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Association loi 1901 regroupant des collectivités territoriales et des entreprises, la « Mission ECOTER » accompagne le déploiement des services et usages d’internet. Elle organisait le 21 juin 2012 un colloque intitulé « Visions des politiques numériques dans l’éducation – Comment piloter le changement ? » au siège parisien de la Caisse des Dépôts et Consignations. L’occasion était belle d’intervenir et d’échanger avec des élus, des industriels et des institutionnels impliqués dans les usages éducatifs des technologies numériques. Deux chercheurs seulement étaient invités : Jacques Perriault pour une brève mais brillante conférence et moi. J’y étais pour présenter le living lab WOLF dont s’est dotée la Cité des Savoirs et auquel l’Université de Poitiers participe au travers de ses laboratoires XLIM-SIC et TECHNE. La problématique de l’évaluation des usages scolaires des technologies numériques s’est invitée tout au long de la journée. On imagine aisément la diversité des points de vue. Depuis l’importance d’associer la recherche sur les usages aux déploiements des équipements jusqu’au déni militant de l’intérêt de toute forme d’évaluation scientifique, nécessairement paralysante. De l’adhésion sans réserve à l’idéologie du progrès, aux postures les plus résolument critiques. Trop court et parfois caricatural, le débat m’est apparu aussi passionnant qu’agaçant. Face à cette lancinante question de l’évaluation de l’usage des technologies numériques, Jean-Yves Capul a développé une argumentation étonnante que je souhaite discuter ici, celle que je propose de baptiser : paradigme du gymnase.
L’évaluation quantitative de l’impact des usages scolaires des technologies sur les performances des élèves est au cœur des débats. La « variable » technologique a été inscrite au sein de grands programmes d’évaluation internationaux comme le « Programme for International Student Assessement » (PISA) de l’OCDE et l’on peut comprendre l’intérêt de démarches de ce type dans une logique de pilotage des politiques éducatives par les résultats. Les bilans disponibles sont pour le moins contrastés. Certains se souviennent sans doute de la méta-étude réalisée par Thomas L. Russel en 1999 à partir de l’analyse d’un corpus de 355 articles scientifiques différents portant tous sur la recherche d’une corrélation entre médiatisation des activités d’apprentissage et performances scolaires. Elle concluait à l’ absence de différence significative, c’est-à-dire à l’impossibilité de répondre globalement à cette question d’évaluation.
L’absence de consensus sur cette problématique de l’efficacité suggère que la question est mal posée. Depuis 2011, Serge Pouts-Lajus soutient, avec beaucoup d’autres avec lui, que la mesure de l’efficacité des technologies, posée sous l’angle des performances scolaires des élèves, est tout simplement « une question impossible ».
Plus encore, l’augmentation des performances des élèves, attestée par certains enseignants, attire l’attention sur de « bonnes pratiques ». Celles-ci font l’objet de politiques de valorisation de l’innovation fondée sur des stratégies de diffusion des pratiques pionnières dont la sociologie de l’innovation a pourtant montré les faiblesses.
Et que dire, quand la reconnaissance institutionnelle de ces bonnes pratiques repose davantage sur leurs caractéristiques technologiques que pédagogiques ? Évaluer l’impact des technologies sans relativiser leur rôle au sein de la complexité systémique de l’environnement d’apprentissage qu’elles outillent peut conduire à se méprendre sur leur rôle et leur importance. Nombre de témoignages enthousiastes émanent ainsi d’enseignants à qui les technologies permettent d’organiser la médiation pédagogique à leur convenance sans pour autant que l’on puisse confirmer qu’elles aient apporté une plus-value aux activités d’apprentissage proposées.
Ce sont les contextes scolaires analysés dans leur complexité qui déterminent leur propre performance et la présence ou non des technologies ne saurait produire à elle seule un effet probant et systématique sur les apprentissages. Quand Daniel Peraya, Jacques Viens, Thierry Karsenti et d’autres encore soulignent que les technologies donnent l’occasion de repenser l’enseignement, c’est la question de l’appropriation des technologies par les différents acteurs du système éducatif et par le système lui-même qui est posée. Bien loin des discours qui attribuent aux technologies un pouvoir de transformation des comportements professionnels des enseignants, notamment dans leurs registres pédagogique et didactique, ces travaux démontrent clairement que les technologies dessinent un potentiel de transformations qui s’actualise ou non, d’une façon ou d’une autre, en fonction de nombreuses variables situationnelles. Pour le dire d’une formule, empruntée à Geneviève Jacquinot-Delaunay, si les technologies ne sont pas déterministes, contrairement à la façon dont elles sont malheureusement souvent considérées, elles s’avèrent déterminantes en ce qu’elles contribuent systémiquement à la construction des pratiques et des comportements.
C’est là que l’intervention de Jean-Yves Capul propose une argumentation radicalement différente, de nature à trancher le débat, un peu à la façon dont Alexandre Le Grand trancha le nœud gordien. Sans nier l’intérêt de l’évaluation, il propose de s’en affranchir en affirmant l’immanence des usages scolaires des technologies numériques. Et de prendre l’exemple des gymnases dont nul ne conteste l’existence mais dont personne ne cherche à évaluer l’impact sur les performances scolaires. C’est le paradigme du gymnase ! De la même façon, les technologies numériques auraient légitimement leur place à l’École sans qu’il soit requis d’en évaluer l’impact. Dans son apparente simplicité, l’argument est troublant et je l’écris sans ironie. D’un point de vue anthropologique, j’adhère sans réserve. Les technologies numériques sont là, c’est un fait. Lorsque les établissements ne les mettent pas à la disposition des élèves pour des activités prescrites, ce sont les adolescents qui utilisent les leurs pour des pratiques qui sont également les leurs. Prenons donc acte de cette réalité et tirons-en les conséquences. En revanche, du point de vue éducatif, je suis en désaccord. L’École est un dispositif ce qui implique l’intentionnalité. La présence des technologies numériques à l’École ne peut pas se réduire à cette importation des pratiques juvéniles privées dans la sphère scolaire même s’il me parait important de les autoriser. L’École doit s’emparer des technologies au service d’objectifs qui lui sont propres. Ils appartiennent à deux catégories bien connues : éducation aux médias et éducation avec les médias. En ce sens, la présence des technologies numériques à l’École peut s’expliquer par un principe d’utilité et il est possible d’évaluer leur efficacité à l’aune des objectifs visés.
L’importance du gymnase n’est pas remise en cause. Son utilité est assez facile à déterminer. Elle est fonction de toutes les activités physiques que ce type d’équipement permet d’organiser et dont l’impact sur la réussite des élèves peut être évalué.
Finalement, c’est bien cette question de l’utilité des technologies numériques à l’École qui reste posée.