In Veille et Analyse TICE – le 28 septembre 2013 :
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L’impression que l’on peut ressentir en ce moment c’est une sorte de continuel recommencement à moins que ce ne soit l’incapacité à dépasser le « déjà là » technique et éducatif. Plusieurs éléments viennent conforter, voire initier cette impression : des lectures, des observations, des constats. Parmi ceux-ci on trouvera un numéro spécial de la revue Sciences Humaines n°2525 en date d’Octobre Novembre 2013, un numéro de la revue philosophie magazine (n°23 octobre 2013), le rapport conjoint IGEN / IGAENR – 24/09/2013 sur « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel » ou encore la liste impressionnante d’applications éducatives sur tablettes qui sont de simples copies de ce qui avait déjà été pensé dans les années 1980 au début de l’informatique individuelle, en passant par les fameux MOOC (CLOM en français) dont Thierry Karsenty nous livre son analyse dans la revue de pédagogie universitaire RITPU (http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v10_n02.pdf ). D’autres éléments semblent conforter notre lecture qui pourront être convoqués plus loin.
Rappelons ici une question qui nous semble fondamentale : la question centrale est d’abord celle de l’éducation au sens large avant d’être une question technique, économique… On peut aussi aller plus loin, au risque de dériver dans de l’inaccessible, en parlant de culture à l’ère du numérique. Partir de trop loin c’est ne jamais opérationnaliser, partir de trop près c’est risquer l’impossibilité d’analyser. En premier lieu, on peut reprendre une hypothèse que nous soumet Stéphane Vial dans son ouvrage « L’être et l’écran, Comment le numérique change la perception » (Puf septembre 2013), dans lequel il évoque le passage du phénomène (observable) au noumène (capacité d’un « objet » à se situer hors du champ des expériences possibles – Vial p.188). en d’autres termes l’informatique s’est progressivement dématérialisé, dans l’expérience que chacun peut en faire individuellement jusqu’à ce que l’on ne puisse en faire réellement une expérience sensible mais bien plutôt une impression d’expérience au travers des machines, des artefacts que nous avons entre les mains : plus c’est transparent, plus c’est opaque; plus c’est facile à utiliser plus les programmes sont puissants et invisibles.
Mais alors, pourquoi tourne-t-on en rond ? Parce que nous sommes, pour l’instant, incapables d’imaginer une autre manière de comprendre et de construire le monde que celle qui a prévalu avec l’invention de l’ordinateur et de l’informatique au sortir de la seconde guerre mondiale et popularisée avec la démocratisation de ces objets à partir du début des années 1980. Mêmes constats, mêmes remèdes, avec des objets et des moyens nouveaux, mais pas si nouveaux que ça en réalité (le binaire domine toujours l’informatique). Faut-il alors imaginer un autre monde si finalement les « classiques » restent en place ? Probablement, parce que, comme le dit Michel Serres dans cette partie de son propos souvent laissé de coté, l’informatique ne fait qu’accompagner d’autres évolutions au moins aussi importantes de la société. Quand Jean Luc Nancy, dans la revue Philosophie magazine déclare à propos du téléphone portable : « Cet objet a quelque chose à voir avec la mort de Dieu. Il témoigne que nous sommes arrivée au stade ou l’humanité prend soin d’elle même après avoir congédié Dieu » (p.61). Par une autre approche l’humain tente actuellement de passer de la lutte contre la nature à la construction d’une nouvelle nature. On peut entendre cette approche dans les théories de la singularité qui émergent en ce moment et semblent rencontrer un réel succès auprès de personnes influentes (cf. l’arrivée de Ray Kurtsweil dans le staff de Google. Or cette approche semble prendre un ascendant très fort sur des choix de société et surtout sur des visions technologiques de la société de demain. Elle semble tenter de sortir de cette ronde infernale.
