Les innovations numériques vont-elles changer en profondeur le système éducatif ?
Emmanuel Davidenkoff. A chaque fois qu’une nouveauté intervient, un chercheur ou un expert anticipent un bouleversement de l’école. L’électrification des lignes de trains aux Etats-Unis devait modifier la carte scolaire américaine avec la possibilité de regrouper dans des écoles immenses les enfants venus des campagnes. En fait, l’administration américaine a simplement construit des écoles dans les villages. Les mêmes projections ont été faites avec l’arrivée de la télévision, susceptible de faire table rase du passé. Et aujourd’hui, on annonce une révolution avec les nouvelles technologies et Internet. Et pourtant, cette fois, elle aura bien lieu.
Arrive un véritable « tsunami éducatif« , pour reprendre la formule du patron de Stanford. Ces technologies ont un impact sur la façon dont on construit une offre de formation. Pourquoi ? Là où ces innovations numériques ont déjà émergé – dans l’industrie ou l’édition, par exemple -, elles ont provoqué des changements majeurs que l’on peut anticiper en matière éducative. Elles ont engendré de nouveaux modèles économiques avec le pari de faire aussi bien et moins cher, ou mieux au même prix. Elles ont aussi fait monter le poids des communautés de consommateurs – mais cette tendance peut s’appliquer en matière de services publics avec des communautés d’usagers. Enfin, elles ont plutôt favorisé des structures collaboratives, horizontales, souples et mobiles, à rebours des organismes verticaux et pyramidaux encore en vigueur à l’école et à l’université.
Marcel Gauchet. L’introduction du numérique entraîne une transformation très profonde des manières d’enseigner et plus généralement du rapport de la société à l’enseignement. La description de cette révolution que donne Emmanuel Davidenkoff est juste. A l’école, le numérique ne se borne pas à secréter des moyens supplémentaires, il fabrique une culture. Il se trouve en phase avec toute une philosophie de l’école qui promeut l’individu, qui met au centre l’activité du sujet apprenant. L’école s’orientait vers cette direction depuis des décennies, et voilà qu’un moyen technique en démultiplie les possibilités.
L’accès immédiat de chacun à toute l’information disponible, quel stimulant pédagogique ! C’est une rencontre électrique entre le système d’enseignement dans ce qu’il veut être avec l’offre technique ! Une telle conjonction produit des effets énormes. D’ailleurs, les enseignants participent activement à la diffusion de cet usage d’Internet. Contrairement à une idée reçue, ils font partie des populations les plus numérisées et gardent une bonne longueur d’avance sur leurs élèves. Mais l’école ne va pas changer en fonction de son alignement sur les normes de l’univers culturel numérique. Ce qui va la changer le plus en profondeur, ce sont les exigences de formation au numérique. L’école ne doit pas se penser en sanctuaire.
E.D. Elle s’est comportée de cette façon avec la télévision, qui n’a jamais été admise à l’école. Or, vivrait-on dans cette « démocratie cathodique » avec son lot de people, de petites phrases, d’immédiateté, si l’école avait appris aux élèves à comprendre une image, à s’en méfier aussi ? Ne faisons pas avec le numérique la même erreur qu’avec la télévision.
M.G. C’est vrai. La télévision a fait peur parce qu’elle a été identifiée au divertissement et au règne de l’image. Le numérique, en revanche, ne suscite pas les mêmes réflexes, parce qu’il s’apparente à l’univers du travail et de l’économie. Et puis il est vecteur de l’écrit autant que de l’image. L’école est plus à son aise pour s’en saisir et former à son emploi.
Le médium numérique ne va-t-il pas changer la manière d’enseigner ? N’a-t-il pas en lui-même des effets ?
M.G. En lui-même, le médium numérique n’a aucune doctrine pédagogique particulière. Il est neutre. Mais, là où il rencontre directement le problème scolaire, c’est qu’il considère l’acte individuel de recherche comme point de départ de tout. Il se fonde sur la demande de l’usager. Or la structure scolaire est bâtie autour de l’idée d’offre, d’un cadre de programmes, d’une progression à assurer chez les élèves. Cette contradiction, ou, du moins, cette différence d’approche, déstabilise une institution qui prétend normer les étapes d’un apprentissage.
