In Revue Française de Pédagogie – le 16 décembre 2013 :
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Texte intégral en libre accès disponible depuis le 16 décembre 2013.
1L’ouvrage Compétence et incompétence sociales chez l’enfant co-écrit par A. Guillain et R. Pry et publié aux Presses universitaires de la Méditerranée en 2012 regroupe différentes recherches des auteurs publiées précédemment dans différents articles ainsi que deux écrits inédits. L’objectif de l’ouvrage est de clarifier la notion de « compétence/incompétence sociales » en jeu dans différentes activités pratiques et sémiotiques (narration graphique, différents types de jeux, usages d’objets techniques) ainsi que leurs origines au cours du développement selon différents contextes. Afin de mieux cerner l’organisation cognitive des compétences sociales en jeu, une démarche comparative est adoptée dans les différentes recherches présentées : comparaison à différents moments du développement, comparaison d’enfants d’origines socioculturelles différentes, comparaison d’enfants typiques avec des enfants au développement atypique (autisme de différents niveaux et enfants ayant des troubles de la communication et/ou du langage). Les auteurs précisent dans un bref et pertinent avant-propos l’origine de la notion de compétence et définissent celle-ci comme « un ensemble de connaissances et une habileté ou un ensemble d’habiletés socialement reconnues qui permettent de juger, de décider et d’agir efficacement en fonction des circonstances. La compétence dépend du contexte, de l’âge des enfants, de leur niveau de développement et de leurs troubles éventuels. Mais son évaluation dépend aussi de l’institution qui la légitime ou des acteurs sociaux qui la reconnaissent pour telle, qui la valorisent et cherchent à l’utiliser » (p. 7). Des éléments théoriques sont apportés en introduction de chaque chapitre mais l’ampleur de l’ouvrage réside dans les nombreuses études réalisées et tout à fait bien articulées entre elles pour amener le lecteur à comprendre comment les compétences sociales se développent en fonction des contextes sociaux et institutionnels.
2Trois parties sont proposées dans l’ouvrage afin de présenter et discuter les enjeux que pose cette notion de « compétence sociale » lors de recherches menées en psychologie du développement et en psychopathologie développementale. Chacune d’elle permet d’éclairer ou d’approfondir une facette de cette notion voire d’ajouter un facteur à l’étude de celle-ci afin de mieux cerner son organisation, son origine et/ou le rôle du contexte socioculturel.
3La première partie, intitulée « Appropriation culturelle et développement psychologique », se compose de deux chapitres qui abordent l’appropriation culturelle de différents outils : tout d’abord, la narration graphique et plus précisément l’usage de la flèche comme instrument sémiotique pour structurer le récit par l’enfant ainsi que l’appropriation d’outils techniques dans un contexte ludique, et plus précisément le développement de l’utilisation du téléphone au sein d’une activité de jeu de fiction. Le chapitre sur la narration graphique présente des travaux originaux. La narration graphique est définie comme la représentation graphique d’un spectacle temporel et est étudiée selon trois phases inspirées d’Oléron (1968) : dresser l’inventaire des instruments nécessaires à l’exécution des tâches auxquelles les enfants sont confrontés, analyser les conditions et les mécanismes de leur acquisition et montrer leur rôle dans la résolution de problèmes. Cinq études conduites auprès d’enfants du CP au CM2 analysent la production de dessins réalisés après avoir entendu un récit, selon qu’une flèche du temps est proposée ou imposée et selon son orientation en fonction du sens de l’écriture. Différents usages de la flèche ont été mis en évidence en fonction du type de scolarisation des enfants de CM2 (classe typique et éducation spéciale) et du type de pratiques et règles d’écriture. Dans le chapitre concernant l’appropriation du téléphone défini comme objet technique dans un cadre fictionnel, des enfants âgés de 20 à 55 mois fréquentant la crèche ou l’école maternelle sont observés dans des situations de jeux. L’étude vise à examiner les relations entre les capacités linguistiques des enfants et les différents niveaux de jeux de fiction. Deux aspects au sein d’une même activité ludique sont mis en évidence et augmentent avec l’âge : le degré de complexité fictionnelle (capacité à accepter le cadre fictionnel, l’objet-jouet miniature qu’est le téléphone et l’interlocuteur fictif) ; l’usage et le respect de différentes conventions sociales (le « script » téléphoner). Les analyses explorent essentiellement l’activité individuelle de l’enfant en situation d’utiliser un objet technique dans le cadre d’un jeu ou l’espace graphique dans le cadre du récit dessiné, bien que l’origine sociale des conduites sémiotiques soit soulignée. L’accent est mis sur les résultats de l’appropriation culturelle plus que sur les conditions sociales qui y conduisent. Le chapitre inédit sur la narration graphique suscite de nombreuses interrogations sur les pratiques scolaires concernant les flèches temporelles pour marquer dans l’espace les événements et leurs relations temporelles notamment. Par exemple, à quelles conditions ces outils graphiques peuvent-ils devenir des instruments (Rabardel, 1995) pour l’élève ? Comment l’enseignant les introduit-il et guide-t-il les enfants vers leur maîtrise ? Ces questions restent à explorer afin d’apporter des éléments complémentaires aux analyses « macro » proposées dans ce chapitre.
