In L’Ecole Démocratique – le 29 octobre 2013 :
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Le discours dominant sur l’éducation considère celle-ci comme un « capital humain », dont le développement serait profitable à la fois aux individus (employabilité) et aux sociétés (croissance économique). Ce discours idéologique a pour fonction principale de justifier une adéquation fine de l’école aux évolutions du marché du travail. Or, l’étude des documents les plus récents de l’OCDE et de l’Union européenne révèle que cette évolution engendre, non pas un développement quantitatif ou qualitatif de l’enseignement, mais sa polarisation et son repli sur les « compétences » de base.
Le dogme du « capital humain »
Depuis le sommet de Lisbonne en 2000, la vision européenne de l’éducation est dominée par une conception qui la réduit à un instrument des politiques économiques. On entendra encore sporadiquement que les systèmes d’éducation doivent « assurer l’épanouissement personnel » des citoyens, « tout en promouvant les valeurs démocratiques, la cohésion sociale, la citoyenneté active et le dialogue interculturel » (Conseil européen, 2012b, p. 393/5). Mais pour le reste, il n’est plus question que du « rôle de premier plan » de l’éducation et de la formation « en tant que moteur essentiel de la croissance et de la compétitivité » ou encore du « rôle essentiel que jouent les investissements dans le capital humain pour (…) préparer une reprise créatrice d’emplois » (Conseil européen, 2013, p. 1).
On aurait pu croire que l’éclatement de la « bulle internet » en 2000-2001, qui a vu le NASDAQ perdre 60% de sa valeur en une année, puis la Grande Récession de 2008 et l’actuelle crise des finances publiques européennes allaient tempérer quelque peu l’optimisme de ceux qui croyaient que l’investissement dans le capital humain permettrait de garantir la croissance et la prospérité. Hélas, les tenants du libéralisme économique ne lâchent pas leurs doctrines si facilement. Pour le directeur du CEDEFOP (le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle), « permettre aux Européens d’acquérir les compétences nécessaires pour jeter les bases de l’innovation et pouvoir répondre aux futurs besoins du marché de l’emploi est l’une des conditions sine qua non pour surmonter la crise » (CEDEFOP, 2012a, p1).
Leur doctrine théorique est simple : si l’on assure aux employeurs « les meilleures chances de recruter des personnes qualifiées », cela encouragera les entreprises « à offrir plus d’opportunités à leur personnel et à accroître leur engagement en faveur du développement de la main-d’œuvre » (Conseil européen, 2012b, p. 2-5). Cette pensée repose sur l’acceptation de la théorie selon laquelle des économies disposant de davantage de « capital humain » (tel que mesuré par le niveau des compétences cognitives) « verront croître davantage leurs gains de productivité » (OECD, 2010, p. 10).
Les économistes Eric Hanushek (Hoover Institution, université de Stanford) et Ludger Woessmann (université de Munich) figurent parmi les grands promoteurs actuels de cette rhétorique. Leurs travaux sont abondamment cités par les instances européennes et par l’OCDE. Pourtant, leurs recherches ne montrent rien de plus que l’existence d’une corrélation entre les niveaux de compétence des travailleurs d’un pays (tels qu’estimés à partir d’études internationales comme TIMMS ou PISA) et le taux de croissance du PIB. Hanushek et Woessmann doivent admettre qu’il est « difficile d’établir de façon concluante qu’il s’agit d’une relation causale »(Hanushek and Woessmann, 2008, p. 667). Cela ne les empêche pas de construire des modèles économétriques où les taux de croissance sont reliés aux niveaux moyens de compétence et à la durée moyenne de scolarisation par une vulgaire équation du premier degré, sur base de données relevées entre 1960 et 2000.
C’est un tel outil qui sert de boule de cristal à l’OCDE pour calculer qu’en élevant de 25 points les scores PISA moyens de tous les pays membres, on engrangerait « un gain de PIB cumulé de l’ordre de 115.000 milliards de dollars sur la durée de vie de la génération née en 2010 » (OECD, 2010, p. 6).
Faire « mieux » avec moins de moyens
Hanushek et Wössmann sont également les spécialistes de la thèse selon laquelle les dépenses d’enseignement n’influeraient pas sur la qualité de celui-ci. Ils affirment notamment que le taux d’encadrement des élèves (le ratio profs/élèves) ne serait pas relié au niveau de prestation moyen des élèves. Sans surprise, cette affirmation a trouvé un écho très favorable auprès de ministres de l’Education en déficit chronique de moyens budgétaires et auprès d’organismes internationaux chargés d’imposer des politiques d’austérité. Mais les recherches de Hanushek et consorts, qui sont toujours basées sur des études comparatives entre pays ou sur des séries chronologiques longues, souffrent d’un grave défaut : leurs conclusions sont en contradiction flagrante avec les résultats des mesures directes de l’impact du nombre d’élèves par classe. En effet, des recherches réalisées suivant des protocoles très variables, que ce soit aux États-Unis dans le cadre de l’étude STAR (Krueger and Whitmore, 2000), en Angleterre (Blatchford et al., 2011), en Suède (Wiborg, 2010) ou en France (Pikkety and Valdenaire, 2006), démontrent systématiquement que lorsqu’on étudie l’impact du nombre d’élèves par classe dans une situation géographique et culturelle donnée (même pays, même époque, mêmes élèves, mêmes enseignants…), cet effet s’avère toujours doublement positif : des classes moins nombreuses améliorent la performances globale et elles diminuent les écarts entre élèves, en particulier les écarts liés à l’origine sociale.