Et puis, la surabondance de cette information facile d’accès change la hiérarchie des tâches. On ne va plus à l’école pour acquérir une information aisément disponible par ailleurs mais pour transformer ces informations en un vrai savoir. L’institution scolaire se trouve face à ce nouveau défi : privilégier l’acquisition des cadres intellectuels pour permettre le bon usage de cette information. Ça n’est pas exactement « apprendre à apprendre », selon la théorie pédagogique classique, c’est acquérir les moyens de maîtriser une information disponible.
E.D. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur cette mission de tri de l’information, de hiérarchisation, de recherche des sources qui incombe à l’école. Mais vous décrivez davantage le fonctionnement d’un moteur de recherche comme celui de Google que du numérique au sens large. Les Moocs [NDLR : massive online open courses] – ces cours accessibles gratuitement à tous via Internet – aident justement à faire le tri. Et d’ailleurs, ils reproduisent un système d’enseignement assez traditionnel : un professeur donne une leçon en ligne diffusée en vidéo et peut même sanctionner le cursus des élèves par une certification. C’est une forme très classique d’enseignement qui est celle du cours magistral mais sans dimension « présentielle ».
Alors évidemment, pour le corps enseignant, l’arrivée de ces Moocs pose des problèmes. Ces profs, excellents pédagogues, qui mettent leurs cours en ligne sont des concurrents pour les autres profs. Mais les Moocs peuvent également être des assistants : ils font participer les élèves en ligne, et, par un savant traitement de données, permettent de pointer les notions, les idées qui n’ont pas été acquises par tel ou tel élève. Malgré l’importance de leur audience, ces Moocs peuvent donc offrir du sur-mesure et permettre un suivi individuel.
Les cours en ligne massifient et individualisent l’enseignement. Mais, est-ce à dire qu’à terme on pourra se passer des profs « classiques » dans une salle de cours ?
E.D. Non. On peut se demander si au contraire l’arrivée du numérique n’exige pas davantage de professeurs. Un exemple concret : j’ai assisté à un cours donné par un grand physicien dans le prestigieux MIT de Boston. Il a consacré la première demi-heure à résumer et à enrichir le cours – le Mooc – diffusé la veille sur Internet. Puis, au moment des exercices d’applications, cinq assistants sont alors entrés dans la salle pour aider les étudiants. Résultat : l’enseignant est toujours là et il se trouve même flanqué de quelques doctorants fort utiles.
S’il y a menace, c’est sur la partie « standardisable » de l’enseignement. Si, demain, un lycée privé décidait de passer aux Moocs tout en faisant appel à des professeurs pour expliciter les cours délivrés sur le Web, il y a fort à parier qu’il diminuerait très fortement son coût de fonctionnement en réduisant ses effectifs. Les frais de scolarité pourraient être divisés par trois. Ce serait une révolution économique et scolaire.
M.G. Dans l’univers numérique, les élèves sont encore plus demandeurs vis-à-vis des enseignants. Ceux-ci n’ont rien à craindre pour leur poste, mais le contenu de leur travail risque de changer. Ils sont moins des distributeurs de connaissances que les médiateurs des élèves avec les difficultés de cette connaissance. Ce recours au numérique ne met pas au même niveau le prof et l’élève. Bien au contraire. La technique du cours inversé (d’abord le cours sur Internet puis les explications en classe) n’aboutit pas à une conversation égalitaire mais à une demande renforcée de service, d’encadrement et d’autorité. Le numérique ne permettra pas à l’Etat de faire des économies sur le budget de l’Education nationale. Dommage pour les comptables de Bercy.
Les élèves sont-ils si enthousiastes que cela face au numérique ?
E.D. Les directeurs d’école ne cessent de le dire : les élèves veulent des cours et une parole d’autorité. De ce point de vue, le postulat de Marcel Gauchet selon lequel auraient gagné les courants pédagogiques faisant de l’enfant l’acteur de la construction de ses savoirs ne me semble pas évident.
