In Le Blog d’Yves R. Morin – le 17 juillet 2014 :
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Si tout le monde connaît le sens du mot "pédagogie", il semble, en revanche, que, lorsqu’on parle de "méthode pédagogique", on soit dans un certain flou. Cette expression recouvre plusieurs acceptions. Est-ce que vous pourriez nous les préciser ?
Il est vrai que l’expression "méthode pédagogique" recouvre des réalités bien différentes : on parle aussi bien de la "méthode globale" pour l’apprentissage de la lecture que des "méthodes actives" ou bien encore de la "méthode des situations problèmes". On dit d’un enseignant qu’il a de "bonnes méthodes" pour indiquer qu’il sait faire régner la discipline dans sa classe ou d’un formateur que c’est quelqu’un qui sait donner des "méthodes de travail efficaces" !
En réalité la notion de méthode exprime trois réalités différentes mais qui se situent en continuité les unes avec les autres : d’une part, elle désigne un "courant pédagogique" caractérisé par les finalités qu’il cherche à promouvoir et par l’ensemble de pratiques qu’il préconise d’utiliser pour y parvenir : c’est ainsi que l’on peut parler, par exemple, de la "méthode Freinet". Il y a là une inspiration centrale – l’enfant apprend en étant actif dans un travail qui a du sens pour lui – et un ensemble de moyens ordonnés autour de cette conviction fondatrice : l’imprimerie à l’école, la correspondance scolaire, les enquêtes, les fichiers auto- correctifs et les "brevets", le conseil de coopérative, etc.
Mais on peut parler aussi de "méthode" de manière plus restreinte pour désigner précisément un type d’activités caractérisées par les outils qu’elles mettent en oeuvre. Ainsi peut-on dire que l’enseignement assisté par ordinateur est une méthode pédagogique ; ce qui ne veut pas dire, naturellement, que tous les didacticiels utilisés sont bâtis sur le même principe ni que tous les formateurs qui les utilisent ont les mêmes projets éducatifs : un logiciel de simulation ne fait pas appel aux mêmes capacités et ne favorise pas les mêmes apprentissages que la consultation d’une base de données… Par ailleurs, l’enseignement assisté par ordinateur peut être un moyen de favoriser la socialisation, comme en attestent quelques expériences américaines où les adolescents viennent librement travailler dans des salles d’informatique et font appel aux enseignants quand ils le désirent en posant leur casquette sur la machine : ils lui donnent ainsi un rôle de "personne-ressource" et apprennent à travailler de manière progressivement plus suivie, plus attentive, plus respectueuse des autres. Mais on sait bien – et les spéculations futuristes sont là pour nous le rappeler – que l’informatique peut être aussi utilisée comme un moyen d’isoler l’individu de ses semblables, de forger des réflexes conditionnés, voire de mettre en place de véritables systèmes de dressage.
Enfin, au sens le plus étroit, on peut parler de "méthode pédagogique" pour désigner une activité précise, un outil identifié, un moyen très pointu pour faire apprendre un contenu de savoir déterminé : tel ou tel instituteur aura trouvé une bonne méthode pour permettre à des élèves de distinguer -é/-er, comme un bon tuteur en entreprise aura repéré le geste exact qui, à un moment précis, permet d’accéder au "tour de main" qui permettra de remettre une pièce parfaite. C’est dans ce sens que l’on parle souvent de "méthodes de travail" pour désigner une manière particulière de s’y prendre pour apprendre un poème, mémoriser une carte de géographie ou réviser un contrôle de mathématiques… Mais, là encore, il ne faudrait pas croire que la "méthode", prise en ce sens, est "neutre" : elle ne l’est ni au regard de son efficacité (mais cela chacun s’en rend bien vite compte), ni au regard des finalités qu’elle permet de poursuivre : il y a une manière d’apprendre une leçon qui autonomise celui qui l’apprend, lui permet d’espérer l’utiliser seul et dans d’autres circonstances… et il y a une manière d’apprendre une leçon en la réduisant à une pure utilité scolaire que l’on oubliera bien vite dès qu’elle aura permis d’obtenir une bonne note.
Dès lors, est-ce que l’expression de "méthode pédagogique" est pertinente et comment s’y retrouver ? Comment choisir les bonnes méthodes quand on est formateur ou enseignant ?