Qu’à cela ne tienne, Hanushek et Wössmann continuent de marteler qu’on peut faire mieux avec moins de moyens, privilégiant « des réformes institutionnelles plutôt qu’une expansion des ressources à l’intérieur du cadre institutionnel existant »(Hanushek and Woessmann, 2008, p. 659). Il faut donc privilégier la qualité sur la quantité. Mais une « qualité » bien comprise : l’enseignement performant sera celui qui répondra étroitement et durablement aux besoins de l’économie. Pour cela il faut commencer par « identifier les besoins en matière de formation », puis « augmenter la pertinence de l’éducation et de la formation vis-à-vis du marché du travail » afin qu’ils fournissent « un dosage approprié d’aptitudes et de compétences » (Conseil européen, 2011, p. 70/2). Enfin, il faudra que « toutes les personnes impliquées dans le processus éducatif soient confrontées aux bons incitants » (Hanushek and Woessmann, 2008, p. 659).
Voyons donc ce que les marchés du travail demandent.
La crise est finie !
Le discours « visible » peut se résumer ainsi : nous avons connu une crise économique grave avec la Grande Récession de 2008 et le chômage s’est accru pour toutes les catégories de travailleurs. Mais tout ira mieux demain ! La croissance va reprendre, l’emploi se développera et nous aurons de nouveau besoin de travailleurs de plus en plus hautement qualifiés pour avancer dans la « société de la connaissance ».
Cette vision idyllique transparaît dans les publications du CEDEFOP, l’organisme chargé de l’analyse prospective du marché du travail européen. Dans le graphique 1 (CEDEFOP, 2012b, p. 8), la ligne supérieure indique l’évolution de l’emploi dans l’Europe des 27 jusqu’en 2020, telle que la prévoyait le CEDEFOP en 2008, juste avant la crise. Les autres lignes sont des scénarios corrigés en 2010, 2011 et 2012 (ligne noire).
Graphique 1 : Prévisions du CEDEFOP pour l’évolution de l’emploi en Europe (EU-27+)
(Source : CEDEFOP, 2012b)
On le voit, l’organisme européen suppose que la crise est résolument derrière nous et qu’aucun grain de sable ne viendra entraver une croissance régulière de l’emploi. C’est pourtant mal parti : pour les deux premières années de cette prospective (2011 et 2012), le CEDEFOP prévoyait une augmentation de 0,85 % du volume de l’emploi, alors que selon les dernières données Eurostat disponibles, il a de nouveau chuté de 0,1%.
On dirait bien que les économistes — du moins ceux qui ont l’oreille de la Commission et du Conseil européen — n’ont rien appris depuis les années 1970. Voilà quarante ans qu’ils s’acharnent à considérer les « crises » comme des événements conjoncturels, des accidents de parcours d’une économie fondamentalement saine. Jamais il ne leur vient à l’esprit que ces soubresauts pourraient être les symptômes d’un système profondément malade, les éruptions visibles produites par le bouillonnement des contradictions profondes de l’économie capitaliste.
Société de la connaissance ?
Si l’on peut douter des promesses de croissance du volume de l’emploi, qu’en est-il de la structure de ces emplois en termes de niveaux de formation ? Est-il vrai que le contexte économique et technologique réclame et réclamera de plus en plus de travailleurs hautement qualifiés ? Le graphique 2 (CEDEFOP, 2012b) semble le laisser croire. Il représente l’évolution de l’emploi européen, selon les niveaux de qualification des travailleurs, pour les vingt dernières années, ainsi que la projection de cette évolution pour la décennie à venir.
Graphique 2 : Evolution de la structure des emplois, selon le niveau de qualification des travailleurs
A première vue, le constat est sans appel : la part des travailleurs hautement qualifiés a augmenté, passant de 22,3% à 29,8% entre 2000 et 2010, et augmentera encore, jusqu’à 37% en 2020. Au contraire, le nombre de postes occupés par des travailleurs faiblement qualifiés est en baisse constante : 30,6% en 2000, 23,4% en 2010 et une prévision de 16,4% pour 2020. « Les jeunes n’ayant que peu ou pas de qualification trouveront de plus en plus difficilement un bon emploi » conclut logiquement le CEDEFOP (CEDEFOP, 2012b, p. 12).
On s’étonne donc de lire, dans le même rapport, quelques pages plus loin, que « les prévisions d’évolution de la demande montrent que la plus forte croissance se situera dans les occupations hautement et faiblement qualifiées, avec une croissance plus faible pour les emplois à niveau de qualification intermédiaire » (CEDEFOP, 2012b, p. 29).
Essayons de comprendre : d’un côté, les experts assurent qu’il y a de moins en moins d’emplois pour les travailleurs faiblement qualifiés, de l’autre, ils disent que les emplois à faible niveau de qualification sont en forte croissance. Où est la faille ? Il se trouve que le graphique ci-dessus ne porte pas sur les niveaux de formation que nécessitent les emplois (du fait de leur technicité, de leur complexité, de leur spécialisation plus ou moins importante), mais bien sur les niveaux effectifs de qualification de la main d’œuvre occupée. Lorsqu’on emploie moins de travailleurs peu qualifiés, cela ne signifie pas forcément que le niveau de qualification requis par les emplois augmente. Cela peut aussi signifier qu’on utilise des travailleurs qualifiés dans des emplois qui ne réclament pas leur qualification, soit parce qu’il y a sur le marché du travail un excédent de travailleurs qualifiés, soit parce qu’il y a un déficit de travailleurs peu qualifiés.
Polarisation des emplois
Dès la fin des années 1970, certains auteurs ont commencé à relever une segmentation du marché de l’emploi avec, d’un côté, un nombre limité de postes de techniciens de haut niveau dans l’industrie, très rémunérateurs, exigeant une formation supérieure de spécialiste, et, de l’autre, des offres de plus en plus nombreuses d’emplois peu rémunérateurs, demandant peu de qualifications, dans des secteurs de services en expansion tels que les établissements de restauration rapide, les supermarchés et les grandes surfaces (Coomb, 1989, p. 10). Cette « polarisation » du marché du travail a été confirmée dans les décennies suivantes et est aujourd’hui largement acceptée et bien décrite. « Au cours des dernières décennies », note des chercheurs du CEDEFOP, « un certain consensus a été atteint dans la littérature sur le fait qu’à côté d’une tendance générale à l’expansion des emplois hautement qualifiés on note une polarisation du marché du travail dans la plupart des économies développées » (Ranieri et Serafini, 2012, p.49).