4La deuxième partie « Compétence sociale et adaptation scolaire » se compose de huit chapitres qui permettent d’approfondir la notion de compétence sociale au travers de différentes recherches qui mettent en évidence deux composantes de la compétence sociale : une composante cognitivo-pratique et une composante intelligence sociale. Ce sont tout d’abord les activités ludiques dans la cour de récréation qui sont observées et analysées afin de mieux saisir l’initiation des jeux symboliques et leur évolution entre 3 et 5 ans chez des enfants autochtones et d’autres issus de l’immigration. Les recherches suivantes s’appuient le plus souvent sur une triple évaluation des compétences cognitives des enfants (au moyen du K. ABC), des compétences pratiques ou comportements adaptatifs (Vineland, ABS) et des compétences sociales mobilisées dans le cadre des activités ludiques dans la cour de récréation (telles que l’initiation des activités ludiques, la participation et les activités de faire-semblant), permettant de montrer que cette organisation sociocognitive des compétences sociales décomposée en intelligence pratique d’un côté et intelligence sociale de l’autre dépend des contextes scolaires et des pratiques éducatives. Les auteurs montrent lors des nombreuses études réalisées à la maternelle et à l’école élémentaire que l’organisation cognitive de la compétence sociale dépend de l’âge et du type de scolarisation correspondant : par exemple, une étude longitudinale et une étude transversale ont révélé que les contraintes fortes et nouvelles comme celles correspondant à l’entrée en maternelle (3-4 ans) et à l’entrée à l’école élémentaire (6-7 ans) entraînaient une mobilisation massive des compétences cognitives par les seuls comportements adaptatifs ; d’où la distinction proposée par les auteurs de deux composantes de la compétence sociale : l’une, cognitivo-pratique, impliquée dans la construction de la conformité sociale et l’autre, de type intelligence sociale, mobilisée dans les activités ludiques dans la cour de récréation (cf. p. 141-145 de l’ouvrage). Par ailleurs, une étude longitudinale visant à examiner l’organisation et la réorganisation des compétences sociocognitives d’enfants de la petite section à la moyenne section de maternelle ne permet pas de montrer de lien direct entre les interventions pédagogiques de l’enseignant et l’organisation des compétences. Il est proposé de rapprocher ces organisations et réorganisations sociocognitives des stratégies de coping qui permettent aux enfants de faire face aux problèmes rencontrés à l’école (cf. le dernier chapitre de la 2e partie de l’ouvrage).
