Enjeux et perspectives: pour un territoire éducatif
• Penser les coopérations et cohérences entre l’éducation formelle, non formelle et informelle
Si le temps passé devant l’enseignant et dans la famille se réduit comparativement au temps passé hors de la présence des adultes, si la part du temps entre pairs ou devant les médias s’accroît, une réflexion sur l’éducation aujourd’hui doit prendre en compte cette nouvelle donne.
– Pour cesser d’abord d’être dans la centration sur l’École, ce dont témoignent des expressions qui participent encore de notre langage commun, qui eurent leur pertinence, mais qui devraient devenir obsolètes comme «temps scolaire», «périscolaire», «extrascolaire». Non pour minorer la place essentielle de l’École, mais pour lui redonner sa juste place, celle de l’entrée dans la forme scolaire et de ses «apprentissages spécifiques», celle de la construction d’une culture commune. Et faire aussi cesser la pression sur l’École et les enseignants qui se voient imputer la responsabilité de toutes les difficultés éducatives … et autres.
– Pour penser d’autres espaces-temps qui peuvent être encadrés ou accompagnés par des adultes (ou des pairs), dans la mise en oeuvre de démarches éducatives spécifiques, – ce que les politiques européennes appellent le temps de 1’«éducation non formelle ». Celles-ci pour être pertinentes, Î.e. enrichissantes, ne doivent en aucun cas être le décalque affadi de l’École, mais au contraire développer d’autres compétences, inventer d’autres formes. Comme le faisait observer Gardner25, l’École ne fait appel qu’à deux types d’intelligences, verbale et logicomathématique, et laisse en friche les autres (visio-spatiale, corporelle-kinesthésique, musicale, interpersonnelle, intrapersonnelle … ). Et, souligne Houssaye, trop souvent «le centre de loisir [est] prisonnier de la forme scolaire», dans une confusion entre projet éducatif et programmation.
Au-delà du fait que des activités dans ce temps peuvent être porteuses d’acquisitions en terme cognitif ou de socialisation, développer la créativité et l’imagination d’un enfant ou d’un jeune a aussi des effets sur ses capacités de compréhension.
Ajoutons que ce temps est aussi un temps qui conjugue transmission et construction de savoirs et compétences. Et on peut regretter qu’avec le passage du référentiel de l’éducation populaire à celui de l’animation, la visée d’ouverture et d’accès démocratique à une culture patrimoniale (qui a été longtemps un des objectifs de l’éducation populaire) ait très souvent laissé place au seul objectif d’expression de soi. Cette posture, portée par nombre de politiques et de professionnels, contribue de facto à maintenir des inégalités socioculturelles; ainsi par exemple de l’assignation, sous le prétexte d’une conception contestable de la reconnaissance, d’une fraction de la jeunesse, celle des quartiers populaires, à la seule «culture de rue».
De la qualité de ces temps familiaux, formels, non formels dépendra aussi celle du temps de l’informel: temps de l’entre-pairs, temps devant la télévision ou l’ordinateur, temps de l’expérience et de l’expérimentation, qui est toujours temps de construction et d’apprentissages, lesquels peuvent être de qualité fort inégale voire négative, mais qui sont essentiels dans les représentations et la vie de l’enfant et du jeune, et où il acquiert des compétences multiples, dont celle de l’autonomie. D’où l’importance aussi de construire le «cadre d’expérience» qui en fera une expérience enrichissante et positive. Cette approche qui est celle des «villes éducatrices», où l’on apprend «dans et de la ville» appelle à élargir la définition des acteurs éducatifs, et de l’étendre au-delà des parents, enseignants, animateurs, éducateurs aux aménageurs, urbanistes, architectes, mais aussi aux responsables de la politique sociale, culturelle … du territoire.
C’est d’ailleurs en se confrontant aux autres et au monde, interactions multiples et riches, en agissant et interagissant, comme le soulignent les approches constructivistes, socio-cognitivistes ou interactionnistes, que l’enfant apprend.
Cette approche peut néanmoins faire débat ou appeler à des précautions:
– Ainsi la légitimité qui semble aller de soi aujourd’hui d’une multitude d’acteurs éducatifs (parents, enseignants, animateurs … ) et que reconnaît par exemple une circulaire interministérielle du 25 octobre 2000 parlant de l’éducation comme d’« une mission partagée» ne suscite pas une adhésion unanime; ainsi l’Union nationale des associations familiales (Unaf) pose les parents comme « les premiers responsables de leurs enfants … qui délèguent à certains moments une part de leur responsabilité aux professionnels de l’éducation, du sport et des loisirs, tout en gardant la responsabilité première».
