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In L’Humanité – le 26 août 2013 :

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Les séries d’été de l’Humanité : Penser un monde nouveau Le philosophe s’applique à dégager l’idée ?d’une laïcité ouverte en se confrontant à un sécularisme oscillant entre les deux tentations ?de sa privatisation et de son étatisation. Élève de Louis Althusser, disciple et spécialiste de Spinoza, professeur de philosophie politique et d’anthropologie dans plusieurs universités françaises et américaines, Étienne Balibar s’est attaché au fil de ses écrits à développer une pensée associée à celle de l’auteur de l’Éthique et à celui du Capital.

Dans le domaine de la philosophie politique, ces rappels intempestifs à Marx et Spinoza sont aussi l’occasion d’une reprise critique des traditions issues des Lumières. Laos et demos, le peuple par opposition aux dépositaires de l’autorité religieuse ou aux représentants de l’autorité étatique, constituent deux manières d’être de la société civile des républiques démocratiques modernes. Dans son dernier ouvrage, Saeculum, Étienne Balibar met à distance le laïcisme à la française dans ?une confrontation dialectique avec la tolérance de tradition anglo-saxonne, déchiffrant les enjeux politiques qui leur sont sous-jacents ?et qu’il exprime sous ?une forme mystifiée. ?Dans ce mouvement, ?c’est vers une réappropriation de la dimension progressiste de la laïcité comme laïcité ouverte dans une perspective cosmopolitique que s’oriente le philosophe. Mais c’est aussi à un combat qu’il engage son lecteur par les multiples problématiques théoriques qu’il aborde et qui sont autant de perspectives possibles pour le siècle ?qui s’est ouvert.

Saeculum : culture, religion, idéologie, d’Étienne Balibar. Éditions Galilée, collection « La philosophie en effet », 2012, 117 pages, 22 euros.

Dans Saeculum, vous mettez en place le concept de sécularisme qui fait s’entrechoquer plusieurs traditions laïques. Il semble que l’ambition ?de les réconcilier échoue. ?Est-ce une ruse critique ?

Étienne Balibar. Je ne voudrais pas que cela apparaisse comme une ruse mais j’accorde volontiers que ma stratégie argumentative est un peu complexe parce qu’elle s’adresse simultanément à plusieurs types d’interlocuteurs. Au départ, c’est une conférence faite à l’université américaine de Beyrouth. Son contexte est anglo-saxon à l’intérieur d’un pays arabe très particulier. En outre, mon intervention prenait place dans un débat qui avait pour cible le développement de l’islamophobie en Occident et qui portait en particulier sur l’utilisation faite de la situation des femmes dans les pays arabes, suggérant que c’était un occidentalo-centrisme qui faisait de l’oppression des femmes l’essence des civilisations musulmanes. Comme il se trouvait que la référence à la situation française était constamment invoquée et que moi-même j’ai beaucoup à dire sur le dernier développement du débat sur la laïcité en France, j’ai été amené à essayer de prendre en compte simultanément ces trois types de discours.

Si on veut mettre les choses brutalement sur la table, disons que je ne suis pas prêt à renoncer à l’idée que la laïcité ou le sécularisme soit à la fois une valeur politique et morale positive à condition que l’on dise de quelle laïcité il s’agit. Cela fait trente ans que je participe à des discussions sur la question de la laïcité qui sont très fortement polarisées par les problèmes du voile et de l’islam. Si on veut dire des choses très simplement, je suis globalement sur les mêmes positions de Jean Baubérot et les tenants de la laïcité ouverte. Je suis horrifié par la tournure répressive et implicitement raciste que prend la défense de la laïcité en France, tous gouvernements confondus, quand il s’agit de dénoncer les périls que feraient courir les manifestations de l’appartenance à l’islam. J’en suis venu à l’idée que la racine du mal gît dans le fait que la laïcité en France est une laïcité d’État, et cela depuis son inscription dans la Constitution jusqu’à la façon dont elle fournit un substitut, inavoué et inavouable, de la notion d’identité nationale. Dans la pratique, cela va très bien avec tous les compromis possibles avec l’Église catholique. En revanche, quand cela se met à coïncider avec l’idée que les voiles islamiques sont incompatibles avec la culture républicaine française, on voit qui en réalité est visé.

