Au-delà de l’échange et de l’altruisme
Dans cette partie partie, nous avons proposé une nouvelle analyse économique de la famille générationnelle, motivée par les insuffisances théoriques et l’inadéquation empirique des modèles standard de transferts – qu’ils reposent sur l’échange bilatéral guidé par l’intérêt propre ou sur l’altruisme des parents pour leurs enfants. Invoquant d’autres mobiles de transfert, cette analyse fait appel à l’anthropologie, quitte à en ignorer des apports essentiels (les structures de la parenté), ou à en minimiser d’autres (l’ambivalence du don). Il est temps, pour conclure, d’en souligner les acquis, les implications et les manques.
Interpréter les transferts entre générations familiales comme des comportements de don maussien conduit à privilégier la réciprocité indirecte, mécanisme d’échange trilatéral fondé sur la « répétition» du même type de transfert le long de la chaîne générationnelle, répétition qui garantit à la fois une meilleure visibilité et l’équivalence formelle des dons et contre-dons. Ces réciprocités peuvent être ascendantes (on donne à la génération précédente, on reçoit de la suivante) ou descendantes (on reçoit de la précédente, on donne à la suivante) ; rétrospectives (liée à la génération précédente) ou prospectives (orientée vers la suivante).
Acquis : les transferts motivés par des réciprocités indirectes polarisées vers l’aval
Ce dépassement théorique de la dualité échange-altruisme, ainsi que l’échec empirique patent des modèles fondés sur l’une ou l’autre de ces motivations, modifie le regard porté sur les données de transferts familiaux. Sur le plan intergénérationnel, la famille (française) se caractériserait aujourd’hui par deux phénomènes majeurs, concernant l’un la direction, l’autre les motivations des échanges.
Le premier concerne l’asymétrie des transferts, à dominante descendante, vers les enfants et petits-enfants. La famille ne peut être assimilée à un système généralisé d’entraide, de mutualisation des risques ou de redistribution tous azimuts entre générations. En dépit de la croissance économique et de l’amélioration du bien-être d’une génération à la suivante, les transferts financiers sont fortement polarisés vers l’aval. Un déséquilibre analogue caractérise la corésidence : celle avec les parents âgés est devenue relativement rare, alors que la cohabitation avec les jeunes enfants adultes se prolonge au contraire depuis les années 1980. Les autres transferts en temps ont certes une répartition plus équilibrée, avec un soutien important des enfants d’âge mûr à leurs parents âgés. Mais là encore, la famille n’offre pas de remède systématique aux déboires ou infortunes de ses membres : parents d’âge mûr et grands-parents ne peuvent guère compter sur le soutien ou l’aide financière des jeunes enfants adultes… Evidemment, ces évolutions doivent aussi être mises en parallèle avec le développement de solidarités publiques orientées en priorité vers les plus âgés (retraite, santé) et les difficultés d’insertion que rencontrent les jeunes adultes sur le marché du travail ou celui du logement.
Le second a trait à la prévalence des réciprocités en chaîne comme mécanisme ou motivation des transferts familiaux. Les données françaises attestent l’ importance des effets rétrospectifs sur les transmissions patrimoniales, fortement influencés
par les pratiques privilégiées par les parents, et ce de manière hautement sélective. Les résultats sont certes moins robustes pour les transferts mais l’effet de démonstration par exemple, où l’aide à ses parents est motivée par l’attente d’un soutien comparable de la part de ses enfants, conduit malgré tout à des prédictions plus conformes à l’observation que les modèles standard.
Les réciprocités indirectes ont aussi le mérite de conserver les apports de ces modèles. Elles reposent en effet sur des motivations hybrides ou intermédiaires entre l’altruisme et l’échange, leurs conditions spécifiques de viabilité permettant d’indiquer de quel côté penche la balance. Pour simplifier: quand elles concernent les transferts ascendants, ces réciprocités doivent plutôt être considérées comme des échanges généralisés entre trois générations, où chacune poursuit d’abord son intérêt propre bien compris ; relatives aux transferts descendants, elles doivent en revanche incorporer une certaine forme de générosité vis-à-vis des enfants, même si celle-ci diffère de la caricature beckerienne du "patriarche bienveillant".