5La troisième et dernière partie aborde l’autisme et le développement psychologique. Elle se compose de six chapitres permettant d’étudier comment s’organisent différentes formes d’intelligence, notamment l’intelligence pratique et l’intelligence sociale, chez l’enfant présentant un trouble envahissant du développement. Le fonctionnement psychologique et son développement peuvent être analysés au regard de l’hétérogénéité qui existe entre différents domaines (moteur, émotionnel, cognitif, linguistique…). L’objectif de cette partie est de pouvoir étudier l’organisation de l’intelligence chez l’enfant présentant un trouble envahissant du développement. Les hypothèses proposées s’appuient pour la plupart sur la théorie wallonienne, notamment à propos de l’hypothèse d’une défaillance de la régulation posturale – l’activité tonique et l’accommodation posturale étant la source du développement moteur et de la vie mentale – pour rendre compte de la cohérence du syndrome autistique. De plus, les auteurs insistent sur le fait que tous les enfants autistes n’utilisent pas de la même manière les modalités de la régulation posturale et que les interventions de l’adulte peuvent permettre à certains enfants autistes de s’extraire de la répétition et de la circularité qui caractérisent leurs actions autocentrées. Ils montrent d’ailleurs que ces enfants peuvent avoir des difficultés voire une incapacité à utiliser les interventions de l’adulte. Notamment, l’autocentration des activités de ces enfants entrave le développement de leurs compétences sociales et de leurs capacités représentatives qui ont la même souche posturale. D’autre part, les recherches proposées par les auteurs sur l’acquisition du langage et le développement psychologique de l’enfant autiste concluent que ce dernier semble parler davantage pour se soulager que pour communiquer.
6Les définitions des notions-clés de l’ouvrage – compétence, connaissances et habiletés, les différentes formes d’intelligence et les enjeux qu’elles posent dans une perspective développementale – sont reprises dans la conclusion de l’ouvrage. Les auteurs insistent sur la nécessité d’évaluer la compétence en contexte et en lien avec les pratiques sociales.
7L’intérêt de cet ouvrage est de proposer au cours des trois parties un cheminement de questionnements et de recherches réalisées dans différentes communautés d’enfants autour de la question des savoirs et savoir-faire mobilisés dans différentes activités sociales (jeux symboliques, usages d’instruments sémiotiques) en adoptant une approche comparative riche et prometteuse. On peut regretter cependant que la dimension sociale ou contextuelle – bien que centrale dans les nombreuses études présentées dans cet ouvrage – ne soit abordée que comme facteur de développement. Les interactions elles-mêmes, entre enfants dans les jeux par exemple ou entre enfants et adulte, ne font pas l’objet d’une approche microgénétique et triadique (enfant-adulte-objet) (Moro & Rodriguez, 2005), ce qui pourrait permettre d’explorer davantage l’origine sociale de l’appropriation culturelle ou d’examiner de façon plus détaillée les liens entre discours et pratiques de l’enseignant et activités de construction de significations et de connaissances par l’enfant. De plus, l’analyse fine des interactions enfant-objet-adulte (ou enfant) permettrait sans doute de revisiter la dichotomie intelligence pratique/intelligence sociale. Néanmoins cet ouvrage reste impressionnant par la cohérence et l’ampleur des résultats empiriques proposés et invite le lecteur à se questionner tout autant sur la notion de compétence/incompétence au singulier et les intérêts à l’utiliser en psychologie qu’à reconsidérer la définition du social : « si le développement de l’individu est social, ce ne peut être parce qu’il est le développement de quelque chose de social mais parce qu’il est le développement social de quelque chose » (Lignier & Mariot, 2013, p. 197) pour reprendre une proposition vygotskienne.
Bibliographie
LIGNIER W. & MARIOT N. (2013). « Où trouver les moyens de penser ? Une lecture sociologique de la psychologie culturelle ». In B. Ambroise & C. Chauviré (dir.), Le mental et le social. Paris : Éd. de l’EHESS, p. 191-214.
MORO C. & RODRIGUEZ C. (2005). L’objet et la construction de son usage chez le bébé. Une approche sémiotique du développement préverbal. Berne : Peter Lang.
OLÉRON P. (1968). Savoirs et savoir-faire psychologiques chez l’enfant. Bruxelles : Mardaga.
RABARDEL P. (1995). Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains. Paris : Armand Colin.
Pour citer cet article
Référence papier
Valérie Tartas, « Guillain André & Pry René. Compétence et incompétence sociales chez l’enfant », Revue française de pédagogie, 183 | 2013, 171-173.
Référence électronique
Valérie Tartas, « Guillain André & Pry René. Compétence et incompétence sociales chez l’enfant », Revue française de pédagogie [En ligne], 183 | avril-mai-juin, mis en ligne le 16 décembre 2013, consulté le 26 décembre 2013. URL : http://rfp.revues.org/4196
Auteur
Valérie Tartas
Université Toulouse-Le Mirail-Toulouse 2, URI Octogone-ECCD