La lecture du rapport conjoint IGEN-IGAEN illustre parfaitement cette incapacité à sortir du cercle. Si les constats sont justes, les recommandations sont les bases d’un recommencement de quelque chose de déjà là (« industries » du numérique éducatif) dont il s’agirait simplement de (re)structurer la filière. Or cette recommandation oublie tout simplement de poser deux autres questions essentielles : celle d’une part du pilotage national comme une solution à tous les problèmes dont le rapport se fait le porte parole et celle d’un système scolaire « étal » dont le fonctionnement irait de soi dans le bon sens dont le rapport oublie de questionner les fondamentaux (cf. les deux passages sur la numérisation des examens, et ceux sur le B2i et le C2i2e…). En d’autres termes ce rapport manque d’inventivité (comme celle qu’appelle de ses voeux Michel Serres dans sa conférence fondatrice de 2007 à l’INRIA : « nous sommes condamnés à être inventifs », ce qui l’amène à écrire ensuite « Petite Poucette », suggérant ainsi que nous sommes, pour tous ceux qui sont en âge de piloter la société, incapable d’inventer l’avenir (votre serviteur y compris ).
Du coté des Mooc(s) et autres dispositifs qui font le bruit du moment sur l’internet de l’enseignement, on soulève petit à petit le voile de la réalité de la recherche d’une nouvelle forme industrielle de l’enseignement. On ne change pas le fond, mais on profite de la dynamique induite par les moyens numériques pour trouver de nouvelles configuration économiques (rentabilité) et industrielles (massification) dans un contexte de concurrence dans l’accès aux savoirs. Le nombre d’inscrits cache largement le nombre d’abandons et le nombre de certifications, mais cela on n’en parle quasiment pas, tout ébahis du pseudo succès. En 1993 déjà cette forme était étudiée, dès la fin des années 1990 de nombreux contenus d’enseignements étaient mis en ligne (papier d’abord, audio puis vidéo ensuite). Mais cette forme n’est que la résurgence de l’ancienne FAD papier, avec ses errements, ses questionnements, les outils en moins.
Et pourtant, ici et là émergent des idées, des pistes d’action. Mais elles semblent bien trop dangereuses pour la stabilité de nos sociétés. Les bouleversements politiques de pays du pourtour méditerranéen au printemps 2012 sont davantage porteurs de ces pistes d’action que les résultats obtenus concrètement dans l’organisation de sociétés qui se sont vite repliées sur du stable, du déjà connu. Et cela parce que certains types de pouvoirs ne fonctionnent que pour leur propre survie, fusse au détriment de ceux auxquels il s’applique, les peuples. L’exemple de la NSA et de sa surveillance montre que cela est identique dans tous les pays mais de manière différente bien sûr.
Pour le monde scolaire les hypothèses existent depuis longtemps et de nombreux acteurs, souvent inconnus, parfois connus, ont tenté d’inventer, mais ont vite été étouffé car leurs inventions supposaient d’autres bouleversements au sein de la société qui étaient trop lourd à mettre en place. L’émergence de nouvelles potentialités offertes pas les technologies numérique est en train de réveiller l’inventivité, mais bien plus lentement que le bouleversement du vivre ensemble n’est en train de s’opérer. Ce qui est troublant c’est que le numérique fait opérer nombre de révolutions minuscules (en particulier individuelles) qui parfois se traduisent en majuscules, mais de manière ponctuelle, pour l’instant. Ce que l’on observe, et les constats sont là dans toutes ces sources d’observation et d’analyse, c’est que c’est à l’échelle micro que les changements s’opèrent. Malheureusement nos états ne fonctionnent qu’au niveau macro (cf. le rapport de l’IGEN IGAEN) et cette unique approche, issue d’ailleurs des modèles de formation des cadres de nos nations, est en train progressivement de s’effriter. Malheureusement les modèles qui se développent partent des individus et supposent un fort engagement personnel. Or entre l’invention et la soumission, l’individu peut être amené à choisir la sécurisation du parcours, ce qui inévitablement invite à tourner en rond…
A débattre
BD
En annexe un élément de réflexion sur la possibilité de dépasser le « déjà là »
Il y a plus d’un siècle, voilà ce qu’avait écrit un réformiste musulman d’Alep, Abdelrahman Kawakibi (1855-1902) à propos des dictatures : « La disparition de l’État tyrannique ne touche pas les seuls tyrans. Elle englobe la destruction des terres, des hommes et des maisons. Car l’État tyrannique, dans ses dernières phases, frappe aveuglément, tel un taureau excité ou un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il se détruit et écrase en même temps son peuple et son pays avant de se rendre à son sort. Comme si les gens payaient en fin de compte le prix de leur long silence face à l’injustice et de leur soumission à l’humiliation et à l’esclavage. »
– See more at: http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=1458#sthash.5SUuaNWz.dpuf
L’impression que l’on peut ressentir en ce moment c’est une sorte de continuel recommencement à moins que ce ne soit l’incapacité à dépasser le « déjà là » technique et éducatif. Plusieurs éléments viennent conforter, voire initier cette impression : des lectures, des observations, des constats. Parmi ceux-ci on trouvera un numéro spécial de la revue Sciences Humaines n°2525 en date d’Octobre Novembre 2013, un numéro de la revue philosophie magazine (n°23 octobre 2013), le rapport conjoint IGEN / IGAENR – 24/09/2013 sur « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel » ou encore la liste impressionnante d’applications éducatives sur tablettes qui sont de simples copies de ce qui avait déjà été pensé dans les années 1980 au début de l’informatique individuelle, en passant par les fameux MOOC (CLOM en français) dont Thierry Karsenty nous livre son analyse dans la revue de pédagogie universitaire RITPU (http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v10_n02.pdf ). D’autres éléments semblent conforter notre lecture qui pourront être convoqués plus loin.
