialiste de la question et auteur notamment de La laïcité falsifiée (La Découverte), répond au Point.fr.
Le Point.fr : Comment percevez-vous la "charte de la laïcité" préparée par Vincent Peillon ?
Jean Baubérot : J’ai été un peu surpris de l’élaboration de ce texte, qui me semble être pris entre deux feux et deux projets : d’un côté, la rénovation de l’école, de l’autre, la réintroduction d’un enseignement de la morale laïque (prévue pour 2015, NDLR). La démarche aurait été plus cohérente si cette charte avait été le couronnement de cours sur la morale laïque et de mesures contre les discriminations. J’ai peur qu’elle ne soit reçue aujourd’hui par les élèves que comme un discours vertical de plus de l’institution : les élèves peuvent la lire, mais pas exprimer leurs remarques ou leurs critiques. Le texte me semble, par ailleurs, un peu hypocrite.
En quel sens ?
Il souligne, par exemple, que la laïcité "implique le rejet de toutes les discriminations". Or, la carte scolaire aujourd’hui augmente de fait les inégalités. On dépense davantage dans les quartiers riches que dans les quartiers populaires ou les zones rurales. En cela, l’institution a un côté "faites ce que je dis, mais pas ce que je fais".
Le texte encourage les élèves et les enseignants à "faire vivre" la laïcité à l‘école. Qu‘en pensez-vous ?
Je crains que cela ne reste que de bonnes intentions si aucun moment spécifique n’est prévu pour cela. Par ailleurs, il me semble que les professeurs eux-mêmes ne sont pas toujours très au clair sur le sujet. Je me suis rendu compte, lors d’interventions dans les établissements, que nombreux étaient ceux qui avaient sur la laïcité des idées fausses ou qui manquaient de connaissances. On va, par exemple, répéter indéfiniment que l’école est laïque, gratuite et obligatoire… sans préciser que c’est l’instruction seule qui est obligatoire ni évoquer l’enseignement privé catholique subventionné par l’État ou les cours de religion dans les écoles d’Alsace et de Moselle.
Il s‘agirait donc de mieux former les enseignants sur ces questions ?
Il faut commencer par faire des manuels sérieux, qui ne comportent pas d’erreurs, et, en effet, former les professeurs afin qu’ils puissent, dans un second temps, parler avec les élèves et conduire des débats. Il y a quelques années, deux enseignants de philosophie m’ont dit que, lorsqu’ils avaient parlé de Darwin en classe, des élèves s’étaient insurgés et avaient sorti le Coran. Or, en leur parlant, je me suis aperçu non seulement que leur savoir sur la théorie de l’évolution était complètement dépassé, ce que je peux comprendre, mais que la nature de leurs propos était complètement dogmatique. Eux-mêmes ne faisaient pas la distinction entre dogmatisme et savoir.
Vous défendez pourtant l‘enseignement de la morale laïque. Pourquoi ?
Je mets en effet beaucoup d’espoir dans cet enseignement. La démocratie ne tombe pas du ciel, elle résulte d’un équilibre subtil entre liberté et responsabilité. Cela s’apprend, et cela aussi à l’école. Mais il faut pour cela que les élèves puissent faire des remarques et exercer leur esprit critique. Et cet enseignement s’adressera aussi bien à l’élève d’Henri-IV qu’à celui d’une ZEP. C’est capital si on veut remettre la laïcité sur ses rails, alors que ces dernières années on l’a souvent instrumentalisée pour diviser les Français.
* Jean Baubérot occupe depuis 1991 la chaire Histoire et sociologie de la laïcité à l’École pratique des hautes études.