Peut-être d’ailleurs serait-il pertinent de distinguer aussi «coéducation » (associant parents et École) et «éducation partagée» associant un spectre plus large d’acteurs.
– La multiplication de professionnels de l’éducation, la reconnaissance de leur légitimité, pour souhaitables qu’elles soient, peut conduire no/ens vo/ens à invalider ou délégitimer les parents, qui exerceraient mal leur « métier de parents» – expression assez mal venue et dont il faudrait faire la généalogie. Dans un tout autre ordre, la multiplication des espaces-temps éducatifs, si elle appelle à la mise en cohérence, ne doit pas entraîner une uniformisation qui semble d’ailleurs relever plus de l’incantation que du réalisable. D’un point de vue politique, celle-ci serait inquiétante (les régimes totalitaires en furent l’incarnation) et d’un point de vue éducatif malencontreuse. La coexistence d’espaces diversifiés d’apprentissage est au contraire une chance pour la construction de l’individu, comme le soulignait déjà Simmel: « L’élargissement du cercle auquel l’individu appartient et lié par ses actes, va de pair avec un renforcement de l’individualité, une plus grande liberté et une plus grande différenciation des individus ». Elle permet une diversification des apprentissages et développe la mobilité cognitive.
– Enfin cette reconnaissance des trois modalités de l’éducatif (formel, non formel, informel) ne doit pas nous conduire dans le tout éducatif, ou plutôt dans le tout pédagogique. «Leur reste-t-il du temps pour jouer? », se demande justement Glasman30 face à ce qui pourrait apparaître comme du harcèlement pédagogique et à la scolarisation croissante de la société. Pour des raisons de respect du rythme de l’enfant d’abord, mais surtout parce que les temps de farniente sont aussi des temps où l’imaginaire se construit, comme le montrait Winnicott31, parce qu’il est important d’apprendre à s’ennuyer. À condition que ce temps ne devienne pas fuite dans les jeux vidéo … ! Peut-être aussi en se référant encore au même Winnicott est-il important de souligner que le jeu comme faire,manière d’être au monde (play), doit être privilégié sur le jeu comme objet (game). Notre souci d’adulte, professionnel, institutionnel, parent, de toujours occuper l’enfant devrait aussi nous interroger … sur nous-mêmes. Mettre l’enfant dans l’activité permanente crée des dispositions qui peuvent le conduire à la dépendance, à certaines formes d’addiction.
Penser un projet politique éducatif de territoire
Le territoire est l’espace de «proximité» dans lequel peut s’élaborer de manière concertée autour d’un projet politique une dynamique éducative – mais aussi sociale, culturelle, économique… -, facilitant les processus, mobilisant les acteurs, autour de valeurs partagées. Cette approche a en outre l’avantage de pouvoir répondre aux besoins de ce territoire, de s’appuyer sur ses ressources et viser son développement, autrement dit de sortir de la seule logique de la formation initiale pour s’inscrire dans une logique plus globale d’éducation et de formation .- tout au long de la vie, et d’aborder cette question dans une logique trans- et intergénérationnelle.
Elle permet aussi de prendre en compte les individus, leurs besoins, leurs ressources, leurs parcours.
L’éducation partagée appelle un travail partenarial des différents acteurs. Celui-ci fait certes partie de la rhétorique obligée de l’action publique depuis trente ans, mais force est de constater qu’il ne s’est pas fait jusque-là dans la parité. Il a été suscité à l’origine, dans le champ qui nous occupe, par l’institution scolaire (dans le cadre de l’éducation prioritaire et des dispositifs d’accompagnement à la scolarité), mais il s’agissait avant tout d’un partenariat «quand cela va mal» (Glasman33), au service de l’École, «assujetti» (Lorcerie34). Ce qui explique en partie la cacophonie et les confusions que nous avons tous pu observer ici ou là, les brouillages quant aux places et rôles de chacun, les résistances de part et d’autre à entrer dans ce partenariat, qui n’est en aucune mesure coopération. Ces difficultés ne viennent pas tant du partenariat que du fait qu’il était mal pensé, qui ne s’est pas construit dans la clarté des objectifs partagés, la discussion et la clarification des rôles, le conflit nécessaire (le consensus à tout prix que l’on observe dans
maints comités de pilotage est le meilleur moyen de ne rien faire !).
Dans le même temps le partenariat ne saurait être sa propre finalité. Il n’a de sens qu’au’ service
d’un projet: c’est d’ailleurs ce qui permet de sortir du face-à-face entre acteurs et institutions, chacun étant pris dans ses logiques culturelles et de territoire.