Rappelons ici une question qui nous semble fondamentale : la question centrale est d’abord celle de l’éducation au sens large avant d’être une question technique, économique… On peut aussi aller plus loin, au risque de dériver dans de l’inaccessible, en parlant de culture à l’ère du numérique. Partir de trop loin c’est ne jamais opérationnaliser, partir de trop près c’est risquer l’impossibilité d’analyser. En premier lieu, on peut reprendre une hypothèse que nous soumet Stéphane Vial dans son ouvrage « L’être et l’écran, Comment le numérique change la perception » (Puf septembre 2013), dans lequel il évoque le passage du phénomène (observable) au noumène (capacité d’un « objet » à se situer hors du champ des expériences possibles – Vial p.188). en d’autres termes l’informatique s’est progressivement dématérialisé, dans l’expérience que chacun peut en faire individuellement jusqu’à ce que l’on ne puisse en faire réellement une expérience sensible mais bien plutôt une impression d’expérience au travers des machines, des artefacts que nous avons entre les mains : plus c’est transparent, plus c’est opaque; plus c’est facile à utiliser plus les programmes sont puissants et invisibles.
Mais alors, pourquoi tourne-t-on en rond ? Parce que nous sommes, pour l’instant, incapables d’imaginer une autre manière de comprendre et de construire le monde que celle qui a prévalu avec l’invention de l’ordinateur et de l’informatique au sortir de la seconde guerre mondiale et popularisée avec la démocratisation de ces objets à partir du début des années 1980. Mêmes constats, mêmes remèdes, avec des objets et des moyens nouveaux, mais pas si nouveaux que ça en réalité (le binaire domine toujours l’informatique). Faut-il alors imaginer un autre monde si finalement les « classiques » restent en place ? Probablement, parce que, comme le dit Michel Serres dans cette partie de son propos souvent laissé de coté, l’informatique ne fait qu’accompagner d’autres évolutions au moins aussi importantes de la société. Quand Jean Luc Nancy, dans la revue Philosophie magazine déclare à propos du téléphone portable : « Cet objet a quelque chose à voir avec la mort de Dieu. Il témoigne que nous sommes arrivée au stade ou l’humanité prend soin d’elle même après avoir congédié Dieu » (p.61). Par une autre approche l’humain tente actuellement de passer de la lutte contre la nature à la construction d’une nouvelle nature. On peut entendre cette approche dans les théories de la singularité qui émergent en ce moment et semblent rencontrer un réel succès auprès de personnes influentes (cf. l’arrivée de Ray Kurtsweil dans le staff de Google. Or cette approche semble prendre un ascendant très fort sur des choix de société et surtout sur des visions technologiques de la société de demain. Elle semble tenter de sortir de cette ronde infernale.
