Marie, enseignante spécialisée, coordinatrice Ulis en collège-lycée à Nantes
Tu es enseignante spécialisée depuis plusieurs années sur divers postes. La loi du 11 février 2005 a-t-elle modifié ta pratique, fait évoluer ton métier ?
Est-ce que cette loi a changé ma vision des choses ? Je n’ai pas l’impression. Pourtant…
En juin 2004, je quitte une CLAD en école primaire. Cette classe pouvait accueillir notamment des élèves ayant des troubles du comportement et de la personnalité relevant d’ITEP. En septembre, je rejoins une SEGPA. Je retrouve là des élèves au profil connu puisqu’en CLAD certains élèves étaient orientés en SEGPA. La SEGPA travaillait déjà avec un SESSAD ITEP, un SEFFIS. Les premiers élèves avec dossier MDPH ont été accueillis. Le travail avec les professionnels extérieurs s’est renforcé. Les premières ESS ont entériné cette collaboration. J’ai eu un regard très positif sur cette loi. Je l’ai perçue dans ma pratique quotidienne comme un plus, une réflexion commune sur le comment accompagner ces élèves en difficulté ainsi que leur famille. Et non pas comme quelque chose de pesant. C’est aussi à partir de cette loi que le public SEGPA a peu à peu évolué. La SEGPA devenant un lieu privilégié d’intégration. J’ai enseigné un an ensuite en ITEP. Certains élèves de la SEGPA étaient en temps partagé SEGPA/ITEP. M’immerger, si je puis dire, en institut m’intéressait car ces élèves m’interpellaient particulièrement. J’ai découvert un autre monde ! 60 jeunes avec les mêmes profils : jeunes intelligents, en souffrance, les mêmes difficultés renforcées par ce type de regroupement. La recherche de partenariat avec les écoles et collèges environnants était une préoccupation majeure mais complexe. Je suivais douze jeunes de 14 et 15 ans. Quatre d’entre eux étaient accueillis en collège : SEGPA et classes ordinaires. Une unité de l’ITEP venait aussi de s’installer dans un collège. Ce vécu de l’intérieur me fait dire que les élèves doivent sortir de l’institut avec un accompagnement adapté. Sinon, ils vivent un enfermement parfois insupportable pouvant être violent. Je ne dis pas cependant que ce lieu n’est pas nécessaire pour ces enfants qui ont besoin de soin. J’ai connu une jeune je peux dire ingérable qui était restée 7 ans dans l’institut. Quand on lui a proposé d’aller voir un collège ; elle était terrorisée. La loi a permis sûrement de rompre des fonctionnements, d’ouvrir des possibles.
Puis, en 2010, tu choisis d’enseigner en ULIS. Un dispositif ouvre dans cet établissement. Alors, cinq ans après peux-tu évoquer un premier bilan ?
Oui, création d’une ULIS, nouvel établissement que l’on ne connait pas et où on s’installe avec dix jeunes. Je dois dire que tout s’est organisé rapidement. D’entrée de jeu, on a assez vite travaillé avec les professeurs d’EPS. Ce sont des enseignants qui dans leur pratique quotidienne utilisent la pédagogie différenciée. Ils s’adaptent bien aux besoins des jeunes. Les élèves accueillis cette première année étaient majoritairement des garçons qui bougeaient bien, étaient à l’aise dans leur corps. D’où le choix de cette discipline. Ensuite, pour ces enfants d’ULIS pour la plupart créatifs, nous avons proposé une seconde discipline ; celle des Arts plastiques puis celle de la musique. Petit à petit, cela a évolué. Les professeurs curieux ont proposé de travailler en histoire-géo, en SVT. Cela s’est fait doucement, de gré à gré au départ avec des professeurs plus sensibilisés à ces enfants en difficulté. Puis, peu à peu les choses se vivent. Cinq ans après l’ouverture, certains élèves vont en inclusion en 3ème pour l’histoire-géo. Ce n’est pas toujours simple pour autant. Cela suppose de maîtriser certaines compétences comme prendre des notes ; ce qui est très compliqué pour les élèves d’ULIS. Donc, il faut beaucoup adapter. Ceci est difficile, car les professeurs manquent de temps, les classes sont surchargées (plus de 30 élèves). Donc, inclure des élèves avec des besoins particuliers, c’est compliqué. Déjà, quand l’élève arrive dans la classe ; il faut s’assurer qu’il y a bien une table, une chaise pour lui. Matériellement, ce sont des conditions peu évidentes ni pour les élèves ni pour les professeurs qui accueillent.