Incidente : familles d’hier et d’ailleurs (pays en voie de développement)
Le recul historique n’est ici pas inutile, ne serait-ce que pour rappeler comment la famille fonctionnait quand les marchés et l’Etat étaient beaucoup moins développés. L’emprunt à l’anthropologie et le recours aux notions d’échange-don, de don-contre-don et de réciprocités indirectes pourraient donner à penser que les comportements familiaux renvoient aux solidarités d’antan : l’Homo reciprocans en question devrait être considéré, en quelque sorte, comme un Homo pre-oeconomicus. Les réciprocités familiales entre générations constitueraient un archaïsme, un vestige du passé ; fragilisées par l’essor del’ échange marchand et de la solidarité publique, elles ne demeureraient prégnantes que dans les sociétés anciennes ou peu développées. Si certains économistes semblent encore souscrire à ce scénario parsonien, sociologues et historiens réfutent souvent ce point de vue : les familles se seraient adaptées sur la longue période à l’urbanisation, au travail salarié et à leurs conséquences ; le lien familial n’aurait pas été détruit par la croissance de l’État providence, mais aurait évolué vers des relations plus affectives et une inversion du sens des transferts, désormais à dominante descendante (Martine Segalen, 1995 ; Kohli, 1995).
La conjecture qu’il faudrait vérifier serait même l’opposé du scénario parsonien : loin de refléter une survivance du passé, les deux propriétés phares – asymétrie des transferts financiers et prédominance des réciprocités indirectes – vaudraient seulement pour la famille actuelle des pays développés, caractérisés par une protection sociale sociale et une couverture retraite élevées, le développement des marchés financiers et de l’épargne contractuelle, et des investissements éducatifs lourds effectués en partie par les parents.
"Hier" au contraire (au XIXe siècle), les transferts familiaux entre générations étaient beaucoup plus équilibrés : l’éducation des jeunes enfants était des plus succintes, alors que la survie des vieux jours (même avec une espérance de vie limitée) constituait une préoccupation constante en raison de l’absence de retraites et de la faiblesse des marchés financiers ou d’assurance. La corésidence avec les parents âgés était la règle, et on terminait souvent ses jours dans la maison de l’un de ses enfants. Mais la notion d’altruisme pour sa progéniture (qu’actualisent les réciprocités indirectes descendantes) n’était guère prégnante. Aussi, l’engouement dont bénéficiait la rente viagère, tombée aujourd’hui presque en désuétude, s’expliquerait-il certes par l’absence de retraites et la stabilité des prix tout au long du XIXe siècle, mais aussi par cet « égoïsme » familial dénoncé déjà par Mirabeau à la fin du siècle précédent. Enfin, il semble que les relations entre générations étaient beaucoup plus souvent régies par l’échange bilatéral entre parents et enfants : la donation ou la promesse d’héritage « contre » le soutien ou l’assurance des vieux
jours, par exemple, les services demandés étant au besoin dûment explicités dans un contrat officiel, du type de la donation-partage.
Enjeux sociopolitiques : implications de transferts familiaux régis en réciprocité indirecte
Les traits essentiels prêtés aux solidarités familiales actuelles conditionnent par ailleurs les réactions comportementales des individus et des familles aux politiques de redistribution entre générations.