La lecture du rapport conjoint IGEN-IGAEN illustre parfaitement cette incapacité à sortir du cercle. Si les constats sont justes, les recommandations sont les bases d’un recommencement de quelque chose de déjà là (« industries » du numérique éducatif) dont il s’agirait simplement de (re)structurer la filière. Or cette recommandation oublie tout simplement de poser deux autres questions essentielles : celle d’une part du pilotage national comme une solution à tous les problèmes dont le rapport se fait le porte parole et celle d’un système scolaire « étal » dont le fonctionnement irait de soi dans le bon sens dont le rapport oublie de questionner les fondamentaux (cf. les deux passages sur la numérisation des examens, et ceux sur le B2i et le C2i2e…). En d’autres termes ce rapport manque d’inventivité (comme celle qu’appelle de ses voeux Michel Serres dans sa conférence fondatrice de 2007 à l’INRIA : « nous sommes condamnés à être inventifs », ce qui l’amène à écrire ensuite « Petite Poucette », suggérant ainsi que nous sommes, pour tous ceux qui sont en âge de piloter la société, incapable d’inventer l’avenir (votre serviteur y compris ).
Du coté des Mooc(s) et autres dispositifs qui font le bruit du moment sur l’internet de l’enseignement, on soulève petit à petit le voile de la réalité de la recherche d’une nouvelle forme industrielle de l’enseignement. On ne change pas le fond, mais on profite de la dynamique induite par les moyens numériques pour trouver de nouvelles configuration économiques (rentabilité) et industrielles (massification) dans un contexte de concurrence dans l’accès aux savoirs. Le nombre d’inscrits cache largement le nombre d’abandons et le nombre de certifications, mais cela on n’en parle quasiment pas, tout ébahis du pseudo succès. En 1993 déjà cette forme était étudiée, dès la fin des années 1990 de nombreux contenus d’enseignements étaient mis en ligne (papier d’abord, audio puis vidéo ensuite). Mais cette forme n’est que la résurgence de l’ancienne FAD papier, avec ses errements, ses questionnements, les outils en moins.
Et pourtant, ici et là émergent des idées, des pistes d’action. Mais elles semblent bien trop dangereuses pour la stabilité de nos sociétés. Les bouleversements politiques de pays du pourtour méditerranéen au printemps 2012 sont davantage porteurs de ces pistes d’action que les résultats obtenus concrètement dans l’organisation de sociétés qui se sont vite repliées sur du stable, du déjà connu. Et cela parce que certains types de pouvoirs ne fonctionnent que pour leur propre survie, fusse au détriment de ceux auxquels il s’applique, les peuples. L’exemple de la NSA et de sa surveillance montre que cela est identique dans tous les pays mais de manière différente bien sûr.
Pour le monde scolaire les hypothèses existent depuis longtemps et de nombreux acteurs, souvent inconnus, parfois connus, ont tenté d’inventer, mais ont vite été étouffé car leurs inventions supposaient d’autres bouleversements au sein de la société qui étaient trop lourd à mettre en place. L’émergence de nouvelles potentialités offertes pas les technologies numérique est en train de réveiller l’inventivité, mais bien plus lentement que le bouleversement du vivre ensemble n’est en train de s’opérer. Ce qui est troublant c’est que le numérique fait opérer nombre de révolutions minuscules (en particulier individuelles) qui parfois se traduisent en majuscules, mais de manière ponctuelle, pour l’instant. Ce que l’on observe, et les constats sont là dans toutes ces sources d’observation et d’analyse, c’est que c’est à l’échelle micro que les changements s’opèrent. Malheureusement nos états ne fonctionnent qu’au niveau macro (cf. le rapport de l’IGEN IGAEN) et cette unique approche, issue d’ailleurs des modèles de formation des cadres de nos nations, est en train progressivement de s’effriter. Malheureusement les modèles qui se développent partent des individus et supposent un fort engagement personnel. Or entre l’invention et la soumission, l’individu peut être amené à choisir la sécurisation du parcours, ce qui inévitablement invite à tourner en rond…
A débattre
BD
En annexe un élément de réflexion sur la possibilité de dépasser le « déjà là »
Il y a plus d’un siècle, voilà ce qu’avait écrit un réformiste musulman d’Alep, Abdelrahman Kawakibi (1855-1902) à propos des dictatures : « La disparition de l’État tyrannique ne touche pas les seuls tyrans. Elle englobe la destruction des terres, des hommes et des maisons. Car l’État tyrannique, dans ses dernières phases, frappe aveuglément, tel un taureau excité ou un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il se détruit et écrase en même temps son peuple et son pays avant de se rendre à son sort. Comme si les gens payaient en fin de compte le prix de leur long silence face à l’injustice et de leur soumission à l’humiliation et à l’esclavage. »
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L’impression que l’on peut ressentir en ce moment c’est une sorte de continuel recommencement à moins que ce ne soit l’incapacité à dépasser le « déjà là » technique et éducatif. Plusieurs éléments viennent conforter, voire initier cette impression : des lectures, des observations, des constats. Parmi ceux-ci on trouvera un numéro spécial de la revue Sciences Humaines n°2525 en date d’Octobre Novembre 2013, un numéro de la revue philosophie magazine (n°23 octobre 2013), le rapport conjoint IGEN / IGAENR – 24/09/2013 sur « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel » ou encore la liste impressionnante d’applications éducatives sur tablettes qui sont de simples copies de ce qui avait déjà été pensé dans les années 1980 au début de l’informatique individuelle, en passant par les fameux MOOC (CLOM en français) dont Thierry Karsenty nous livre son analyse dans la revue de pédagogie universitaire RITPU (http://www.ritpu.org/IMG/pdf/RITPU_v10_n02.pdf ). D’autres éléments semblent conforter notre lecture qui pourront être convoqués plus loin.