Tu évoques l’adaptation. Apportes-tu une aide aux enseignants ?
Oui, on essaie de travailler ensemble. On les accompagne. Avant chaque inclusion, je prépare une fiche de présentation de l’élève précisant ses difficultés. Par exemple, en 6ème, on a un jeune dyspraxique. Il ne lui est pas possible de prendre des notes donc on photocopie le cahier d’un autre élève de la classe d’accueil. Ou alors, je demande au professeur de proposer des fiches en écriture agrandie, etc. Donc, effectivement pour chaque élève, j’essaie de bien expliciter quels sont les besoins et les priorités de travail. Par exemple, en histoire-géo on va privilégier le repérage des idées essentielles en les surlignant. Au retour en classe ULIS, l’élève doit être capable de redonner les éléments essentiels à l’oral. Puis, avec le livre, les photocopies données, nous rebâtissons un cours. Mais, je ne peux anticiper plus. Matériellement, ce n’est pas possible. Je n’ai pas de temps pour superviser tout ce qu’ils font à l’extérieur de la classe ULIS. C’est souvent ce que je dis aux parents. Parfois, ils me disent : « c’est un peu décousu ; on ne comprend pas bien ce que l’enfant a fait. » J’avoue que c’est difficile. En ce moment, j’ai une stagiaire. C’est une troisième personne, une ressource humaine supplémentaire précieuse. Nous avons donc pu mieux accompagner les élèves. Par exemple, cette personne accompagne l’élève dans la classe d’accueil. Il lui est alors plus facile de reprendre le cours au retour. On peut parler des limites de l’inclusion en termes de qualité de suivi.
Comment se prépare l’inclusion pour les élèves ?
En général, après les évaluations diagnostiques, on note les capacités du jeune. Puis, en fonction de ses goûts, de sa capacité à tenir assis, suivre un cours de 50 minutes, sa capacité à lever la main pour prendre la parole, à demander s’il ne comprend pas. La plupart des élèves ont envie de suivre beaucoup de cours en classe ordinaire. Mais, je les interroge : « pourquoi voulez-vous y aller ? » Il ne s’agit pas de faire de la figuration ou d’être tranquille pendant une heure ! Il faut que ce soit bien clair ; on y va pour apprendre. Qu’ils se disent bien : « Qu’est-ce que j’apprends et comment ? ».
En ce qui concerne les évaluations, comment s’organisent-elles?
Les évaluations ensuite sont réalisées au cas par cas. Certains les font dans la classe ordinaire. Pour d’autres élèves, le professeur prépare l’évaluation et ils reviennent la faire en ULIS ou dans une classe à côté. Ils peuvent être accompagnés d’un adulte. Est évalué alors le fait d’avoir mémorisé ou non pour pouvoir répondre aux questions sans le livre ou le cahier. Pour d’autres, ce sera un travail sur comment aller chercher les réponses avec les documents mis à disposition. C’est un accompagnement alors sur la méthode. Là encore, on voit l’importance des ressources humaines pour réaliser ce travail.
Une enseignante d’anglais vient de passer pour te dire que demain elle accueillait les élèves. Est-ce un accueil de tout le groupe ?
Nous sommes toujours invités à participer aux sorties culturelles, le théâtre par exemple et aussi à toutes les manifestations de l’établissement. Nous sommes invités à participer comme toutes les autres classes. L’année dernière, nous sommes allés voir une pièce de Shakespeare : la mégère apprivoisée. Cette année, nous sommes allés voir selon le programme de 4ème, une pièce de Molière : L’Avare. C’est intéressant cette ouverture sur la culture. Ils aiment bien. C’est important. Puis, on demande souvent à échanger avec la troupe de théâtre, on fait des photos avec les acteurs. Ceci permet de retravailler en classe. Ils nous accordent un temps d’échange et de partage.
Sinon que dire encore des autres inclusions… Certains élèves sont inclus au chant à la Maîtrise. Ils chantent soit avec le groupe des 6ème-5ème , soit avec le groupe du lycée. Cela dépend des élèves.
Nous travaillons aussi avec le lycée. C’est intéressant. C’est nouveau. Au départ, les secondes premières et terminales représentaient l’inconnu pour les élèves d’ULIS. Nous avons rencontré les 2ndes pour parler de la culture anglo-saxonne, de thanksgiving, etc.
Puis, nous avons travaillé sur le thème du voyage pour préparer le voyage au Togo. Depuis trois ans, nous travaillons avec les Terminales ES qui chaque année soutiennent une association. Ils récoltent des fonds. Les élèves de l’ULIS participent à l’encadrement de l’après-midi solidaire organisé pour toutes les classes de 6ème, ils « co-animent » avec les Terminales des ateliers, servent les boissons, les gouters etc.
