In Rue89 – le 18 septembre 2012 :
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Notre système éducatif est un des plus discriminants et anxiogène. Louis Maurin (Observatoire des inégalités) dénonce le lobby et l’idéologie élitistes.
L’école française, qui se targue d’être gratuite, républicaine et égalitaire, avec sa fameuse « méritocratie », serait une des plus discriminantes, et elle est loin d’être parmi les plus performantes. En cause, une pédagogie datant des années 50, un système élitiste de reproduction sociale, une idéologie anxiogène, et des intérêts concertés pour que rien ne bouge.
Louis Maurin est l’un des fondateurs de l’Observatoire des inégalités qui, depuis 2002, met en lumière les failles de la société française. Pour lui, l’école est le premier lieu des souffrances sociales mais aussi humaines : la réforme qu’il appelle profiterait à tous, aux enfants « favorisés », essorés par une pression délirante, aux enseignants, et à un pays qui a plus besoin de têtes créatives bien faites que de têtes bien remplies.
Rue89 : On parle beaucoup des « super-riches ». Selon vous, le cœur des discriminations en France se trouve dans notre système éducatif.
Louis Maurin : Le problème français avec son éducation vient de cette angoisse généralisée par rapport aux diplômes. On est un pays où l’école a un rôle extraordinaire. Pour moi, cette question est bien plus importante que le fait que les « super-riches » se soient super enrichis.
Toutes les études le montrent, la France est le pays qui a le système qui favorise le plus les catégories les plus favorisées.
En sixième, vers l’âge de 11 ans, les écarts entre catégories sociales restent marqués : 13,8 points sur 100 entre les ouvriers et les cadres supérieurs en français, 16,4 points en mathématiques. Les écarts sont stables entre les évaluations 2005 et 2008.
L’inégalité résulte de très nombreux facteurs, qui vont du soutien direct des parents à la connaissance des rouages du système éducatif, en passant par les modes de vie (loisirs, pratiques culturelles, etc.).
On a massifié l’école, on l’a démocratisée en ouvrant le collège et une partie du lycée, mais on n’a pas modernisé notre enseignement, contrairement à ce qu’ont fait la plupart des pays du monde.
Notre système éducatif reste un système ultra-académique, ultraformel, élitiste, anxiogène et évaluatif. C’est malheur aux perdants, à ceux qui ratent une marche, ne sont pas prêts assez tôt, c’est-à-dire les catégories sociales les plus défavorisées.
Dans la réforme Haby du collège unique des années 70, il y avait tout un volet sur la transformation des manières d’enseigner, et on l’a passé à la trappe. En France, il y a une énorme barrière difficilement franchissable, pour certains élèves, entre l’école primaire et le secondaire.
Ce n’est pourtant pas par manque de réflexion, d’études, de rapports ?
On est le pays où, en matière de réflexion pédagogique, on est allé le plus loin. On a un ensemble de penseurs et de chercheurs parmi les plus importants. Mais, en matière de pratique, on est le pays où on est allé le moins loin.
Il y a dans ce pays un mépris envers les « pédagos » (comme les « droits-de-l’hommistes », « féministes » ou « égalitaristes »), ces gens qui vont dégrader le système par le bas, le fameux « nivellement par le bas ». Les profs sont soumis à une pression d’enfer, ils doivent faire des évaluations, et certains parents demandent plus de notes.
Tout le monde à gauche ne pense pas comme vous…
Il y a dans notre pays des intérêts convergents, qui traversent largement l’espace politique, et sont en grande partie représentés à gauche dans le milieu enseignant. Et pour de nombreuses raisons.
Des mauvaises, pas tout à fait avouées : on veut faire l’école pour nos enfants, parce que ça nous allait bien à nous, anciens bons élèves qui avons bien réussi, et que ça va bien également à nos rejetons.
La transmission du diplôme n’est pas mécanique, mais ceux qui viennent de milieux peu qualifiés doivent faire des efforts plus importants pour réussir.
Les deux tiers des enfants d’enseignants et de cadres sont titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à bac+3, contre 12% des enfants d’ouvriers non qualifiés. A l’inverse, parmi ces derniers [les enfants d’ouvriers non qualifiés] 60%
ont un diplôme inférieur au bac ou pas de diplôme.
Globalement, les taux d’accès au bac augmentent, mais les enfants d’enseignants ont quatorze fois plus de chances relatives d’avoir le bac que ceux d’ouvriers non-qualifiés.
Pour de légitimes raisons aussi : le monde enseignant a été maltraité, méprisé, souvent par son ministre. Bon nombre de réformes n’ont rien changé. Il y a eu une crispation logique : « Si vous nous prenez pour des gens qui ne foutent rien et ne veulent rien changer, on ne va rien changer, on ne va rien faire pour faire évoluer les choses. » La combinaison de ces attitudes a congelé notre système.