Rappelons ici une question qui nous semble fondamentale : la question centrale est d’abord celle de l’éducation au sens large avant d’être une question technique, économique… On peut aussi aller plus loin, au risque de dériver dans de l’inaccessible, en parlant de culture à l’ère du numérique. Partir de trop loin c’est ne jamais opérationnaliser, partir de trop près c’est risquer l’impossibilité d’analyser. En premier lieu, on peut reprendre une hypothèse que nous soumet Stéphane Vial dans son ouvrage « L’être et l’écran, Comment le numérique change la perception » (Puf septembre 2013), dans lequel il évoque le passage du phénomène (observable) au noumène (capacité d’un « objet » à se situer hors du champ des expériences possibles – Vial p.188). en d’autres termes l’informatique s’est progressivement dématérialisé, dans l’expérience que chacun peut en faire individuellement jusqu’à ce que l’on ne puisse en faire réellement une expérience sensible mais bien plutôt une impression d’expérience au travers des machines, des artefacts que nous avons entre les mains : plus c’est transparent, plus c’est opaque; plus c’est facile à utiliser plus les programmes sont puissants et invisibles.
Mais alors, pourquoi tourne-t-on en rond ? Parce que nous sommes, pour l’instant, incapables d’imaginer une autre manière de comprendre et de construire le monde que celle qui a prévalu avec l’invention de l’ordinateur et de l’informatique au sortir de la seconde guerre mondiale et popularisée avec la démocratisation de ces objets à partir du début des années 1980. Mêmes constats, mêmes remèdes, avec des objets et des moyens nouveaux, mais pas si nouveaux que ça en réalité (le binaire domine toujours l’informatique). Faut-il alors imaginer un autre monde si finalement les « classiques » restent en place ? Probablement, parce que, comme le dit Michel Serres dans cette partie de son propos souvent laissé de coté, l’informatique ne fait qu’accompagner d’autres évolutions au moins aussi importantes de la société. Quand Jean Luc Nancy, dans la revue Philosophie magazine déclare à propos du téléphone portable : « Cet objet a quelque chose à voir avec la mort de Dieu. Il témoigne que nous sommes arrivée au stade ou l’humanité prend soin d’elle même après avoir congédié Dieu » (p.61). Par une autre approche l’humain tente actuellement de passer de la lutte contre la nature à la construction d’une nouvelle nature. On peut entendre cette approche dans les théories de la singularité qui émergent en ce moment et semblent rencontrer un réel succès auprès de personnes influentes (cf. l’arrivée de Ray Kurtsweil dans le staff de Google. Or cette approche semble prendre un ascendant très fort sur des choix de société et surtout sur des visions technologiques de la société de demain. Elle semble tenter de sortir de cette ronde infernale.