David Autor, l’un des spécialistes américains du sujet, a publié en 2010 une étude intitulée « The Polarization of Job Opportunities in the U.S. Labor Market ». Il y présente le très intéressant graphique 3.
Graphique 3 : Evolution de la structure des emplois aux USA
(Source : Autor, 2010)
Sur l’axe horizontal, les emplois sont classés par centiles, selon le niveau de qualification qui y est requis : à gauche les emplois non ou peu qualifiés, à droite les emplois hautement qualifiés. L’axe vertical indique la croissance (ou la décroissance) de l’emploi, en pour cent (aux États-Unis). Les trois courbes correspondent grosso modo aux trois décennies écoulées depuis 1979. Que constate-t-on ? Au cours des années 80, l’évolution correspond à la rhétorique courante sur la « société de la connaissance » : croissance de l’emploi qualifié, décroissance de l’emploi non qualifié. La décennie suivante est celle de la « polarisation » du marché du travail : la courbe se creuse car on perd surtout des emplois dans les niveaux de qualification intermédiaires, alors que l’emploi hautement qualifié continue d’exploser et que l’emploi très faiblement qualifié connaît une croissance modeste. Enfin, dans les années 2000, la courbe présente une forte croissance dans les emplois faiblement qualifiés alors que l’emploi commence à stagner dans les hautes qualifications (Autor, 2010, p.3).
En Europe, une même évolution semble se faire jour, bien qu’avec un peu de retard sur les États-Unis : « alors que la part des occupations intensives en savoirs et en aptitudes a constamment augmenté entre 1970 et 2000, on note une nette polarisation des emplois depuis la fin des années 1990 » constatent les chercheurs du CEDEFOP (Ranieri et Serafini, 2012, p.53). Entre 2000 et 2008, le nombre de travailleurs dans les « emplois élémentaires » s’est accru de 3,9 millions, présentant l’un des taux de croissance les plus élevés (+22%), presque au même niveau que celui d’emplois très hautement qualifiés, et loin au-dessus du taux de croissance moyen (10%) (CEDEFOP, 2011, p.20).
Graphique 4 : Evolution des emplois par niveau de qualification (UE-27). Indice 2000 = 100
(Source : CEDEFOP, 2011)
Le CEDEFOP reconnaît que cette évolution se poursuivra très probablement dans le futur : « la plupart des créations d’emplois se situeront dans les occupations hautement ou faiblement qualifiées, avec des croissances plus faibles dans les occupations requérant des qualifications intermédiaires ». (CEDEFOP, 2012b, p.29).
Comment l’ordinateur polarise
Pour comprendre l’origine de cette polarisation des niveaux de formation des emplois, il faut nous tourner vers les technologies de l’information et de la communication. Contrairement à une opinion largement répandue, celles-ci ne se substituent pas forcément aux tâches nécessitant peu de qualifications, mais plutôt aux tâches de routine. Il s’agit de tâches suffisamment bien définies, décrites, décomposées… pour qu’elles puissent être traduites en un programme et exécutées par un ordinateur ou sous la commande d’un ordinateur. David Autor : « Les tâches de routine sont caractéristiques des activités cognitives et productives moyennement qualifiées, comme la comptabilité, le travail de bureau ou des tâches de production répétitives. L’essentiel des tâches liées à ces occupations suivent souvent des procédures précises, bien comprises. Dès lors, au fur et à mesure que les technologies de l’information et de la communication progressent en qualité et régressent en prix, ces tâches routinières sont de plus en plus souvent codifiées en logiciels informatiques et réalisées par des machines ou, éventuellement, expédiées sous forme électronique vers des sites étrangers où l’on utilise une main d’œuvre semi-qualifiées bon marché ». (Autor, 2010, p4)
Ces tâches routinières appartiennent souvent à des emplois moyennement qualifiés. En revanche, les tâches non routinières se situent aux deux extrémités de la hiérarchie des emplois. Il s’agit d’une part de tâches abstraites nécessitant des capacités de résolution de problèmes, d’intuition, de persuasion et correspondant à des emplois très hautement qualifiés. Mais aussi de nombreuses tâches « élémentaires », notamment dans le secteur des services qui ne sont pas faciles à faire exécuter par un ordinateur ou une machine commandée par ordinateur. Avant de nettoyer une classe dans une école, il faut s’assurer que les chaises soient posées sur les bancs et, pour ce faire, il faut préalablement ôter des bancs tout ce qui y traîne, comme des papiers d’emballage ou une cartouche d’encre usagée, mais éviter de jeter à la corbeille un livre ou une calculatrice oubliés par un élève. De telles décisions peuvent être prises par toute personne non qualifiée, mais disposant d’un peu de « bon sens ». En revanche, elles sont très difficiles, voire impossibles, à programmer. Autor : « Pour qu’une tâche puisse être automatisée, elle doit être suffisamment définie, de sorte qu’une machine puisse l’exécuter sans aide et sans devoir recourir au “sens commun”, uniquement en suivant soigneusement les étapes spécifiées dans un programme. Dès lors, les ordinateurs sont très productifs et fiables pour les tâches que les humains peuvent facilement programmer ; ils sont en revanche parfaitement incompétents pour tout le reste » (Autor, 2010, p.11).
Qui plus est, le travail d’un conducteur de taxi, d’un employé d’une agence de sécurité, d’une hôtesse de l’air œuvrant sur une compagnie low-cost en Europe, d’un serveur du McDonalds de Madrid ou de Paris… ne peut pas être envoyé à New Delhi. L’OCDE résume : « les travailleurs hautement qualifiés sont nécessaires dans les emplois technologiques ; les travailleurs faiblement qualifiés sont utilisés pour des services qui ne peuvent pas être automatisés, digitalisés ou délocalisés, comme les soins aux personnes ; et les qualifications intermédiaires sont remplacées par la robotique intelligente » (OECD, 2012a, p.21).