Les victimes, ce sont les classes populaires, qui ne disent rien, ne comprennent pas bien les enjeux de l’orientation, le classement des lycées ou les astuces de la carte scolaire. Les enquêtes de l’OCDE montrent qu’en France, elles sont les plus pénalisées.
La « méritocratie » serait donc un mythe ?
Les corporations de défense de l’école d’hier, qui pensent que les années 50 étaient un âge d’or, de défense de l’élitisme républicain, sont extrêmement bien représentées. Mais les pays où le niveau scolaire est le meilleur sont ceux où on apprend à lire le plus tard, pas à 4 ans mais à 7, où on note le moins, où on met le moins la pression sur les élèves. Et cela n’a rien à voir avec un quelconque « nivellement par le bas ».
De très nombreux enseignants effectuent un travail remarquable. Ils font en sorte que la mobilité sociale existe. Il est faux de dire que l’école « produit des inégalités ».
Là non plus, cela ne sert à rien de dramatiser. Mais elle ne les réduit pas assez. L’école favorise les plus favorisés dans tous les pays, et la France en rajoute une louche. Mais elle se raconte une autre histoire, celle de la « méritocratie » républicaine.
Quelle serait la réforme vraiment de gauche ?
On est malheureusement loin d’une vraie réforme de l’école. Evidemment, il faut faire une carte scolaire vraiment mixte, les ZEP, la remédiation, du soutien, c’est l’urgence. Mais c’est comme l’aide humanitaire, cela ne règle pas le problème. Il faut relâcher la pression sur les disciplines et la valorisation des unes et des autres, revoir la notation, alléger les horaires, revoir les filières… changer la façon de faire l’école, la pédagogie.
Il nous faut des jeunes autonomes, intelligents, pas des élèves qui accumulent des savoirs par cœur. Si trop de Français échouent, ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas assez d’école, mais que la façon dont on enseigne n’est pas la bonne.
On sait qu’il y a une suprématie de la filière scientifique qui est totalement anormale, et on donne aux mathématiques un rôle qu’elles n’ont pas à jouer. Faisons un seul bac et cela disparaît. Ça veut pas dire qu’on aura moins d’excellents ingénieurs !
Développons des matières techniques au collège pour tous, pas de voies de relégation. Les pays qui ont le moins d’inégalités et le niveau le plus élevé sont ceux où l’unicité des filières est la plus longue, ceux où on se spécialise le plus tard. La durée de vie s’allonge, allongeons la scolarité générale et faisons passer le bac à 19 ou 20 ans.
Vous parlez aussi beaucoup des rythmes insensés qui affectent tous les élèves…
Cela profiterait à tous ceux qui sont le plus éloignés du discours et du capital scolaires. Tout le monde aurait à y gagner : ce système fait des victimes dans toutes les catégories sociales. On parle des enfants violents, mais ceux-là ils expriment leurs colère. Nombre d’enfants dits « favorisés » craquent parce que l’écart entre ce qu’on leur fait porter et ce dont ils sont capables est trop grand.
Les enfants qui sont surchargés et qui sont en dépression se replient sur eux-mêmes, on les oublie.
Pour quelques-uns qui réussissent, combien explosent en vol en classes prépas ? Tout le monde sait que l’ampleur du travail demandé dans les filières élitistes est totalement démesuré. Qu’elle produit des élèves qui ont une tête bien pleine, mais pas toujours bien faite, qu’elle favorise les plus favorisés, aidés à plein-temps par papa et maman, qui assurent les finances et la logistique. Mais qui changera ça ?
Qui est capable en France de porter cette révolution éducative ?
En finir avec la gratuité des classes prépas ? Une enquête montre qu’il n’y a que 15% d’enfants d’ouvriers alors qu’ils forment la moitié de la population active. Les enfants de cadres supérieurs représentent toujours environ la moitié des élèves, alors que leurs parents constituent 16% des actifs.
La floraison de dispositifs du type « égalité des chances », visant à intégrer ici ou là une poignée d’élèves de milieux moins favorisés, n’a pas eu d’impact au niveau général « et sert surtout à éviter une remise en cause plus générale du recrutement de ces filières ».
Ce projet scolaire est central, je ne suis pas sûr que la volonté politique soit là. Qui a envie de s’opposer aux lobbies des conservateurs de l’école, les différentes sociétés des agrégés, les défenseurs des grandes écoles, toutes ces associations qui ont une audience médiatique inconsidérée par rapport à leur représentation ?
Il n’existe malheureusement pas de lobbies des mères de famille caissières, des parents ouvriers non diplômés, des jeunes de Segpa [Section d’enseignement général et professionnel adapté, ndlr].
Je ne crois pas au Grand Soir de l’école. Il faudrait pouvoir agir dans la durée, sur dix ans, et modifier progressivement l’école en s’appuyant sur les enseignants, dont la grande majorité sont pour le changement.