M.G. Distinguons deux choses. Il y a un idéal de l’école contemporaine centré sur l’acte d’apprendre et non sur le besoin de transmettre. Et puis, il y a la pratique scolaire qui bute sur une difficulté imprévue : la production de passivité par les méthodes actives. En pratique, la majorité des élèves quand on sollicite leur activité, s’ennuie, se bloque. Finalement, cette méthode fonctionne bien dans les milieux les plus favorisés mais pas dans les quartiers populaires. Pour revenir à votre question sur les élèves face à la pédagogie numérique, on retrouve les mêmes limites : les élèves se montrent enthousiastes mais ils expriment un besoin de sécurité – même à l’université. Et la démarche trop personnelle, trop individualisée, est perçue comme insécurisante. Ils ont besoin de la garantie apportée par l’institution. Il ne faut pas croire que la demande des élèves comme des étudiants soit spontanément libertaire et idéaliste.
Le numérique n’accroît-il pas les inégalités scolaires ?
E.D. Mais est-on satisfait de la réduction des inégalités aujourd’hui, alors que les nouvelles technologies ne sont pas encore diffusées massivement à l’école ? On demande au numérique de réaliser un objectif sur lequel le « non-numérique » butte depuis des décennies. Des chercheurs ont très bien montré que le même support génère des pratiques culturelles différentes. Regarder Arte ou TF1, c’est regarder la télévision, mais pas le même programme ni le même contenu. Or ce raisonnement s’applique avec encore plus de force dans l’univers Internet tant les sites sont différents. C’est donc à l’école d’aider les jeunes à acquérir une distance critique vis-à-vis du Web. Et à l’école d’informer sur les enjeux et les techniques du numérique, qui sera demain pourvoyeur d’emplois.
M.G. Les inégalités scolaires renvoient en priorité aux inégalités héritées, aux différences de bagages familiaux. Avec ou sans Internet, on sait que le vocabulaire dont dispose un enfant de six ans détermine sa réussite scolaire et donc son destin social. Et ce vocabulaire, il le tient pour l’essentiel de sa famille. Or le numérique valorise spontanément le bagage de capacité logique et d’organisation des connaissances dont les individus disposent très tôt, notamment du fait de leur vocabulaire. De ce point de vue-là, mieux on est outillé intellectuellement, plus on est efficace grâce au numérique. C’est donc un facteur d’inégalité.
E.D. Pas si sûr. Un exemple très concret ? Aujourd’hui, quand un enfant ne sait pas, il demande à ses parents. Si ces derniers ne savent pas, toute la famille cherche la réponse sur le Net. Hier, il fallait consulter le Grand Robert ou l’encyclopédie Universalis dont n’étaient pas équipées les familles les plus modestes. Mais, encore une fois, l’accès au savoir brut ne suffit pas, et il revient au professeur d’orienter l’élève dans ses recherches, de lui suggérer des sites appropriés.
Le numérique appliqué à l’éducation n’exacerbe-t-il pas davantage la concurrence à l’école et dans les universités et, surtout, ne marchandise-t-il pas un peu plus le savoir ?
E.D. Je parie que, dans cinq ans, il existera un Amazon de l’éducation, une grande plateforme avec des offreurs de cours en concurrence. Mais cette infrastructure ne va pas se substituer à l’école en chair, en os et en béton. Cependant, c’est au système éducatif de se montrer capable de répondre à la demande des élèves.
M.G. Les systèmes d’enseignement sont déjà en concurrence. Et il faut bien faire avec. Le numérique s’insère dans ce phénomène, il ne le crée pas mais le démultiplie. Par la possibilité de comparer à grande échelle les universités, leur cote, leurs enseignants, leurs débouchés, Internet produit naturellement de la concurrence et des inégalités. Au lieu de refuser cette dynamique inévitable, il faut se pencher sur la réponse à y apporter. Sur le fond, les demandes à l’égard du système d’enseignement vont s’accroître. Cette concurrence par le numérique ne marginalise pas l’Education nationale, au contraire, elle place l’institution au coeur du problème. Mais elle oblige le système éducatif à clarifier ses missions, ses objectifs. Il n’y a là aucun déterminisme technologique.
Les protagonistes
Emmanuel Davidenkoff. Spécialiste de l’éducation, directeur de la rédaction du magazine L’Etudiant (Groupe Express-Roularta), il est l’auteur de l’ouvrage Le Tsunami numérique (Stock).
Marcel Gauchet. Philosophe, directeur d’études à l’EHESS, rédacteur en chef de la revue Le Débat, il vient de publier, avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre (Stock).