C’est bienveillant d’associer les élèves de l’ULIS à un projet de lycée, de les faire participer à des moments festifs aussi.
Peux-tu décrire des points qui te réjouissent par rapport à l’application de la loi ?
Mon baromètre ce sont ces jeunes que je vois quotidiennement. Quand je vois le plaisir qu’ils ont à venir à l’école de façon autonome. Le plaisir qu’ils ont à entrer en relation avec les jeunes des classes ordinaires. Alors oui c’est une réussite, c’est très important pour ces jeunes d’être là, de pouvoir vivre une adolescence comme tout autre jeune. Ils savent bien le dire. En ce qui concerne l’autonomie, venir sur le chemin de l’école comme tous les autres ; repartir le soir comme tous les autres c’est important, c’est un vrai bonheur. Aussi, dans l’établissement, aller au self, échanger avec les autres comme tout adolescent. Quand un élève te dit : « Je n’oublierai pas mes années à l’ULIS ! », c’est important. Même si pour eux, être en ULIS a malgré tout un caractère marginalisant.
Mais, ils ont appris grâce au tutorat. On fonctionne beaucoup avec le tutorat dans la classe. Souvent mes élèves me disent : « Les autres élèves ne nous connaissent pas, ils ne savent pas que nous avons une autre forme d’intelligence, etc. ». Donc, les portes sont ouvertes. Les élèves de collège et de lycée peuvent venir quand ils veulent. Les élèves apprécient. Ils disent aimer que l’on porte un autre regard sur eux. C’est une belle chose. Souvent, j’ai des élèves qui me disent qu’un autre leur a demandé : « Pourquoi, toi, es-tu en classe ULIS ? ». Pour eux, c’est toujours très flatteur. Alors, ils expliquent : « Ma difficulté ne se voit pas, mais voilà… ». Et quand, ils peuvent expliciter les raisons d’être dans cette classe, je trouve que c’est gagné parce qu’il n’y a plus de honte, plus de barrière. Ils ne se sentent plus stigmatisés et certains expliquent vraiment bien. « Voilà, je suis dans cette classe parce que j’ai des difficultés de concentration, d’attention ou en mathématique j’ai encore du mal à abstraire ».
Venons-en à tes interrogations aujourd’hui ?
J’ai beaucoup d’interrogations effectivement.
Les conditions matérielles ne sont pas sans poser question. L’accueil de nos élèves pose plus de problèmes dans des classes surchargées comme je l’ai déjà évoqué. On peut alors s’interroger sur ce qu’ils en retirent d’un cours de 55 minutes dans une classe de 30 élèves. Le professeur n’a pas le temps de s’adresser plus particulièrement à cet élève. Ce qui explique que parfois, nous choisissons de ne pas inclure.
En ce qui concerne les jeunes. Cette loi leur a ouvert les portes de l’École. Cependant, parfois, je pense que certains ont du mal à trouver leur place dans ce milieu. L’établissement accueille 1400 élèves donc cela génère du bruit beaucoup de monde à croiser dans les couloirs. J’ai des élèves avec des troubles autistiques. Pour eux circuler au moment des récréations c’est difficile. Aller au restaurant scolaire quand il y a autant de monde sur le temps de midi, est source d’angoisse. J’ai des élèves qui rentrent en début d’après- midi dans la classe et qui me disent : « Ah, ici je me sens en sécurité. » Ce qui signifie que le monde environnant n’est pas simple. Cela pose question. Parfois, le mal-être est tel, qu’il faudrait même penser orientation. Mais, pour les parents ce n’est pas envisageable. Ayant connu le collège, les parents souhaitent que leur enfant y reste. Il me semble pourtant que les temps partagés pour certains seraient beaucoup mieux. Mais, pour les parents attachés au milieu ordinaire ce qu’induit l’ULIS, c’est important. Mais, je pense que sur le plan humain, sur le plan des adaptations; on ne répond pas bien aux besoins de ces enfants. L’AVS accompagne les élèves mais cela ne suffit pas pour certains. Cela reste trop violent. L’accompagnement n’est pas suffisant.
Par ailleurs, le groupe classe est très hétérogène. Certains élèves relèveraient presque d’IME, d’autres pourraient être accueillis en ITEP et d’autres comme cet élève qui suit les cours d’histoire géo et de français en 3ème. On leur demande de s’accepter dans leur différence ; ce n’est pas simple mais ils y parviennent.
