In Sciences Humaines – le 02 mai 2013 :
Accéder au site source de notre article.
Depuis quelques années, la violence scolaire est devenue un thème récurrent et préoccupant. Certains la voient comme la conséquence d’un malaise social qui entrerait dans l’école. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Il est certain que la massification de l’enseignement associée à de lourdes difficultés économiques a fait entrer dans l’école les violences de la « rue », les violences adolescentes, parfois délinquantes… Cependant, s’il existe bien une violence venue du dehors, celle-ci n’entraîne pas une montée inéluctable de la « barbarie » dans l’école. Celle-ci n’est pas totalement impuissante. Par exemple, dans les établissements où il existe des groupes d’adultes cohérents, organisés et mobilisés, il y a moins de violence. Il faut donc souligner l’existence d’une réponse plus ou moins efficace de l’organisation scolaire face à l’environnement.
Par ailleurs, et très étrangement, le thème de la violence de l’institution scolaire a totalement disparu du discours des sociologues de l’éducation depuis une quinzaine d’années. Dans les années 70, quand on parlait de violence à l’école, on pensait surtout à la violence disciplinaire de « l’école caserne ». Si certains rêvent aujourd’hui du retour des internats autoritaires, des punitions et des uniformes, c’est parce que cette forme de violence s’est beaucoup réduite. Un second thème était celui de la « violence symbolique de classe » : l’école serait une institution bourgeoise dont les codes culturels heurteraient de front les enfants du peuple. Aujourd’hui, je ne pense pas que ces élèves soient humiliés par un ordre bourgeois : en tout cas, cela ne ressort pas de leurs propos. Mais, pourtant, la violence institutionnelle n’a pas disparu.
Comment expliquer les phénomènes contemporains de violence scolaire ?
La violence contemporaine manifeste un autre registre de domination. Affirmer que les élèves sont libres et responsables de leurs actes, que l’école fait tout pour leur réussite, c’est rendre les individus coupables de leurs échecs puisque, justement, ils sont libres et égaux. Cet impératif du mérite menace à proprement parler le sujet, sa personnalité. Beaucoup de travaux montrent que ce que les élèves vivent le plus mal aujourd’hui, c’est la peur du mépris, de la relégation et finalement la perte d’estime de soi. Devant cette expérience de découverte de son inégalité, il existe trois types de réaction :
– La première consiste à dire : « Je ne joue plus » ; l’élève se retire. Cette réaction, plus fréquente que l’on ne croit, est sous-estimée car elle ne fait pas scandale puisque ces élèves-là ne font pas de bruit ; ils se protègent en considérant que la vraie vie est ailleurs…
– La deuxième consiste à jouer le jeu de manière routinière. C’est la situation « Canada Dry » : tout ressemble à l’école, mais ce n’est pas vraiment l’école. Cette stratégie conduit à faire son métier d’élève, à être présent pour assurer une sorte de survie sans vraiment s’engager… Or à l’école, si on ne s’engage pas dans l’apprentissage, on a peu de chances d’apprendre.
– La troisième réaction, souvent le fait d’enfants des « cités », surtout des garçons, consiste à sauver son honneur en rejetant un système qui vous met en échec et donc vous oblige à vous invalider. Il s’agit de renverser le stigmate : « Comme l’école m’oblige à me vivre comme étant nul, je déclare la guerre aux professeurs et au système… » Pour ces élèves, le moindre regard ambigu ou la moindre remarque blessante devient alors le prétexte à agresser l’enseignant pour ne pas perdre la face. Même si les autres élèves n’approuvent pas forcément cette attitude perturbatrice, cette révolte bénéficie de l’indulgence due à Robin des Bois : on salue son courage, sa capacité de résistance au-delà de la condamnation de sa déviance.
Si un grand nombre d’élèves se construisent comme des sujets grâce à l’école, d’autres se construisent contre l’école.
Ne serait-ce pas dû à une conception bien française de la « réussite scolaire » ?
Paradoxalement, la société française n’est pas parmi les plus violentes. En Angleterre, par exemple, les rapports entre les classes sociales sont beaucoup plus durs, la violence juvénile y est très présente avec des phénomènes de houliganisme, de ségrégation urbaine, de bandes… Et pourtant la violence scolaire y semble moins forte. D’une part, parce que la présence des adultes est beaucoup plus massive dans les établissements ; les enseignants n’ont pas plus d’heures de cours qu’en France mais davantage d’heures de présence. D’autre part, parce que la tradition éducative est moins strictement scolaire que dans le système français. Trop souvent, dans celui-ci, la figure de l’élève est réduite à ses performances. Peu importe qu’il fasse preuve de capacités d’initiative, de vivacité, d’adresse, de sérieux dans un stage par exemple, en définitive, il sera évalué par ses résultats en mathématiques, anglais, français… La prégnance des normes scolaires fait qu’un élève faible n’a pas beaucoup de chances de maintenir une image honorable de lui-même. C’est en s’opposant au système qu’il construira sa dignité. Dans certains établissements, les bons élèves sont d’ailleurs immédiatement agressés par les autres qui les considèrent comme traîtres ou « collabos ».
Cette violence des élèves en échec ne s’explique-t-elle pas aussi par une certaine angoisse, du fait qu’en France la réussite sociale est très liée à la réussite scolaire ?