Dans le cas qui nous occupe, il s’agit donc de construire ensemble un projet éducatif de territoire – ou mieux encore une politique – au service de l’enfant, du jeune, et plus largement dans un contexte d’éducation tout au long de la vie, de tous les habitants de ce territoire. Ce qui nous conduit, d’une part à l’envisager dans le souci diachronique du continuum éducatif -, donc à dépasser la segmentation des dispositifs et des tranches d’âge -, et d’autre part à nous inscrire dans la logique du territoire comme espace de projet, qui seule permet de travailler dans la complémentarité synchronique des différents espaces-temps éducatifs, avec une mise en cohérence autour de valeurs et d’objectifs partagés.
Cela appelle aussi de donner une place aux bénéficiaires: aux parents, éducateurs premiers et légitimes, coéducateurs, et aux enfants et jeunes. Cette place est aujourd’hui reconnue dans les textes officiels, les dispositifs, et par les professionnels de manière plus ambivalente: les parents sont souvent traités comme démissionnaires – alors que dans les milieux populaires ils sont parfois «démissionnés» et le plus souvent ils délèguent en confiance aux professionnels de l’éducation – ; et quand ils sont présents (c’est plus souvent le cas pour les catégories moyennes ou supérieures), ils sont alors perçus comme omniprésents, intrusifs ou consuméristes.
Ce partenariat est de l’avis de tous difficile à mettre en œuvre et non dépourvu d’ambiguïté. Comment en effet garder au service public d’éducation (qui ne saurait être réduit à l’École) son caractère d’institution, en prenant en compte l’expertise d’usage des bénéficiaires (parents et enfants), mais sans tomber dans la logique marchande, qui le penserait comme devant répondre à une juxtaposition de demandes individuelles. L’exigence de remplissage des structures, de fidélisation du public et de satisfaction des usagers relève plus de la logique d’entreprise et de marché. Il est alors surprenant que dans nombre de cas les seuls indicateurs d’évaluation proposés par les institutions elles-mêmes soient quantitatifs et renvoient à ces critères. L’éducation ne saurait être un produit, soumise à la pression consumériste de parents usagers-clients ou à l’irresponsabilité sociale d’enseignants repliés sur leur cléricature. Elle appelle donc une réflexion politique et éducative construite collectivement, dans la durée, sur ce que doit être le bien commun éducatif.
Comment «armer» les professionnels et les bénévoles en ce sens? Cela appelle d’abord une qualification exigeante des professionnels chacun dans son champ, mais avec la capacité à travailler en complémentarité et de s’inscrire dans des projets collectifs avec des partenaires reconnus dans leur légitimité et leurs compétences et missions spécifiques. Cela appelle à la reconnaissance de l’apport des bénévoles, comme porteurs d’autres savoirs et d’autres compétences. Cela appelle enfin à la reconnaissance des savoirs multiples des uns et des autres (donc aussi ceux des enfants et des jeunes) comme richesse potentielle (individuelle et sociale), et vecteur de lien social, et pour reprendre un slogan cher à Peuple et Culture dans les années 1970: «tous formés, tous formateurs». Ce faisant, on s’inscrira alors dans une logique de qualification et de développement du territoire, dans la construction d’un «territoire apprenant ».
Cette réflexion nous conduit à penser en termes de co-construction, de co-opération. À reconnaître les apports spécifiques de chacun, mais aussi à faire tomber les cloisonnements. Il reste encore bien des verrous à faire sauter, des forteresses à ouvrir … Mais à titre d’exemple des évolutions en cours, et s’inscrivant dans cette dynamique, nous paraît être l’incitation, formulée en marge des dernières Rencontres de l’éducation organisées par la ville de Rennes et la Ligue de l’enseignement par l’élue à l’éducation, Gwenaëlle Hamon, de faire des écoles des «établissements de savoirs croisés» (ce qui est bien différent de la tendance actuelle à la scolarisation de l’éducation !). Dans un autre registre et depuis plus longtemps, les réseaux d’échanges réciproques de savoirs nous semblent porteurs de ce regard prospectif. Cette coopération des acteurs éducatifs renoue avec des modèles plus anciens de l’éducation, celle par exemple de John Dewey pour qui le temps d’éducation n’était pas préparation à la vie, mais la vie elle-même. Elle peut être l’occasion de redonner sens à une éducation populaire moins tournée alors vers ‘son légendaire que vers l’expérimentation et l’invention qui correspondent à de nouveaux enjeux. Elle permettrait aussi de retrouver «la saveur des savoirs».
Il s’agit certes d’un nouveau modèle éducatif et d’un nouveau modèle politique, mais qui s’inscrit dans une tradition ancienne et riche, et qui permet de renouer le lien entre utopie éducative et utopie politique évoqué plus haut. D’une utopie concrète, d’une utopie réaliste.