Du côté des parents, la loi a donné des droits. Quelquefois, en ESS, on nous renvoie : « C’est un droit. Si vous n’acceptez pas, on peut aller jusqu’au tribunal ». Alors, c’est dommage. Dans ces cas-là, on oublie les besoins de l’enfant.
Je note aussi une autre difficulté relative à une certaine rigidité institutionnelle en évoquant cet élève qui suit les cours de 3ème. Nous pensions qu’il pourrait être soumis à un examen comme un collégien sortant de 3ème. De fait, on se heurte à des difficultés administratives. Comme il ne suit pas tous les cours de 3ème, il ne peut avoir accès au DNB. C’est vraiment dommage pour lui et sa famille. Ce qui est demandé c’est qu’il ait des notes. Le livret de compétences ne peut faire état de certaines compétences. Pour le rectorat, nous demandions trop de dispenses. On pensait qu’il aurait pu être validé sur certaines disciplines. Pour moi, c’est un chantier à ouvrir : comment valider, reconnaître les acquis ? Quel accès aux examens ordinaires ? (Cet élève va être présenté au CFG)
Et puis toujours le temps qui nous manque! Le partenariat avec les professionnels de 3 SESSAD est important : rencontres, échanges téléphoniques. Cela ouvre des pistes. Cela donne des éclairages différents, supplémentaires sur le jeune. Cependant, c’est évidemment une surcharge de travail. Les 3 heures de synthèse hebdomadaires sont vite englouties ! Mais, c’est un travail essentiel. D’ailleurs, il devrait être développé encore plus.
Et l’ESS ?
Une ou deux ESS par élève chaque année. Lors de certaines ESS, on construit, on avance avec la famille, le jeune, les partenaires. Mais, parfois, c’est plus compliqué. Certaines familles, d’emblée, ne nous écoutent pas, nous, professionnels de l’École. Les parents décident que le projet sera scolaire pour cet enfant et qu’il n’y aura pas d’autres entrées. Ils ne veulent pas entendre. Alors, parfois je me demande pourquoi faire des ESS ? Mais, c’est un cas particulier. Je pense à une situation où la famille dit : «… de toute manière, c’est la famille qui fait le choix de la décision finale». Je trouve cela aussi dommage parfois pour le bien de l’enfant. Cela nous empêche de réfléchir ensemble. Est-ce que cet enfant est bien là ? N’est-il pas en souffrance ? Interroger si le projet est pertinent. Or, certaines fois, certains points créent d’énormes tensions.
Les Italiens disent qu’il leur a fallu 30 ans pour appliquer la loi ? Peux-tu préciser des axes de progrès, des perspectives qui te sembleraient important de travailler ?
Alors, il faudrait sans doute commencer par une réforme dans les classes ordinaires. Il y a aussi des élèves en difficulté dans ces classes. On manque de temps pour réfléchir à ces enfants. Des groupes de 30 élèves voire plus interrogent. Quel sens ? Comment alors parler inclusion ? Il faudrait pour les enseignants plus d’informations, de formation et de concertation.
Aujourd’hui, conserver le petit groupe ULIS et ses temps de regroupement est très important. C’est un lieu porteur. Avec maintenant ces 5 années de recul, je trouve que ces élèves de l’ULIS ont notamment redoré leur estime d’eux-mêmes, retrouvé confiance en eux. Le dispositif est un lieu de parole, de construction. Dans ce lieu, ils viennent se ressourcer pour mieux rebondir à l’extérieur. C’est comme cela qu’ils le vivent. Ils manifestent cette envie de partir. Ils savent que le terme ULIS n’est pas inscrit sur eux. C’est une étape pour mieux avancer. Ils semblent bien le vivre. C’est le message que j’essaie de leur faire passer. Ils le comprennent fort bien.
Une chose est sûre, c’est que je suis heureuse de travailler sur ce dispositif. Je viens travailler chaque jour avec un grand plaisir. Et puis les contacts que je peux avoir de plus en plus nombreux avec les adultes et les jeunes de l’établissement qui passent dans la classe m’enthousiasment. Cette reconnaissance est importante. Depuis l’ouverture, le nombre de professeurs qui gravitent autour de l’ULIS augmente chaque année. Cette année par exemple, c’est un professeur de mathématique qui accueille un élève au départ sur un temps de travail personnalisé puis qui propose de l’accueillir en classe. Les professeurs sont partie prenante de ce projet. C’est très intéressant. Ce n’était pas imaginable il y a 5 ans. Mais il faut du temps.
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