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EDUCATION POPULAIRE ET TRANSFORMATION SOCIALE. (Intervention de Christian MAUREL / Fondation Gabriel Péri – 23 mai 2012)
A) Qu’entendre par éducation populaire ?
Pour faire simple, et reprendre la structure d’une définition assez habituelle de la démocratie (voir ce qu’en disait Lincoln) avec laquelle elle est très liée, on pourrait dire que l’éducation populaire est l’éducation du peuple, par le peuple, pour le peuple. C’est le « par le peuple » qui distingue l’éducation populaire des autres formes d’éducation (l’instruction, l’éducation initiale et permanente, la formation professionnelle initiale et continue, l’éducation morale…). Autrement dit, dans l’éducation populaire, l’individu et le peuple sont à la fois sujets et objets de l’acte éducatif, ce qui donne tout son sens à la belle formule de Paolo Freire : « Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ». L’éducation populaire a fait un grand pas en avant quand certains se sont attachés à la remettre en réflexion et à en donner une définition procédurale comme ce fut le cas à la Fédération Française des Maisons des Jeunes et de la Culture, dans les années 1990 sous l’influence de Luc Carton. Cette réflexion critique a conduit à s’interroger sur ses modes d’action et à formuler une hypothèse opératoire qui a ouvert l’Offre Publique de Réflexion lancée à la Sorbonne en 1998 par Marie-George Buffet, Ministre de la Jeunesse et des Sports : « l’éducation populaire entendue comme travail de la culture dans la transformation sociale et politique ».
B) Quelle urgente nécessité de faire aujourd’hui de l’éducation populaire visant à la transformation sociale et politique ?
Première raison : une situation économique, sociale et environnementale qui indique que les femmes et les hommes doivent impérativement reprendre leur destin en main, dans une période de crise où, comme la définissait Gramsci, « l’ancien refuse de mourir alors que le nouveau peine à naitre ».
Deuxième raison : un redéploiement des inégalités. De 1960 à nos jours, selon le PNUD, le rapport de la fortune et des revenus des 5% les plus pauvres de la planète aux 5% les plus riches est passé de 1 à 30, à 1 à 72. Pendant que l’Europe s’épuise à rassembler 130 milliards d’euros pour sauver la Grèce de la faillite, les 0,2% les plus riches de la planète en possèdent 39000 milliards. « Cet état ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être » comme l’écrivait Rousseau au 18ème siècle pour justifier son Contrat Social.
Troisième raison : une démocratie représentative à bout de souffle, qui a fait son temps et montre ses limites. Selon des études récentes, 30% des Français ne se sentent ni écoutés ni représentés, ce qui peut expliquer l’adhésion de certains aux thèses du Front national. Le mouvement des « Indignés », parti d’Espagne et qui a pris une dimension internationale, met à sa manière le doigt sur cette crise démocratique en pointant les responsables : les banques qui tiennent en laisse les politiques, et les politiques eux-mêmes.
C) Qu’attendre d’une éducation populaire repensée et à la dimension des enjeux de notre temps ?
Nous assignons à l’éducation populaire quatre missions convergentes.
1) La conscientisation : il s’agit de se mettre à l’école du réel, de s’éduquer ensemble « par l’intermédiaire du monde », d’être capable de « lire la réalité sociale » et de comprendre la place que l’on y occupe, ou que l’on pourrait ou devrait y occuper. « Substituer enfin l’ambition d’éclairer les hommes à celle de les dominer » disait déjà Condorcet en 1792 dans son rapport sur l’Instruction publique ; « Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur » dira, cent ans plus tard, Fernand Pelloutier, le co-fondateur en France de la Fédération des Bourses du travail.
2) L’émancipation qui consiste à sortir, aussi modestement que cela soit (une première prise de parole, un premier engagement…) de la place qui nous a été assignée par les rapports sociaux, quelques fois notre culture d’origine, le genre, les accidents de la vie, le handicap… Les petites émancipations individuelles peuvent générer les grandes émancipations collectives qui marquent l’Histoire, un peu comme les petites perceptions de Leibniz, à l’image de ces milliards de gouttelettes d’eau qui s’entrechoquent et que l’on n’entend pas, mais qui font cette grande perception qu’est le souffle de la mer. A titre d’exemple : les fameux Cahiers de doléances qui conduisent à la Révolution Française et font que les hommes passent d’une posture d’allégeance à la monarchie, à l’action collective et à la transformation sociale et politique.
3) L’augmentation de la puissance d’agir qui consiste à passer du « pouvoir sur » (potestas) que l’on subit ou que l’on impose – et souvent que l’on impose parce qu’on le subit -, au « pouvoir de » (potentia) – ce que nous nommons « puissance d’agir » – cette capacité à ne plus, ou à moins subir l’Histoire, mais à la faire. Ce passage de l’un à l’autre s’accompagne chez chacun d’entre nous d’un dépassement, comme le dit Spinoza, des « passions tristes » (colère, haine, dépréciation de soi…), vers les « passions gaies » (joie, estime de soi voire jubilation…) comme on peut le voir et le vivre dans des actions collectives. Cette puissance d’agir est d’autant plus forte qu’elle est démocratique au sens que Paul Ricœur donne à ce terme : mise en expression, analyse et délibération des contradictions d’intérêt traversant les individus et la société, pour aboutir à un arbitrage et un engagement commun. Autrement dit, fertiliser les désaccords pour construire une coopération qui ne nie pas les individus. C’est ce qui se vit souvent dans les mouvements sociaux, et dans les associations qui font de l’éducation populaire et de la démocratie, leur projet et leur mode d’action.