Un peu de surqualification, ça va…
Durant la plus grande partie du XXe siècle, le marché du travail a évolué dans le sens d’une élévation des niveaux de qualification requis par les rapports techniques de production. Les États ont répondu à cette évolution en prolongeant la durée de scolarité et en incitant les citoyens à élever leur niveau de formation. Mais désormais, le marché du travail éclate, se polarise, l’emploi non qualifié est en hausse. Qui plus est, les taux de chômage s’élèvent. Dès lors, des travailleurs sont contraints d’accepter des emplois en dessous de leur niveau de qualification.
Selon les protocoles et les définitions, on observe des taux de surqualification de l’ordre de 10 à 30% en Europe (Qintini, 2011. OECD, 2011b). Dans les conditions actuelles du marché du travail, le CEDEFOP prévoit « une forte augmentation du nombre de personnes qualifiées occupées dans des emplois nécessitant traditionnellement seulement un faible niveau de formation et une diminution importante des emplois disponibles pour les personnes peu ou non qualifiées » (CEDEFOP, 2012a, p.14).
Du point de vue du travailleur, il s’agit d’une perte sèche qui s’élève, en moyenne, aux alentours de 20% du salaire (OECD, 2011b, p.211). Du point de vue de l’employeur, le bilan est plus mitigé. Certaines études soulignent l’effet bénéfique de la surqualification sur l’amélioration de la productivité et de l’innovation. « La sur-qualification n’est pas nécessairement un problème. Les gens plus qualifiés peuvent être plus innovants et transformer la nature du travail qu’ils effectuent » (CEDEFOP, 2012a, p.13). Mais d’un autre côté, le coût salarial s’en ressent : en moyenne, un travailleur surqualifié coûte aujourd’hui 15% plus cher à son employeur qu’un travailleur ayant exactement le niveau de qualification requis (OECD, 2011b, p.211). Tant que les taux de surqualification demeurent raisonnables, les aspects positifs peuvent l’emporter, du moins du point de vue de l’employeur individuel. En revanche, d’un point de vue macro-économique, un excès de surqualification a pour résultat une « inacceptable » pression à la hausse sur les salaires des secteurs faiblement qualifiés. David Autor a montré ainsi qu’aux États-Unis, la forte croissance des emplois faiblement qualifiés au cours des années 1990 et 2000 a conduit à y embaucher beaucoup de travailleurs surqualifiés, ce qui a eu pour conséquence que les salaires ont augmenté plus vite (ou ont chuté moins fort) dans ces emplois-là.
Aux yeux de ceux qui ne pensent l’éducation qu’en tant qu’outil économique, une surqualification excessive constitue un énorme gaspillage pour les États : faut-il vraiment investir tellement dans l’éducation, si c’est pour ne pas utiliser les formations dispensées ? On ne peut plus se bercer de l’illusion entretenue jusque dans les années 70-80, que l’enseignement général « classique » allait devenir la norme pour tous. Il y a plus de douze ans, l’OCDE remettait déjà les pendules à l’heure en précisant que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la « nouvelle économie » – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin » (OCDE, 2001, p.30).
Mais alors, comment doivent-ils être conçus, ces programmes scolaires ?
Peu qualifiés, mais multi-compétents
L’excédent de travailleurs qualifiés n’est pas la seule raison de l’embauche de main d’œuvre surqualifiée. Cela tient aussi à la nature même des nouveaux emplois non qualifiés ou réputés tels : ils sont fort différents des fonctions de manœuvre industriel ou agricole qu’occupaient jadis la grande masse des travailleurs peu scolarisés.
Un employé de bureau « non qualifié » est, aujourd’hui, une personne qui n’a pas de diplôme de dactylographe ou de sténographe, ni celui d’opérateur télex, de secrétaire, d’interprète ou de traducteur. Il n’a pas davantage de diplôme formel en utilisation de logiciels bureautiques. Pourtant, on lui demandera d’utiliser un clavier d’ordinateur, un traitement de texte, un tableur, une base de données, une boîte mail, de répondre poliment au téléphone et de pouvoir le faire éventuellement dans plusieurs langues. Ce faisant, on ne réclame pas à proprement parler une qualification, du moins pas au sens habituel du terme, on exige juste quelques « compétences de base ». Or, c’est là que le bât blesse. Les employeurs, relayés par les organismes internationaux, se plaignent de la difficulté de trouver ces travailleurs à la fois peu qualifiés (donc bon marché) et cependant multi-compétents pour la kyrielle de tâches variées qu’on leur demandera d’accomplir.
Savoir lire et écrire, savoir calculer, posséder un permis de conduire, tout cela n’est plus considéré depuis longtemps comme des qualifications. Les nouveaux emplois non-qualifiés dans les secteurs de services réclament que l’on élargisse cette panoplie de compétences universellement partagées. Le cadre de référence européen pour les « compétences clés » définit les huit compétences de base « que tous les jeunes devraient développer dans le cadre de leur éducation et de leur formation initiales et que les adultes devraient pouvoir acquérir et maintenir grâce à l’éducation et la formation tout au long de la vie » (Commission Européenne, 2009, De nouvelles compétences, p.19). Elles sont désormais bien connues : communication dans la langue maternelle, communication en langues étrangères, compétence mathématique et compétences de base en sciences et technologies, compétence numérique, apprendre à apprendre, compétences sociales et civiques, esprit d’initiative et d’entreprise, sensibilité et expression culturelles. Pour l’OCDE, « cet ensemble d’aptitudes et de compétences devient le noyau essentiel de ce dont les enseignants et les écoles doivent s’occuper » (Ananiadou, K., and Claro, M., 2009, p.6).
