En ce moment circule sur Facebook, une « chaîne » où on demande de citer les livres qui vous ont le plus marqué. Après les références classiques et convenues que j’évoquerais comme tout le monde, il y a un livre atypique qui m’a beaucoup marqué et que je voudrais citer.
« Guêpe » de Erick Franck Russell est un livre de science fiction, lu il y a très longtemps, qui a pour héros un humain biologiquement transformé pour devenir un espion activiste auprès d’un peuple qui ressemble à des insectes. Le propos du livre est essentiellement psychologique puisqu’il décrit la tension que ressent ce personnage isolé pour ne pas se faire démasquer alors que tous ces êtres sont si différents de lui…
C’est un imposteur. Et toute la difficulté est de ne pas se trahir, d’observer tous ceux qui l’entourent pour les imiter et faire illusion. Je suis moi aussi un « imposteur » et c’est sûrement pour cela que ce petit livre m’a autant frappé.
Encore aujourd’hui, je me dis qu’un jour on va finalement me démasquer et s’apercevoir que je ne suis pas celui que l’on croit…
Cela est particulièrement vif dans certains circonstances. Lorsque je me retrouve, fils d’ouvrier venant d’un milieu populaire, dans un milieu social ou dans une assemblée très différente du milieu social dont je suis issu. Pourtant, j’ai obtenu un certain nombre de diplômes, j’ai accepté de devenir président d’une association où il y a une fonction de représentation. Je vais dans des cérémonies, je participe à des colloques, j’anime des tables rondes je parle dans les médias et je dois sans cesse lutter contre une timidité et une éducation qui m’a appris qu’il ne fallait pas « se faire remarquer ». Mais, plus encore, je dois surmonter ce sentiment d’imposture qui ne m’a jamais quitté depuis toutes ces années.
Ce mercredi soir, j’étais invité à la remise de la légion d’honneur de Jean-Paul Delahaye par l’ancien ministre de l’éducation Vincent Peillon. Le grand salon de la Sorbonne était plein de ces gens « importants » et sûrs d’eux qui peuplent nos institutions et les sphères dirigeantes.
J’essaie d’évoluer dans ce “tout petit monde“. Je serre des mains, j’échange quelques mots, j’essaie de nouer quelques contacts. Je pense faire illusion. J’ai appris, j’ai observé. J’ai quelques notions de sociologie (puisque je l’enseigne !) et je sais que cela s’appelle de la “socialisation secondaire”. Même si j’y entends “imposture”…
Mais alors, pourquoi s’imposer une telle tension ? D’abord parce que c’est un défi et aussi un sentiment de revanche sociale. Et c’est en soi un moteur important de mon action.
Mais aussi parce que, en tant que militant puisque c’est ainsi que je me définis avant tout, ces moments sont utiles à la cause que je défends. Je peux faire avancer des idées, comprendre ainsi certains enjeux. Et cette cause c’est le produit de ma propre histoire : faire en sorte que l’École puisse lutter contre les injustices sociales, qu’elle fasse sens pour ceux qui sont issus de milieux populaires et défavorisés, qu’elle leur permette de réussir contre les déterminismes et les destins tout tracés. Que l’école ne soit pas seulement le lieu de la méritocratie mais aussi l’expression d’une réelle démocratie qui ne laisse pas des “vaincus” sur le bord de la route.
Malgré les dorures et la majesté du grand salon de la Sorbonne, malgré tous ces messieurs en cravate et costumes, ces enjeux me sont apparus très clairs durant cette soirée. Car la personne que l’on célébrait était Jean-Paul Delahaye. Dans ce genre de cérémonie, on retrace évidemment la “carrière” de la personne. Et je me suis dit que lui aussi ressentait peut-être encore quelquefois ce syndrome de l’imposteur qui à la fois angoisse mais donne aussi la rage d’avancer.
Issu d’une famille très modeste de Picardie, il intègre l’école normale à l’issue du collège, instituteur puis PEGC, puis professeur à l’École Normale, directeur, IEN, Inspecteur d’académie, Docteur, conseiller de ministre puis directeur général de l’enseignement scolaire. Le parcours brillant d’un parfait exemple de la méritocratie et de l’“ascenseur social”. Mais celui-ci rappelle que pour lui, ce ne fut pas un ascenseur l’amenant très vite au sommet mais plutôt un escalier aux marches quelques fois très dures à franchir. Et surtout il rappelle que tout son engagement est au service d’une cause : celle de la lutte contre les inégalités. Il dit sa fierté d’avoir mis en avant dans ses différentes missions la nécessité de donner plus à ceux qui ont moins, d’agir pour que les enfants de pauvres deviennent une priorité. Il dit aussi son souci constant de construire une école inclusive et qui ne méprise pas les classes populaires, une école qui lutte contre l’échec au lieu d’en fabriquer . Et il ajoute « Est-ce qu’un parcours comme le mien est encore possible aujourd’hui ? Poser la question est déjà malheureusement une forme de réponse…«
Merci à Jean-Paul Delahaye de nous avoir rappelé le chemin au terme d’une carrière exemplaire et de m’avoir donné l’envie et même le courage d’écrire ce texte. Pour cette cause là, il ne peut pas y avoir d’imposture…
Philippe Watrelot
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