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Dans Les épines et les roses, Robert Badinter raconte ses années au ministère de la Justice entre 1981 et 1986. Rencontre avec un homme de conviction.

 

Valeurs Mutualistes : Vous, qui êtes un passionné de justice, quelle définition en donnez-vous?

Robert Badinter: Ce que je connais, c’est l’injustice. Je l’ai souvent rencontrée. Plutôt que de rechercher une définition philosophique de la justice, toute ma vie d’homme, j’ai voulu lutter contre l’injustice. L’extrait que j’ai mis en exergue du livre dit tout. C’est un propos du Deutéronome : « La justice tu chercheras ardemment « . Non pas « tu rendras la justice « ,mais bien « tu chercheras la justice « . C’est ce que j’ai tenté de faire, de mon mieux.

V.M. : Est-ce cette recherche de la justice qui vous a fait accepter, en 1981, la lourde responsabilité d’en être le ministre?

R.B. : Après sa victoire, Mitterrand m’a demandé si je voulais entrer au gouvernement. Je lui ai répondu : « seule la justice m’intéresse « . Il a préféré nommer garde des Sceaux Maurice Faure, un homme politique d’expérience, très rassurant, car il fallait apaiser les inquiétudes au sein , de la magistrature qui n’était guère à gauche. Mais Maurice Faure s’est vite lassé de la fonction. J’ai alors été appelé à prendre le ministère. Je n’avais pas de goût particulier pour la fonction ministérielle, sauf la justice et, à ce moment précis de l’histoire, faire voter l’abolition de la peine de mort était l’achèvement d’un combat intense que j’avais mené pendant une décennie. Dans une vie, quand on a beaucoup combattu pour une cause qu’on sait juste, c’est un privilège rare d’être celui qui réalise la victoire. Pour le reste, j’étais prêt. J’avais 53 ans. J’avais été trente ans avocat. quinze ans professeur de droit, j’avais beaucoup étudié les problèmes de justice et je connaissais bien l’institution. J’étais prêt intellectuellement, mais j’étais « Candide au pays du pouvoir ». J’ignorais tout de la vie parlementaire et du fonctionnement du gouvernement.

V.M. : De quelle réalisation êtes vous le plus fier?

R.B. : Du travail considérable accompli en si peu de temps pour rattraper le retard historique de notre justice. Je ressentais profondément le fait que nous avions en France, dans le domaine de la justice, des institutions et des lois insupportables au regard des principes de l’Etat de droit en Europe occidentale. C’était les séquelles d’un vieux passé, de la décolonisation, et aussi de l’inquiétude des partis conservateurs après mai 68. J’étais convaincu qu’il fallait éradiquer toutes Ies juridictions et lois d’exception indignes et mettre la France à l’heure des libertés judiciaires en 1981. Nous avions peu de temps pour agir : cent jours, la durée de l’état de grâce. Ce fut donc une déferlante de mesures. En août, nous avons supprimé la Cour de sûreté de l’Etat, une juridiction où des officiers jugeaient. aux côtés de magistrats, des civils en temps de paix! Une institution à la Pinochet indigne de la France ! On avait aussi la loi anticasseurs, qui rendait des manifestants pénalement responsables pour des délits commis par des voyous en fin de cortège, qu’ils ne connaissaient même pas. Je voulais mettre fin à la pénalisation de l’homosexualité, une loi de Vichy que l’on n’avait pas osé supprimer sous la IV" République. Cela a été très difficile,le Sénat s’y est opposé trois fois. Une survivance du vieil ordre moral ! Sans oublier la suppression des Tribunaux militaires qui, en temps de paix, jugeaient des appelés du contingent selon des règles particulières. Autant de causes majeures mais dont aucune n’était populaire. Ajoutons-y l’essentiel : j’étais l’homme qui incarnait depuis la décennie 70 l’abolition en France. Et une forte majorité des Français étaient en faveur de la peine de mort et déploraient l’abolition. J’ai vu très vite naître à mon égard une véritable hostilité nourrie par l’opposition qui, à travers moi, visait Mitterrand qui avait eu l’audace de me choisir comme garde des Sceaux. J’ai rencontré beaucoup plus d’épines que de roses sur mon chemin.