Voilà donc la solution au problème : évincer des programmes toutes ces choses devenues inutiles, maintenant que l’école secondaire n’est plus réservée aux élites. Pas besoin de langues anciennes, de philosophie ou de littérature, du moment qu’ils apprennent à « communiquer ». Pas besoin d’étudier les grands concepts et les lois de la physique ou de la biologie, du moment qu’ils acquièrent des « compétences de base en sciences et technologie ». Pas besoin d’histoire ou de géographie, un peu de « sensibilité culturelle » suffira. Pas besoin d’économie pour la plupart d’entre eux, du moment qu’ils aient de « l’esprit d’entreprise ». Pas besoin même de leur apprendre la programmation informatique, du moment qu’ils acquièrent la « compétence numérique », entendez : qu’ils aient acquis les gestes basiques du maniement d’un ordinateur en situation professionnelle et les rudiments de l’utilisation d’une suite bureautique. Pour le reste, quelques phrases dans une ou deux langues étrangères, un peu de « sensibilité culturelle » et la capacité d’apprendre (un mode d’emploi, un règlement, une procédure de travail…) en feront un excellent travailleur corvéable à merci.
Adaptables et flexibles
Le choix des huit compétences-clés indiquées plus haut se justifie en effet d’abord par leur propriété réelle ou supposée d’encourager la flexibilité et l’adaptabilité des travailleurs. Les emplois de demain, hautement ou peu qualifiés, ont en commun de comporter des tâches qui ne se laissent pas facilement réduire dans une procédure informatisée. Pour cette raison précisément, ils recèlent une part importante d’imprévisibilité et réclament dès lors une capacité d’initiative et d’adaptation dans le chef des travailleurs.
Cette demande de flexibilité se trouve renforcée par l’instabilité économique et l’imprévisibilité de l’environnement technologique. Il est impossible de prévoir l’évolution future des rapports techniques de production et donc des savoirs et savoir-faire qui seront demandés aux travailleurs dans dix ou quinze ans. Dans son Communiqué de Bruges, le Conseil des ministres européens fait remarquer que les étudiants d’aujourd’hui « pratiqueront des métiers qui n’existent pas encore (…). Nous devons améliorer la capacité de l’éducation et de formation professionnelle à répondre aux exigences changeantes du marché du travail » (Conseil européen, 2010, p.2).
Dans ces conditions, le rôle de l’école n’est plus d’apporter des savoirs, mais plutôt de transmettre des capacités génériques (dites « compétences transversales ») ainsi que la capacité de l’individu de mettre lui-même à jour ses connaissances et savoir-faire en fonction des besoins changeants de sa carrière professionnelle et des attentes changeantes de ses employeurs. Le rôle de l’État n’est plus de permettre à chacun d’acquérir des savoirs porteurs d’émancipation. Il n’est même plus d’assurer chaque jeune d’une qualification ouvrant les portes du marché de l’emploi. Cela, c’est la responsabilité individuelle de chacun. La seule responsabilité de l’État est, désormais, de créer les conditions de cette quête individuelle d’employabilité et, à cette fin, « d’inscrire les systèmes d’éducation et de formation dans une perspective prenant en compte la vie dans toute sa durée ». (Conseil européen, 2009, p.119/3)
L’enseignement a seulement pour tâche de « préparer les citoyens Européens à être des apprenants motivés et autonomes » (Conseil européen, 2012b, p.393/6). En revanche, « la responsabilité de continuer à apprendre incombe aux individus » qui devront « prendre en main leur formation afin de maintenir leurs compétences à jour et de préserver leur valeur sur le marché du travail » (CEDEFOP, 2012b, p.22).
Compétences générales contre savoirs
Dans le contexte de cette quête de flexibilité, le mot « compétence » acquiert une importance et un sens nouveaux. Dans l’acception traditionnelle, la compétence désigne un ensemble de connaissances, de savoir-faire, d’attitudes, d’expérience… qui font que l’on est un bon médecin, un bon plombier, un bon maçon ou un bon pilote de ligne.
Sous la double pression de la quête d’une flexibilité maximale chez l’apprenant et d’un rendement optimal du système éducatif, on a inventé un nouveau concept de « compétence », où seul compte le résultat productif final : peu importe ce que l’élève a mémorisé, compris, maîtrisé, formalisé…, du moment qu’il démontre sa capacité de mener à bien une tâche qu’on lui aura confiée. L’acte d’enseigner se transforme alors en une espèce d’évaluation permanente des élèves, dans des situations potentiellement inédites pour eux, mais parfaitement codifiées pour l’enseignant. Cette approche par compétences jette par dessus bord la question fondamentale de la recherche didactique : « comment transmettre correctement tel savoir ? », pour ne conserver que le seul critère de la capacité d’utilisation du savoir : « a-t-il bien accompli cette tâche ? ». Pour l’OCDE, il s’agit d’un « concept innovant, lié à la capacité des des étudiants de mettre en œuvre leurs savoirs et savoir-faire » (Ananiadou, K. and Claro, M., 2009, p.7).
Jusqu’à il y a quelques années, l’approche par compétences était encore présentée comme un développement des pédagogies constructivistes, particulièrement dans les pays francophones, où elle se présentait comme une « pédagogie » centrée sur l’élève et donnant « du sens » au apprentissages. Cette prétention mensongère a été largement contestée (voir Hirtt, 2009).