C’est à la fois un fait et une représentation. Un fait, car les diplômes jouent un rôle déterminant dans la carrière des individus. Toutes les statistiques le montrent : une année d’étude supplémentaire correspond à un gain de salaire. Mais notre croyance dans le rôle du diplôme amplifie le phénomène. Une tradition liée à la puissance de l’Etat nous conduit à penser que la seule mobilité sociale honorable est due aux diplômes. On aura moins d’estime pour celui qui aura réussi en montant son entreprise que pour l’enfant du peuple qui aura gravi les échelons par l’excellence de ses études. La réussite sociale par l’activité économique n’est pas tenue pour vraiment digne et, comme les enseignants sont bien sûr l’incarnation de la réussite par le diplôme, l’école a beaucoup de mal à se détacher de cette croyance ! Tout ce qui éloigne de la voie royale des études est un profond échec et une sorte d’indignité.
Comment alors faire en sorte que le système scolaire qui génère, comme vous le dites dans votre dernier livre, des « vainqueurs » et des « vaincus » soit moins violent pour ceux qui sont en échec ?
Il existe des systèmes scolaires moins inégalitaires et moins violents aussi que le système français ; par exemple les systèmes scolaires scandinaves qui fondent l’enseignement obligatoire sur la transmission d’une culture commune. Les enquêtes Pisa, qui comparent les résultats des élèves des pays de l’OCDE, montrent que le système français n’est que très moyennement performant et assez inégalitaire. Dans ces enquêtes, on demande aux élèves s’ils s’adressent volontiers à leurs enseignants lorsqu’ils n’ont pas compris ; les élèves français sont parmi les plus nombreux à répondre par la négative. En fait, le modèle d’enseignement français n’est pas réellement centré sur l’apprentissage et l’individu.
Ce modèle, hérité de l’Eglise catholique où le prêtre incarnait le sacré et où le fidèle s’agenouillait pour acquérir la foi, a été prolongé dans l’école républicaine : l’élève acquiert le savoir émancipateur en se conduisant comme un fidèle face au maître qui incarne l’universel, la raison et la grande culture. Dans l’enseignement secondaire, notre idéal scolaire reste construit – dans ses formes d’enseignement, ses programmes, ses pratiques pédagogiques – sur le modèle du lycée tel qu’il avait été conçu dans l’école républicaine de Jules Ferry. Or nous sommes passés de 2 % de bacheliers en 1902 à près de 70 % d’une classe d’âge aujourd’hui. Pourtant le système reste calqué sur des formes d’enseignement qui avaient été conçues pour une élite de fidèles : les « héritiers » auxquels venaient s’ajouter quelques boursiers…
Le problème, c’est qu’en dépit de la considérable massification scolaire, l’imaginaire pédagogique est resté le même : celui d’un modèle d’excellence construit pour l’élève qui fera une terminale scientifique et intégrera une classe préparatoire. Cela provoque des situations très tendues dans les collèges. D’un côté, les enseignants pensent que le niveau baisse, se sentent menacés par la violence et s’épuisent dans un métier de plus en plus difficile et exigeant. De l’autre, dans un discours symétrique, les élèves se sentent démotivés et méprisés… Face à ces problèmes, actuellement, deux attitudes s’affrontent : les uns pensent que les élèves qui échouent sont le produit du fonctionnement normal du système, et qu’il faut davantage de moyens pour les canaliser et les soutenir ; d’autres, dont je fais partie, estiment que, si le système produit autant d’échecs, de « déchets » pourrait-on dire, il faut changer l’organisation scolaire et remettre en question le fonctionnement « normal » de l’école.
Quels sont les changements que vous proposez ?
L’égalité des chances méritocratique est à la fois un idéal indiscutable et un modèle fort cruel car les vaincus ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, alors que les vainqueurs peuvent transformer leur légitimité en orgueil. Cependant, il nous faut étendre et réaliser pleinement ce modèle, et le pondérer si l’on se place du point de vue des vaincus. Pour l’étendre, nous devrions répartir les ressources en fonction des inégalités sociales situées en amont de l’école bien plus résolument que nous ne le faisons. Pour le pondérer, il faut recourir au « principe de différence » selon lequel les inégalités engendrées par la concurrence des élèves ne doivent pas affecter trop le sort des plus faibles. Ceci conduit à insister sur l’impératif d’une culture commune acquise par tous durant la scolarité obligatoire afin que les plus faibles des élèves aient ce à quoi ils ont droit afin d’entrer dans une vie personnelle, citoyenne et sociale acceptable. La notion de « Smic scolaire » me gêne d’autant moins qu’elle n’empêche pas la hiérarchie du mérite tout en limitant le jeu « darwinien » de la méritocratie.
Mais ceci ne peut suffire car, même si le mérite scolaire produisait des « inégalités justes », celles-ci ne sont acceptables que dans la mesure où elles ne provoquent pas, à leur tour, des inégalités sociales excessives. Il importe donc que les diplômes ne ferment pas trop de portes et que les individus puissent rejouer leurs chances dans une formation tout au long de leur vie. Enfin, l’école doit offrir un bien proprement éducatif, indépendant de la performance des élèves : la confiance en soi et le sens de la solidarité par exemple. C’est d’ailleurs la seule ambition qui exige que l’école ne soit pas un marché.
François Dubet
Sociologue, professeur à l’université Bordeaux-II, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Déclin de l’institution , Seuil, 2002 ; L’École des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ? , Seuil, 2004.