V.M. : Que vous inspire aujourd’hui cette hostilité dont vous avez été l’objet à l’époque? La regrettez vous?

R.B. : Personne n’aime être impopulaire. Mais, si c’était à refaire, je recommencerais en m’efforçant d’être plus pédagogique, de mieux expliquer ma politique.

V.M. : Quelle a été votre plus importante réussite?

R.B. : Après le passage de l’abolition de la peine de mort, c’est d’avoir ouvert la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) de Strasbourg aux citoyens français le 2 octobre 1981.J’étais convaincu que la saisine de la CEDH et la condamnation de la France par celle-ci nous forceraient à introduire dans notre justice des dispositions garantissant les libertés individuelles. C’est ce qui est advenu depuis trente ans.

V.M. :A l’inverse, sur quoi estimez vous avoir échoué?

R.B. : Sur les prisons. Les humaniser était, pour moi, un objectif essentiel. Certes, j’ai supprimé les Quartiers de Haute Sécurité et pris beaucoup de mesures (créer des parloirs libres où les familles puissent embrasser les détenus, mettre la médecine pénitentiaire sous le contrôle de l’assistance publique, installer la télévision dans les cellules, etc.), néanmoins je n’ai pas réussi à convaincre que c’était une priorité sociale et morale. L’état des prisons a progressé depuis mon époque mais la clef du problème, c’est la surpopulation dans les maisons d’arrêt, où s’effectuent la détention provisoire et les courtes peines. Cette terrible surpopulation carcérale par sa promiscuité est source de récidive et interdit de préparer la réinsertion des détenus.

V.M. : Dans votre livre, vous écrivez : « L’homme est un animal angoissé », qu’il faut rassurer dans sa peur de l’autre. Qu’est-ce qui, selon vous, pourrait « sécuriser « nos concitoyens aujourd’hui?

R.B. : Nous ne pouvons échapper à l’angoisse de mort et du crime. Rappelons-nous le mythe fondateur de la Bible. Le premier homme, né sur cette terre du rapport entre Adam et Eve, s’appelle Caïn: que fait-il? Il tue son frère Abel….Depuis la fin des années 70, avec l’apparition du chômage de masse, la droite a exploité politiquement l’angoisse née de l’insécurité. C’est ce qui a fait prospérer Le Pen depuis 1983. En France,on ne manque pas de lois répressives et la justice n’est pas laxiste. Faire croire que, plus les lois seront répressives, moins il y aura de crimes, est un leurre. Le malfrat qui se prépare à commettre une agression ne lit pas la dernière édition du Code pénal pour savoir s’il encourt une peine plus forte … La vraie dissuasion, c’est la peur d’être pris. Pas la rigueur du châtiment auquel il croit toujours échapper.

V.M. : Qu’est-ce qui permettrait d’améliorer la justice dans notre pays?

R.B. : Traiter Ies problèmes avec sang froid. Dépolitiser le débat sur la justice. Il faut traiter les causes sociales de la délinquance à la source, par une forte politique de prévention locale adaptée à la diversité des villes et des régions. La délinquance n’est pas la même à Marseille ou à la Roche-sur-Yon. La prévention locale doit être conduite par tous les responsables : autorités municipales, magistrats, policiers, travailleurs sociaux, enseignants, etc. Quant aux textes de loi, il faut réfléchir avant de les modifier et surtout ne pas faire de démagogie à leur propos. L’annonce et le vote de loi sécuritaire font toujours bon effet sur le public traumatisé par un crime atroce. Mais les faits démentent ensuite l’effet d’annonce. Regardez le problème de la récidive: nous avons connu quatre lois contre la récidive en cinq ans ! Ne nous étonnons pas que Marine Le Pen fasse ces scores aujourd’hui. La lepénisation des esprits est en marche depuis longtemps et nous sommes en période de surenchère.

Carine Hahn

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Categories: Généralités

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