Aujourd’hui les masques sont en train de tomber. Dans plusieurs pays, les politiques semblent revenir en arrière et disent vouer aux gémonies les réformes pédagogiques qu’ils avaient promues hier. On aurait tort, cependant, de voir dans les évolutions récentes du discours pédagogique dominant un « virage à droite » ou « un retour à la rigueur » (selon le jugement positif ou négatif que l’on a porté initialement sur l’approche par compétences). En réalité, ils n’abandonnent que l’enrobage, c’est-à-dire le discours qui avait accompagné les réformes pour leur donner une caution pédagogique pseudo-progressiste. Quant au fond, c’est-à-dire la primauté de vagues compétences « générales » ou « transversales » sur la construction de savoirs structurés, elle est plus présente que jamais. Et on n’en cache plus la véritable motivation : pour le CEDEFOP, cette orientation « améliore la flexibilité » des travailleurs et du marché du travail car « dans un contexte de transitions professionnelles continues et de modifications rapides du lieu de travail (…) il est probablement plus important d’acquérir des compétences transversales que des compétences étroitement liées à la fonction occupée et aux processus de travail » (CEDEFOP, 2012b, p.23).
L’école n’est plus là que pour poser les bases des apprentissages futurs qui, eux-mêmes, seront dictés par les seuls besoins de la vie professionnelle de chacun : « l’enseignement obligatoire est le lieu où les gens doivent maîtriser les compétences fondamentales et développer leur désir et leur capacité d’apprendre tout au long de la vie » (OECD, 2012c, p26).
Compétences générales et compétences professionnelles
S’agissant de la formation professionnelle, on peut déceler certaines tensions dans les discours dominants. On vient d’entendre le CEDEFOP plaider la primauté des « compétences transversales » sur les aptitudes spécifiques à un métier. Pourtant, d’autres documents, émanant parfois des mêmes autorités, recommandent au contraire de mieux cerner l’évolution de ces aptitudes professionnelles afin d’y adapter plus étroitement l’enseignement professionnel.
Ainsi, le Conseil européen, dans son « Communiqué de Bruges » (2010), estime qu’il convient de « régulièrement revoir les normes professionnelles et les normes relatives à l’enseignement et à la formation, qui définissent les critères auxquels doit satisfaire le titulaire d’un certificat ou d’un diplôme donné » (p.2). Dans cette optique, il recommande de renforcer la collaboration entre les acteurs de la formation professionnelle — État, écoles, entreprises — en matière d’anticipation des compétences. Le Conseil souhaite également voir se développer, au niveau national, régional ou local, des initiatives pour « permettre aux enseignants d’améliorer leur connaissance des pratiques de travail » (p.10)
Les programmes de l’éducation et de la formation professionnelle, dit encore le Conseil, devraient être davantage « axés sur les acquis de l’apprentissage » et rendus « plus adaptables aux besoins du marché du travail » (p.10).
L’opposition entre ce discours-ci et celui entendu plus haut, entre la demande de compétences transversales (les huit compétences-clés en particulier) et d’aptitudes spécifiques (« skills »), reflète une contradiction tout à fait réelle : celle qui oppose les employeurs des secteurs les plus porteurs (technologies de pointe et services) à ceux des secteurs en déclin (constructions métalliques, bâtiment, chantiers navals…).
Chez les recruteurs de cadres et de concepteurs pour des entreprises œuvrant dans des domaines technologiques de pointe, tout comme chez ceux qui embauchent des serveurs pour les voitures bar des TGV, le problème n’est pas de trouver des personnes disposant exactement de la formation spécialisée adéquate : c’est sans espoir dans le premier cas (où il faudra donc de toute manière une sérieuse formation au sein de l’entreprise) et c’est sans objet dans le second cas où aucune qualification particulière n’est requise. En revanche, on y regrette que les travailleurs manquent parfois de sens de l’initiative, qu’ils répondent de façon trop mécanique à des situations inédites, qu’ils ne soient pas assez prompts à se doter de nouvelles connaissances, de nouveaux savoir-faire, en fonction des besoins, que leur façon de s’exprimer et de communiquer ne soit pas toujours adaptée à la nature de leur tâche… Ici, le développement de ces compétences générales est une demande forte adressée au système éducatif.
Inversement, dans les entreprises plus « traditionnelles », où l’on embauche des tourneurs, des soudeurs, des graveurs, des maçons, des menuisiers, des plombiers… le savoir-faire du professionnel est primordial et l’emporte sur de vagues considérations d’adaptabilité et autres compétences sociales. Cependant, le discours récurrent du patronat de ce type d’entreprises, quand il affirme manquer cruellement de main d’œuvre qualifiée, doit être entendu avec quelque réserve. Il témoigne souvent moins d’une réelle pénurie de travailleurs que d’une élévation du niveau d’exigence à l’embauche, résultant des difficultés économiques liées à la crise (il s’agit souvent des secteurs le plus durement touchés) et du différentiel de compétitivité avec les secteurs qui peuvent recruter dans un vaste réservoir de main d’œuvre peu qualifiée.
Le double discours des organismes tels le CEDEFOP ou le Conseil européen, affirmant d’une part vouloir donner la priorité aux compétences de base et clamant d’autre part qu’il faut combattre la « pénurie » de main d’œuvre moyennement qualifiée, est donc une position d’équilibre entre deux fractions opposées, au sein du capitalisme européen. Mais ce double discours n’est pas, en soi, contradictoire. Son premier terme porte sur l’enseignement « de base », grosso modo jusqu’à la fin du secondaire inférieur (l’âge où les enquêtes PISA viendront tester la bonne acquisition des compétences de base) ; au contraire, le second terme du discours, porte sur la formation professionnelle, qui est organisée à partir de 14-16 ans dans la plupart des systèmes éducatifs.
L’employabilité crée-t-elle de l’emploi ?
Personne ne songerait à contester que les travailleurs les mieux formés ont plus de chances de trouver un emploi que les autres. Ainsi, depuis le début de la récession en 2008 jusqu’en 2010, les taux de chômage des personnes disposant au maximum d’un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur ont grimpé de 8,8% à 12,5% (+3,7 points), alors que ceux des diplômés du secondaire supérieur passaient de 4,9% à 7,6% (+2,7 points) et ceux des diplômés de l’enseignement supérieur universitaire ou non n’augmentaient que de 3,3% à 4,7% (+1,4 points) (OECD, 2012b, p13). Il existe donc une nette corrélation entre, d’une part, le niveau et la qualité de la formation, et d’autre part, la probabilité d’échapper au chômage.