Évidemment, je sais bien que quand je dis cela, pour beaucoup de nos compatriotes, il est difficile de concevoir la laïcité autrement que comme une idéologie d’État et je serais même tenté de dire, comme Louis Althusser, un «?appareil idéologique d’État?». Dès qu’on dit cela, on est soupçonné d’être antilaïque, de faire profession de foi de culturalisme ou de multiculturalisme, et d’être prêt à accepter toutes les formes d’oppression patriarcale sous prétexte qu’elles seraient justifiées par la religion. C’est l’aspect fondamental que j’essaye de débrouiller. C’est pourquoi, me retournant dans l’autre sens, je me suis employé à argumenter contre certains de mes amis et collègues dont je pense qu’ils ne comprennent rien à la religion parce qu’ils sont, justement, très profondément culturalistes. Évidemment, il y a différentes façons d’être culturaliste, mais le problème vient du fait que les religions et en particulier les religions monothéistes ne sont pas simplement des cultures.

C’est sous l’effet d’une évolution des normes que les femmes françaises au XIXe?siècle ?sont allées «?en cheveux?» et se sont déliées d’une contrainte d’origine chrétienne. ?La revendication du voile musulman ?n’est-il pas l’inversion de ce mouvement ?

Étienne Balibar. La différence à souligner, c’est que le dogme n’est pas tout à fait la même chose dans le christianisme et dans l’islam, religion juridique. Le caractère de la prescription du voile des femmes n’a pas la même signification sacrée, bien que, dans les deux cas, il y a incontestablement, dès le début, une façon de marquer religieusement la soumission des femmes aux hommes. Les Français ont la mémoire terriblement courte. Ils ont complètement oublié à quel point la levée relative de certaines des marques sociales d’infériorité ou d’infériorisation des femmes est une chose récente en France et en Europe. Comme Germaine Tillon l’a très bien indiqué dans le Harem et les cousins (1), les normes culturelles de type patriarcal existent dans le monde entier et comportent une grande uniformité à l’échelle de la Méditerranée. Quand on explique aujourd’hui comme si c’était une évidence que nous, nous sommes pour la mixité de l’éducation des garçons et des filles de bout en bout alors que les musulmans seraient totalement réactionnaires. De ce point de vue, on oublie que la mixité des établissements scolaires ne date que de deux générations en France. Et ce n’était pas une histoire de catholicisme. En tout cas, cela avait été complètement récupéré par la morale républicaine.

Les débats autour du voile musulman ?en France, avec l’opposition voilée-dévoilée, ?ne condensent-ils pas un non-dit colonial ?ou post-colonial qui s’exprime ?dans l’anagramme voilée-violée ?

Étienne Balibar. J’en parle au sujet du livre de Joan Scott (2). Évidemment, cela nous gêne. Effectivement, je trouve qu’elle y est allée un peu fort et qu’elle a procédé à des simplifications. Ceci dit, je ne conteste pas qu’il y ait une continuité entre la façon dont les Français et plus particulièrement les coloniaux se représentaient les femmes indigènes comme objet de viol potentiel, mais c’est ambivalent. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de trace de la colonisation. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec le discours des Indigènes de la République, même si je reconnais qu’ils ont eu raison d’agiter un certain «?grelot?». Je trouve plus satisfaisant de dire que nous vivons dans une société postcoloniale à condition de mettre un contenu dans «?post?», c’est-à-dire «?qui est la suite?» de l’histoire de la colonisation.

L’aspect sur lequel j’ai voulu insister, et qui revient dans le post-scriptum de Saeculum, a été le point de départ de mes réflexions sur ces questions. Je me souviens qu’au moment de la première affaire du voile, j’avais vu à la télévision un débat qui avait été mis soigneusement en scène entre les représentants des deux camps avec, au milieu, des adolescentes. Cela m’avait frappé comme une espèce de choc visuel. Il y avait là deux camps qui voulaient s’approprier leur corps et plus généralement celui des femmes. Ces camps étaient fondamentalement phallocratiques et les femmes visées, coincées entre deux phallocraties rivales, l’une républicaine et scolaire, l’autre, islamique. Les uns voulaient les dévoiler, les autres voulaient les voiler. Dans tous les deux cas, il s’agit de mettre la main sur elles. Je pense à cette militante tunisienne qui s’est récemment exposée nue avec cette inscription : «?Mon corps m’appartient et il n’est l’honneur de personne.?» Il y a la même violence chez les islamistes qui envoient en prison une fille qui a montré ses seins et chez les laïques français qui veulent absolument enlever les voiles des femmes pour les autoriser à accompagner leurs enfants à l’école.

À la manière de Michel Foucault qui disait, ?en inversant la formule de Clausewitz, ?que la politique était la continuation ?de la guerre par d’autres moyens, ne peut-on pas dire que ces polémiques islamophobes ?sont une manière, en France, de rejouer l’affaire Dreyfus par un biais permettant ?de redonner la parole à l’antisémitisme ?