La lecture du rapport conjoint IGEN-IGAEN illustre parfaitement cette incapacité à sortir du cercle. Si les constats sont justes, les recommandations sont les bases d’un recommencement de quelque chose de déjà là (« industries » du numérique éducatif) dont il s’agirait simplement de (re)structurer la filière. Or cette recommandation oublie tout simplement de poser deux autres questions essentielles : celle d’une part du pilotage national comme une solution à tous les problèmes dont le rapport se fait le porte parole et celle d’un système scolaire « étal » dont le fonctionnement irait de soi dans le bon sens dont le rapport oublie de questionner les fondamentaux (cf. les deux passages sur la numérisation des examens, et ceux sur le B2i et le C2i2e…). En d’autres termes ce rapport manque d’inventivité (comme celle qu’appelle de ses voeux Michel Serres dans sa conférence fondatrice de 2007 à l’INRIA : « nous sommes condamnés à être inventifs », ce qui l’amène à écrire ensuite « Petite Poucette », suggérant ainsi que nous sommes, pour tous ceux qui sont en âge de piloter la société, incapable d’inventer l’avenir (votre serviteur y compris ).
Du coté des Mooc(s) et autres dispositifs qui font le bruit du moment sur l’internet de l’enseignement, on soulève petit à petit le voile de la réalité de la recherche d’une nouvelle forme industrielle de l’enseignement. On ne change pas le fond, mais on profite de la dynamique induite par les moyens numériques pour trouver de nouvelles configuration économiques (rentabilité) et industrielles (massification) dans un contexte de concurrence dans l’accès aux savoirs. Le nombre d’inscrits cache largement le nombre d’abandons et le nombre de certifications, mais cela on n’en parle quasiment pas, tout ébahis du pseudo succès. En 1993 déjà cette forme était étudiée, dès la fin des années 1990 de nombreux contenus d’enseignements étaient mis en ligne (papier d’abord, audio puis vidéo ensuite). Mais cette forme n’est que la résurgence de l’ancienne FAD papier, avec ses errements, ses questionnements, les outils en moins.
Et pourtant, ici et là émergent des idées, des pistes d’action. Mais elles semblent bien trop dangereuses pour la stabilité de nos sociétés. Les bouleversements politiques de pays du pourtour méditerranéen au printemps 2012 sont davantage porteurs de ces pistes d’action que les résultats obtenus concrètement dans l’organisation de sociétés qui se sont vite repliées sur du stable, du déjà connu. Et cela parce que certains types de pouvoirs ne fonctionnent que pour leur propre survie, fusse au détriment de ceux auxquels il s’applique, les peuples. L’exemple de la NSA et de sa surveillance montre que cela est identique dans tous les pays mais de manière différente bien sûr.
Pour le monde scolaire les hypothèses existent depuis longtemps et de nombreux acteurs, souvent inconnus, parfois connus, ont tenté d’inventer, mais ont vite été étouffé car leurs inventions supposaient d’autres bouleversements au sein de la société qui étaient trop lourd à mettre en place. L’émergence de nouvelles potentialités offertes pas les technologies numérique est en train de réveiller l’inventivité, mais bien plus lentement que le bouleversement du vivre ensemble n’est en train de s’opérer. Ce qui est troublant c’est que le numérique fait opérer nombre de révolutions minuscules (en particulier individuelles) qui parfois se traduisent en majuscules, mais de manière ponctuelle, pour l’instant. Ce que l’on observe, et les constats sont là dans toutes ces sources d’observation et d’analyse, c’est que c’est à l’échelle micro que les changements s’opèrent. Malheureusement nos états ne fonctionnent qu’au niveau macro (cf. le rapport de l’IGEN IGAEN) et cette unique approche, issue d’ailleurs des modèles de formation des cadres de nos nations, est en train progressivement de s’effriter. Malheureusement les modèles qui se développent partent des individus et supposent un fort engagement personnel. Or entre l’invention et la soumission, l’individu peut être amené à choisir la sécurisation du parcours, ce qui inévitablement invite à tourner en rond…
A débattre
BD
En annexe un élément de réflexion sur la possibilité de dépasser le « déjà là »
Il y a plus d’un siècle, voilà ce qu’avait écrit un réformiste musulman d’Alep, Abdelrahman Kawakibi (1855-1902) à propos des dictatures : « La disparition de l’État tyrannique ne touche pas les seuls tyrans. Elle englobe la destruction des terres, des hommes et des maisons. Car l’État tyrannique, dans ses dernières phases, frappe aveuglément, tel un taureau excité ou un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il se détruit et écrase en même temps son peuple et son pays avant de se rendre à son sort. Comme si les gens payaient en fin de compte le prix de leur long silence face à l’injustice et de leur soumission à l’humiliation et à l’esclavage. »
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