Mais de cette observation qui est parfaitement valide s’agissant des individus, certains concluent un peu hâtivement qu’il existerait également une corrélation positive entre le niveau global de qualification des travailleurs d’un pays et le taux global d’emploi dans ce pays. L’OCDE et la Commission se plaisent à jouer sur cette croyance en affirmant que les taux élevés de chômage seraient dus, pour une grande part, à la difficulté que rencontrent les patrons lorsqu’ils cherchent une main d’œuvre adéquatement qualifiée.
Cette affirmation ne tient pas face à la réalité des chiffres. Comme le montre le graphique 5 (Commission européenne, 2009, p.11), les taux de chômage ne sont pas corrélés positivement, mais négativement au taux de vacance d’emploi. En d’autres mots : les pays où il y a beaucoup d’emplois vacants ne sont pas ceux où il y a beaucoup de chômeurs mais, au contraire, ceux où il y relativement peu de chômage.
Graphique 5 : Taux de vacance d’emploi et taux de chômage dans différents pays
(Source : Commission Européenne, 2011)
Selon Eurostat, les emplois vacants représentent aujourd’hui 1,5% du volume total de l’emploi dans l’Union européenne. En d’autres termes, 98,5% des emplois disponibles sont occupés. On voit mal, dans ces conditions, comment une meilleure adéquation de la formation des travailleurs aux demandes du marché du travail pourrait résorber un taux de chômage qui avoisine les 10% pour l’Europe ! Ajoutons que les taux d’emplois vacants en Europe ont chuté en 2007 et 2008, alors même que les taux de chômage augmentaient (DARES, 2010, p.17).
Si l’on prend les propres chiffres du patronat français par exemple (MEDEF, 2013), on observe que les quatre métiers les plus difficiles à pourvoir sont : les agents de maîtrise de l’hôtellerie et de la restauration (11.611 emplois), les vendeurs (5.277 emplois), les employés de cuisine (5.157 emplois) et les conducteurs de véhicules (4.969 emplois), tous des métiers n’exigeant aucune qualification (sauf pour la petite partie des employés de cuisine que sont les chefs coqs) ou une faible qualification (conducteur de camion). Viennent ensuite 4.628 cadres commerciaux et technico-commerciaux et 4.432 ingénieurs et cadres techniques de l’industrie, deux classes de métiers hautement qualifiés. Puis la liste continue avec les aides ménagères (4.081 emplois), les agents de gardiennage (3.338 emplois), les employés de maison (3.202 emplois) et les ouvriers non qualifiés des industries (2.928 emplois). En conclusion, sur les quelque 47.000 emplois « les plus difficiles à pourvoir » en France au 4e trimestre 2012, seulement 9.070, soit 19%, nécessitaient un niveau de qualification élevé. A la même date, il y avait 3,18 millions de chômeurs en France… (Eurostat). Comment croire qu’on réduirait considérablement ce nombre par le seul miracle d’une meilleure formation ?
La réalité, c’est que le déficit d’emplois touche à peu près toutes les catégories de métiers. Mais les personnes les plus hautement qualifiées échappent plus facilement au risque de chômage en acceptant des emplois où elles seront surqualifiées. « Bien que les gens soient de plus en plus qualifiés, certains risquent de ne pas trouver d’emploi correspondant à leur formation et à leur espoir » (CEDEFOP, 2012a, p.1). L’OCDE aussi doit reconnaître que « l’enseignement secondaire supérieur n’est plus une assurance contre le chômage et les bas salaires »
Quand les patrons de certains secteurs se lamentent de ne pas trouver d’ouvriers qualifiés, cela signifie donc bien souvent qu’en ces temps de crise, ils tentent exagérément d’élever leurs exigences à l’embauche et d’abaisser les salaires. Ils aimeraient bien trouver des ouvriers diplômés, certes, mais avec cinq ans d’expérience, disposant d’une voiture personnelle pour se rendre sur les chantiers, acceptant de travailler en soirée et le samedi, apportant leurs propres vêtements de travail et engagés au salaire d’un manœuvre. Quand la barre est mise si haut (ou si bas, selon le point de vue), les jeunes ouvriers qualifiés les plus compétents (au sens défini plus haut) préfèrent accepter un boulot aussi bien payé comme chef d’équipe dans un McDonald’s ou comme vendeur de téléviseurs chez Sony.
Concurrence entre travailleurs et entre écoles
En fait, toute l’idée de « flexibilisation » du marché du travail revient à augmenter la compétition entre les travailleurs. Il en est par exemple ainsi de la quête de « mobilité européenne » des travailleurs. Celle-ci permet aux patrons européens de recruter leur main d’œuvre dans un « réservoir » beaucoup plus vaste, de mettre donc davantage de candidats en compétition pour le même emploi et d’obtenir, à moindre coût, des travailleurs plus étroitement adaptés à leurs attentes. Cette mobilité doit s’acquérir dès le passage par l’éducation en promouvant la « mobilité des apprenants ». Pour le Conseil européen, celle-ci constitue donc un « élément essentiel de l’éducation et de la formation tout au long de la vie » (Conseil européen, 2011, p.119/3).
Cette compétition entre travailleurs doit aussi se faire « dans les têtes », sur le plan idéologique. C’est pourquoi il faut « encourager les expériences (…) de formation à l’esprit d’entreprise » (Conseil européen, 2011, p.70/1), et ce, dès l’école maternelle.
Mais pour réaliser ce programme, « il convient d’inscrire les systèmes d’éducation et de formation dans une perspective prenant en compte la vie dans toute sa durée et d’améliorer leur réactivité face au changement ainsi que leur ouverture au monde » (Conseil européen, 2009, p.119/3).
Analysons cette thèse dans toutes ses implications pour les systèmes éducatifs.