Étienne Balibar. Je ne dis pas non. Mais l’amalgame des juifs et des Arabes est assez compliqué dans l’idéologie conservatrice. Ce qui est le plus évident, c’est la virulence du conflit israélo-arabe. Mais oui, derrière cela, il y a une continuité d’antisémitisme qui permet de substituer les uns aux autres et de les amalgamer. Il y a une manière de nommer la République qui est en fait une manière de nommer l’État.

Au moment de la commémoration des lois de séparation de l’Église et l’État de 1905, il y a eu un renouveau de discussions sur le sens de la laïcité, les conditions de son institution en France, et on a bien vu que la laïcité avait toujours été partagée, en somme, entre deux tendances. La division est une division qui partage la République entre une conception étatiste et une conception libérale. Cela peut surprendre pour quelqu’un qui se veut marxiste, mais, personnellement, je suis pour une conception libérale aussi ouverte et aussi radicale que possible.

Mais par « libérale », vous entendez vous inscrire dans une filiation spinozienne plus que lockienne ?

Étienne Balibar. D’un côté, il y a la conception étatiste de Hobbes et, de l’autre, la conception libérale de John Locke. Évidemment, la conception de Locke est une conception libérale «?bourgeoise?». Spinoza, pour ainsi dire, c’est ma carte secrète, celle que je sors à la fin de mon livre. Il n’est ni l’une ni l’autre. J’avais voulu écrire, il y a quelques années, un texte qui se serait appelé Trois Modèles classiques de la laïcité : Hobbes, Locke et Spinoza. Le problème, c’est qu’il est difficile de les traiter exactement sur le même plan parce que Hobbes et Locke sont les auteurs d’un projet constitutionnel. Celui de Hobbes est violemment anticlérical. Son héritage est très puissant dans la pensée politique française par l’intermédiaire d’Auguste Comte. C’est le projet qui défend l’idée qu’il ne peut pas exister de régime politique, pour le dire dans les termes de Gramsci, sans «?hégémonie?» idéologique ou intellectuelle. Il dit : si l’État n’a pas les moyens directs ou indirects d’éduquer ses propres citoyens dans l’esprit de la citoyenneté républicaine, alors c’est l’Église qui le fera.

Classiquement, c’est l’histoire de la «?Potestas indirecta?». Il y a deux types de pouvoir : le pouvoir direct de l’État, l’autorité que lui donne la loi et qui est renforcée par les moyens de contrainte dont il dispose, et puis, d’autre part, le pouvoir sur les esprits. Le pouvoir sur les esprits, c’était ce que le théologien que Hobbes attaque avec violence, le cardinal Bellarmin, avait appelé la «?Potestas indirecta?». Bellarmin avait dit que, même quand l’Église cédait au souverain temporel le pouvoir direct de gouverner les hommes, elle devait conserver le pouvoir indirect, c’est-à-dire le pouvoir d’influencer leurs pensées. Hobbes, évidemment, avait fait de cela l’objectif absolu de sa critique. Pour lui, l’État n’était pas souverain aussi longtemps qu’il existait un autre pouvoir qui lui faisait concurrence, d’où l’idée qu’il faille réduire au minimum, dans la sphère privée, le pouvoir de l’Église. C’est ce que les républicains français ont voulu faire au XIXe?siècle par la mise en place d’institutions comme l’éducation ou la science, qui forment l’esprit des citoyens autrement qu’au travers des motions religieuses. De l’autre côté, on a la tolérance. La tolérance, cela veut dire que la fonction de l’État est essentiellement de renvoyer toutes les croyances à l’initiative de la sphère privée et de faire en sorte que personne ne soit discriminé et qu’il n’y ait pas de religion qui soit favorisée par rapport à d’autres. On est à l’extrême de la conception qui privatise la religion, mais on s’aperçoit que cela entraîne comme conséquence des aspects répressifs très clairs tels que, chez Locke, le fait de tolérer toutes les croyances sauf celles qui peuvent elles-mêmes être considérées comme intolérantes, c’est-à-dire, pour lui, le catholicisme et, aujourd’hui, l’islam. Cela va de pair avec l’idée que toutes les religions sont acceptables, mais aussi qu’on ne peut pas vivre sans religion.

Par rapport à cela, Spinoza ne développe pas un programme constitutionnel. Sur un plan pratique, il avait une position plus proche de Hobbes que de Locke, mais surtout, il avait un programme de liberté intellectuelle qui tendait à libérer les individus à la fois de l’éducation par l’État et de l’éducation par la communauté religieuse.

(1) Le Harem et les cousins, de Germaine Tillon.?Éditions du Seuil, 1966.

(2) The Politics of the Veil, de Joan Wallach Scott. ?Princeton University Press, 2007.

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