4) La transformation sociale et politique, que l’on doit distinguer des transformations de société, est la clé de voute de tout authentique projet d’éducation populaire. En effet, les transformations de société sont d’ordres divers : économique, technologique, social, politique, environnemental. On peut, au moins momentanément, en bénéficier, et plus souvent les subir comme c’est le cas pour la précarité, les différentes formes de domination ou d’exclusion. A l’opposé, la transformation sociale et politique renvoie à la mise en mouvement d’individus conscients, émancipés ou en voie d’émancipation, mobilisant leur puissance collective d’agir au service d’un projet de société repensé. Dans ce mouvement, les individus souvent assujettis, « produits de l’Histoire », se mettent à faire l’Histoire, comme on peut le voir dans les différents mouvements sociaux, les plus parcellaires comme les plus spectaculaires.
La question de la transformation sociale et politique n’est-elle-pas d’une brulante actualité ? Ne serions-nous-pas dans une période de « révolution sociale » consécutive au développement accéléré des nouvelles technologies qui remettent en cause les rapports de production, de travail, au travail, sociaux et interindividuels ? Et pour parler encore comme Marx dans sa préface de la Contribution à la Critique de l’Economie Politique, quand « on considère de tels bouleversements », ne faut-il-pas distinguer leurs dimensions matérielles et sociales – « qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse » – (ce que nous nommons « transformations de société ») et « les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce[s] conflit[s] et le[s] mènent jusqu’au bout » (ce que nous appelons « la transformation sociale et politique ») ? Dans ces « formes idéologiques », il y a la culture sous toutes ses formes, et notamment l’éducation populaire comme praxis culturelle de conscientisation et de transformation.
D) Quelques modes d’action et principes actifs d’une éducation populaire au service de la transformation sociale et politique ?
On peut identifier quelques processus remarquables, tout en prônant une expérimentation et une imagination « praxéologiques » (voir notre dernier ouvrage : Éducation populaire et puissance d’agir) dans les limites des objectifs définis ci-dessus. Voici donc quelques exemples :
Le « voir, comprendre, juger, agir » commun à de nombreux mouvements sociaux et/ou de jeunesse.
Le « paroles, savoirs, œuvre, pouvoir, émancipation » expérimenté et formalisé par quelqu’un comme Pierre Roche (voir « Approche clinique et éducation populaire » dans les Cahiers du Changement Social n°7, Editions l’Harmattan).
Le « partir de ce qui affecte les gens » mis en œuvre par l’Université populaire – laboratoire Social de la MJC de Ris-Orangis.
Les opérations artistiques et culturelles mises en place par des créateurs comme Armand Gatti (Avignon, quartier de la « Croix des Oiseaux ») ou la compagnie Traction Avant (Martigues).
Quel intérêt spécifique de ces différentes manières de faire ?
Il s’agit de processus culturels mettant en jeux des paroles, des savoirs jusque là « inouïs » (Pierre Roche) parce que « assujettis » (Michel Foucault), des œuvres (artistiques, sociales…), dans un sens bien précis du mot « culture » que nous qualifions d’organique : « ensemble des savoirs et des méthodes, des modèles esthétiques et d’organisation permettant de comprendre sa situation dans le monde, de la décrire, de lui donner un sens, afin de la transformer » (Projet national d’éducation populaire de la Fédération Française des MJC).
Il s’y accomplit un parcours qui va de l’individuel (dans certains cas de l’intime) au collectif. Il s’agit d’instruire, éclairer et accompagner ce passage de la privation / frustration / résignation, à l’indignation / mobilisation / organisation.
Les processus à l’œuvre sont à la fois conflictuels (réveil, expression et élucidation des contradictions) et coopératifs. On peut même dire qu’ils ne peuvent être réellement coopératifs que lorsqu’ils laissent un temps et une place au conflit. Ainsi la fertilisation des désaccords devient le meilleur atout d’une action collective à la fois démocratique et laissant toute sa place à l’engagement individuel.
Ainsi, on comprend mieux que l’éducation populaire, à la différence de bien d’autres formes d’éducation, n’est pas un acte autoritaire, mais un processus d’autorisation qui s’exprime dans cette capacité à penser, dire, faire ce qui jusque là paraissait interdit.
Les différentes manières de faire de l’éducation populaire augmentent leurs capacités et chances de réussite en créant des alliances avec les forces vives de leur sphère d’intervention : autres structures d’éducation populaire, mouvements sociaux, syndicats, associations, collectifs d’habitants et de citoyens, travailleurs sociaux, artistes, intellectuels…).
Une proposition à mettre en débat.
Pourquoi ne pas imaginer et mettre en place des États Généraux de la Transformation Sociale et Politique conçus à la fois comme un acte éducatif, social et politique ? Les axes forts pourraient en être les suivants :
Élaboration de Cahiers de doléances, de revendications et de propositions à partir de ce qui affecte et préoccupe les gens, là où ils vivent, travaillent, apprennent, pensent…
Redéfinition des droits fondamentaux de l’Homme et du Citoyen, pour ici et là-bas, du local à l’international : droits économiques, sociaux, culturels, politiques, environnementaux…
Mise en place des conditions d’une Assemblée Constituante redéfinissant les principes du Droit Politique et les formes d’expression et d’engagement démocratique des Citoyens.
Tout indique qu’il faut commencer par les territoires de proximité, là où les gens se côtoient et sont amenés à se parler, ce qui n’empêche en rien de voir et de penser au-delà. En permettant ainsi au peuple d’accéder à un niveau supérieur de conscience et d’engagement, l’éducation populaire y occuperait toute sa place et selon les missions fondamentales qui sont les siennes : conscientisation, émancipation, augmentation de la puissance d’agir, transformation sociale et politique.
Christian MAUREL, sociologue, cofondateur du collectif national "Éducation populaire et transformation sociale"