Vous avez dit, tout à l’heure, que tout le monde connaissait le sens du mot "pédagogie". Je n’en suis pas si sûr. Je ne suis pas certain également que tous les chercheurs s’accordent sur une même définition. Mais, pour moi, la pédagogie, c’est précisément l’effort permanent pour parcourir dans les deux sens la chaîne qui va des finalités les plus générales et généreuses aux techniques les plus précises qui s’expriment, selon la belle expression de Deligny, dans "le moindre geste". La réflexion pédagogique c’est l’interrogation permanente sur deux questions étroitement complémentaires : comment incarner dans le quotidien mes intentions pédagogiques ? Et comment référer mes actes quotidiens aux finalités dont ils sont implicitement porteurs et qu’ils servent réellement ?
Car il ne faudrait pas croire que les "projets pédagogiques" (qui s’accordent, en général sur de belles formules comme "l’épanouissement de l’enfant" ou "l’accès à l’autonomie") sont faits pour passer magiquement dans les actes… Parfois même, on peut se demander s’ils n’annoncent pas des finalités pour n’avoir pas précisément à les réaliser ! Ainsi, quand on parle d’autonomisation de l’apprenant, il faut se demander sans relâche comment et par quels moyens on peut y arriver ; il faut explorer les différents domaines de la formation, regarder ce qui s’y passe à chaque instant, comment sont gérées les erreurs et l’évaluation, quel statut est donné à la délibération collective, quelle place est laissée aux apprenants dans la gestion de l’espace et du temps, par quels moyens on va pouvoir progressivement les amener à se passer de l’aide formative qui leur aura été momentanément nécessaire. A l’inverse, quand on pose un acte au quotidien, aussi minime soit-il, il faut s’interroger sur la cohérence de ce que l’on vient de faire avec ce que l’on voudrait faire, ce que l’on croit faire ou ce que l’on annonce que l’on fait…
C’est pourquoi, finalement, la formule de "méthode pédagogique" n’est pas une mauvaise formule, à condition que l’on accepte que tout projet pédagogique implique une recherche permanente des méthodes capables de l’incarner et que toute méthode porte, implicitement, un projet pédagogique, un type de rapport au savoir et au pouvoir, un profil d’homme et de société que l’on veut former et promouvoir.
Est-ce à dire que les méthodes concrètes peuvent se déduire des finalités et qu’il suffit de savoir où l’on veut aller pour disposer immédiatement des moyens pour y parvenir ?
Absolument pas. La caractéristique de la pédagogie, c’est que les finalités ne portent pas en elles-mêmes les méthodes capables de les incarner. Les méthodes, il faut les inventer en permanence. Il faut les glaner ici ou là avec le souci permanent de leur cohérence avec nos intentions véritables.
Mais n’est-ce pas décourageant pour les jeunes enseignants et formateurs ? Comment peuvent-ils tout réinventer ? Et comment peuvent-ils s’y retrouver dans la masse des propositions qui sont aujourd’hui sur le marché ?
C’est décourageant si on se situe dans une perspective mécanique : si on croit qu’il y a une bonne méthode correspondant à tel objectif et adaptée à tel élève particulier. Comment, alors trouver cette méthode miracle ? Il faudrait disposer d’une telle quantité de données a priori que nous suspendrions à jamais l’action, car nous ne serions jamais prêts à l’accomplir… il nous manquerait toujours des informations techniques ou psychologiques ou encore didactiques.
Pour ma part, je crois que cette conception de "la" bonne méthode est, tout à la fois, dangereuse et impossible à mettre en place. Je crois plutôt à ce que Michel de Certeau nomme "l’occasion"1 : nous vivons des situations dans lesquelles apparaissent des difficultés ; nous faisons appel, alors, tout à la fois, à notre mémoire et à notre jugement et nous tentons quelque chose en conscience de l’approximation dans laquelle nous sommes, mais bien décidés à répercuter cette approximation de la prise de décision en examen avec l’autre des résultats obtenus.
Une fois que le formateur a choisi ses finalités et décidé de proposer telle ou telle méthode, il ne lui suffit pas, alors, de les mettre en application ?