Premièrement, prendre en compte la vie « dans toute sa durée », cela signifie que l’école ne doit plus chercher à transmettre des connaissances, mais surtout « apprendre à apprendre ». Il faut « préparer les citoyens Européens à être des apprenants motivés et autonomes » (Conseil européen, 2012b, p. 393/6). D’un système éducatif dans lequel l’État transmet ou inculque des valeurs, des savoirs, des qualifications qu’il juge utiles au bien commun, on passe à un système éducatif où les citoyens-travailleurs sont invités à venir chercher, individuellement, ce qu’ils jugeront utiles à leur carrière personnelle. Ils doivent désormais « prendre en main leur formation afin de maintenir leurs compétences à jour et de préserver leur valeur sur le marché du travail » (CEDEFOP, 2012, p.22). Fondamentalement, la différence n’est pas bien grande car la quête d’un prétendu « bien commun » par l’État et celle de la « carrière personnelle » par les individus se confondent toutes deux, généralement, avec le seul intérêt de la rentabilité du capital. Mais dans le premier cas, on a un État régulateur, avec tout ce que cela implique de lourdeur mais aussi de protections arrachées par les luttes sociales. Dans le deuxième cas, on n’a plus que des individus en compétition, prêts à piétiner leurs propres droits s’ils croient ainsi pouvoir prendre un avantage sur leurs concurrents. Au passage, l’État se décharge d’une mission qu’il pourra progressivement déléguer au secteur privé : « la responsabilité de continuer à apprendre incombe aux individus » (CEDEFOP, 2012, p.22).
Deuxièmement, pour « Améliorer la réactivité » des systèmes éducatifs, la Commission européenne, le Conseil, l’OCDE… plaident pour l’abandon des systèmes gérés de façon centralisée, par l’État, au profit de réseaux d’établissements scolaires plus autonomes et en situation de forte concurrence mutuelle. Le patronat se plaint en effet de la « lenteur des systèmes d’éducation pour répondre à leurs besoins et s’adapter aux qualifications changeantes ». Ils jugent en particulier que les systèmes de formation et d’éducation sont « excessivement bureaucratiques » et qu’il n’y a « pas assez de flexibilité au niveau local pour adapter les programmes » (Froy, 2013, p.63). On escompte que le jeu de la concurrence et l’autonomie des écoles amélioreront « la capacité d’adaptation des systèmes d’éducation et de formation face à des demandes et tendances nouvelles » (Conseil européen, 2011, p.70/2).
Enfin, troisièmement, le Conseil recommande d’encourager « l’ouverture au monde » des systèmes éducatifs. Le « monde » doit ici être entendu au sens restrictif où l’entendent tous les tenants de l’économie capitaliste : le monde, c’est l’entreprise privée. Ces « partenariats » doivent contribuer à « mieux cibler les compétences requises sur le marché du travail » et à « stimuler l’innovation et l’esprit d’entreprise dans toutes les formes d’éducation et de formation » (Conseil européen, 2009, p.119/4). L’OCDE recommande d’utiliser la formation en entreprise, sur le tas ou en alternance « particulièrement pour l’enseignement professionnel mais également pour certains programmes universitaires » (OECD, 2012a, p.27). Selon l’organisation internationale, « lorsque les employeurs sont impliqués dans la définition des programmes au niveau post-secondaire, les étudiants semblent jouir d’une meilleure transition du monde de l’éducation vers le monde du travail ». Entendez : les travailleurs qualifiés sont alors mieux adaptés aux attentes de leurs employeurs et leurs qualifications sont exploitables plus efficacement.
L’organisation de l’enseignement professionnel sur le modèle du système allemand d’alternance bute cependant sur de fortes résistances de la part des patrons eux-mêmes. Une enquête réalisée par le CEDEFOP auprès d’entreprises européennes en 2005 a dévoilé leur frilosité pour s’engager dans des programmes de formation, par « crainte de voir leurs employés se faire débaucher par la concurrence » (CEDEFOP, 2012a, p.30).
Conclusion
Depuis qu’on a chargé l’école d’éduquer les enfants du peuple, il y a de cela quelques deux cents ans, celle-ci a su adapter ses formes et ses contenus aux évolutions politiques ou industrielles impulsées par les développements technologiques. Alors qu’elles étaient essentiellement idéologiques dans un premier temps, les missions de l’école sont devenues, au fil des décennies, de plus en plus explicitement économiques et sociales. Les années 1950, ‘60 et le début des années ‘70 furent celles de la massification de l’enseignement secondaire, dans un contexte de déficit constant de main d’œuvre qualifiée.
Aujourd’hui, à l’ère des crises, des réseaux et de l’éclatement des qualifications, l’école est chargée de se soumettre — et de soumettre ceux qu’elle forme — à un double impératif. Celui de la polarisation des emplois et celui de l’adaptabilité et de la flexibilité. En leur nom, on brise les régulations structurelles qui avaient accompagné la massification scolaire, on néglige les savoirs au profit de vagues « compétences transversales », on réduit la démocratisation de l’enseignement aux promesses d’une « employabilité » universelle.
Portées par l’OCDE et l’Union européenne, ces évolutions se présentent comme « innovantes » et « démocratiques », face à une opposition qui se laisse trop facilement enfermer dans la défense de l’école du passé.
La première victime de ces politiques est l’école publique elle-même. L’individualisation du rapport à la formation, la diffusion d’une idéologie entrepreneuriale, les quasi marchés scolaires, la réduction des dépenses publiques d’éducation et les partenariats école-entreprise ouvrent de plus en plus la porte de l’enseignement à sa conquête par le secteur privé. Mais la victime principale, c’est le jeune qui sort de cette école-là. On en aura fait un travailleur adaptable, non en développant sa compréhension du changement, mais en brisant sa capacité de résistance au changement ; non par une émancipation culturelle, mais par une privation de culture.
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