Certainement pas. La qualité essentielle du pédagogue devient alors sa capacité à réguler. Dans un premier temps, il aura fait appel à sa mémoire (tout ce qu’il a pu lire ou voir, ce qu’il a observé de la manière dont les gens réagissent à telle ou telle proposition, selon la façon dont elle leur est faite, leur âge, etc.) et aura tenté de puiser dans ce qu’il connaît déjà – ou ce qu’il peut imaginer lui-même – des outils adaptés à ses finalités et à la situation didactique qu’il est chargé de mettre en place – qui impose toujours, en fonction des contenus particuliers qu’elle traite, des contraintes spécifiques. Ensuite, il démarre : il démarre avec quelques idées sur l’efficacité possible de ce qu’il propose… mais, par définition, il ne sait pas ce qu’il va produire chez ses élèves ; car, même s’il a une grande expérience, les situations éducatives sont singulières et deux classes, deux élèves, ne sont jamais exactement les mêmes, ne réagissent jamais de façon exactement identique. Un travail de groupe peut être parfaitement préparé, construit avec la plus grande rigueur, comporter des exercices individuels préalables, un mode de fonctionnement garantissant la parole et la participation de chacun… et il peut passer complètement à côté de ce que l’on cherchait !
C’est à ce moment-là qu’il ne faut pas hésiter à reconsidérer sa proposition et à l’examiner, si possible avec les élèves ou les personnes concernés, en cherchant pourquoi ça n’a pas marché : cela ne correspondait pas à leur manière de travailler ? Cela s’inscrivait mal dans la progression générale du cours ? Les consignes étaient mal formulées ? Les groupes mal formés ? Les élèves auraient préféré, sur un tel sujet, travailler personnellement ou, au contraire, ils attendaient un apport magistral ? Pourquoi? Si on pose toutes ces question avec les personnes en formation, on ne perd pas son temps, bien au contraire ! On prend en compte la réalité qu’elles constituent et on travaille avec elles, indissociablement, sur les contenus d’enseignement, les profils d’apprentissage des élèves et les propositions méthodologiques du maître. On se coltine avec une matière difficile que l’on cherche ensemble à s’approprier… et on adapte, on différencie, on s’enrichit soi-même et on enrichit la pédagogie toute entière. On se forme ensemble à l’exercice du jugement pédagogique : on évite ainsi, tout à la fois, la culpabilisation excessive du maître ("Je ne sais pas m’y prendre… je n’y arriverai jamais !") ou le rejet de la faute sur l’élève ("Il n’a pas sa place ici… il doit être exclu !)). La recherche méthodologique devient alors véritablement une aventure commune où chacun trouve progressivement sa vraie place.
Dans votre dernier livre (La pédagogie entre le dire et le faire), vous dites que le pédagogue doit travailler sur la résistance de l’individu à être éduqué ? Comment peut-il faire ?
Je crois que cette notion de "résistance" est absolument centrale dans l’acte pédagogique : l’autre, l’élève, l’adulte en formation, résistent toujours légitimement à mon projet de les éduquer, c’est-à-dire de vouloir et de décider leur bien à leur place. Il ne désire jamais au bon moment ce qui est programmé dans l’apprentissage, il n’apprend pas véritablement de la manière dont je lui enseigne, il dispose de représentations qui font obstacle à la compréhension de ce que je veux lui enseigner, il n’entre pas dans ma manière de penser, ses expériences sont différentes des miennes et il ne met pas les mêmes choses sous les mêmes mots. Et puis, il aimerait bien décider lui-même de sa propre éducation et son "projet personnel" se heurte bien souvent au projet que nous avons pour lui. Mais s’il pouvait décider lui-même de sa propre éducation c’est qu’il serait déjà éduqué !
Il y a donc résistance et, de cette résistance, naît ce que je nomme le "moment pédagogique", c’est-à-dire ce moment où j’entends que l’autre ne "marche pas", "n’entre pas dans mon jeu", s’enferme dans son mutisme ou réagit par la violence. Or c’est à ce moment-là que tout peut basculer : ou bien l’éducateur veut briser cette résistance et tous les moyens seront bons pour cela, de la séduction à l’exclusion… Ou bien l’éducateur accepte de travailler avec et sur cette résistance et de repenser ses méthodes pédagogiques. Les méthodes pédagogiques viennent alors, tout naturellement, comme des moyens pour faire de la relation pédagogique une occasion véritable de rencontre et de partage d’humanité.
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