L’asymétrie des transferts traduit déjà les difficultés de l’aide aux parents âgés. La famille s’acquitte avec une certaine efficacité de l’éducation et de l’entretien des enfants – généralement un « heureux événement », un projet libre et assumé. Dans une société hédoniste, qui a évacué la mort et la décrépitude qui souvent la précède, le soutien aux vieux parents devient en revanche problématique, rendu plus pénible par l’allongement de l’espérance de vie, un suivi médical prolongé et onéreux, et la dispersion géographique de la fratrie. En outre, on peut ou souhaite de moins en moins prendre ses parents à la maison, et l’obligation alimentaire elle-même ne va pas toujours de soi. À cet égard, l’effet de démonstration, malgré son caractère intéressé, correspond à une vue encore « optimiste» des choses: plus d’une fois imposée par les circonstances, l’aide aux parents s’avère aujourd’hui par trop aléatoire ou fragile. Aussi, selon les auteurs « conservateurs», gagnerait-elle à s’appuyer davantage sur l’aide sociale, transferts publics et privés effectués au bénéfice des plus âgés étant devenus complémentaires; alors que les « libéraux" » voudraient que les individus s’occupent eux-mêmes, par l’épargne ou l’assurance privée, de subvenir aux besoins de leurs vieux jours, et que les « sociaux-démocrates* » préféreraient alléger la charge des familles (et des filles) en misant sur l’État et ses services ou équipements collectifs (voir « Trois pensées antagonistes du social », p. 54).
L’efficacité de la redistribution publique entre générations apparaît également affectée par l’inertie partielle des comportements de transfert qu’induisent les différentes formes de réciprocité indirecte, même si leurs prédictions demeurent plus proches de celles de l’altruisme que de celles de l’échange. Soit en effet une augmentation inopinée des dépenses de retraite ou de santé en faveur des plus âgés. Agissant sans contraintes, l’altruisme dynastique prédit une neutralisation complète et rapide de cette redistribution publique par une hausse équivalente des transferts descendants au sein des familles. La même politique aura des effets ambigus dans les modèles d’échange: les parents auront davantage de moyens pour récompenser le soutien des enfants mais auront moins besoin d’aide. Quant aux réciprocités indirectes, elles engendreront des compensations qui seront toutefois plus limitées que celles de l’altruisme et souvent différées, car l’adaptation à la nouvelle donne entre en concurrence avec la visée de long terme et le fonctionnement relativement autonome des solidarités familiales intergénérationnelles. Cette inertie variable des comportements de transfert est prédite aussi bien par les modes de réciprocité prospectifs que rétrospectifs. Ainsi, dans le cas de l’effet de démonstration, l’aide fournie par les ménages à leurs vieux parents sera-t-elle peu sensible à une hausse des retraites jugée temporaire (c’est-à-dire qui n’affecte que leurs parents), mais diminuera davantage si cette hausse est perçue comme durable (concernant également les aideurs actuels). De même, l’influence des pratiques parentales sur les comportements de transmission des enfants risque de rendre plus lente et plus modérée l’augmentation des legs consécutive à une hausse des retraites.
Mais les réciprocités indirectes ne proposent pas seulement un nouveau motif de transfert qui, par son côté hybride, rend en partie caduque la distinction entre échange intéressé et altruisme. Elles renvoient encore à la problématique de l’échange-don qui met l’accent sur les dimensions collective et coercitive des transferts familiaux et sur leur « ambivalence ». Ces transferts ne sont pas des transactions anodines : ils sont indispensables pour la poursuite indéfinie de la chaîne générationnelle, bien collectif profitable à chacun. Ils comportent des externalités positives pour l’individu qui les accorde, en termes d’effet d’imitation ou de formation des préférences, soit que l’on tire directement bénéfice de la reproduction attendue des comportements de transfert (effet de démonstration), soit que cette dernière permette une survie par les siens (éducation ou legs). Mais la perspective anthropologique nous conduira surtout à remettre en cause les prédictions de l’altruisme concernant l’équivalence ricardienne et la neutralisation des politiques de redistribution : peut-on ainsi supposer que la multiplication des transferts privés
descendants, requise pour annihiler les effets d’une hausse des retraites et retrouver la répartition initiale des ressources, n’aura pas d’autre incidence, pour le meilleur ou pour le pire, sur la cohésion familiale, le rôle respectif des générations ou les
rapports de force entre parents et enfants ?
Limites : les dimensions intragénérationnelles oubliées
Revenons enfin rapidement sur les insuffisances et les pièges d’une approche purement intergénérationnelle et longitudinale des solidarités publiques et privées et de leurs modes d’interaction : la famille, en particulier, est assimilée à une simple lignée supposée « représentative », à configuration JAV – ou à la rigueur (J) NA’V.
Un des inconvénients majeurs de cette représentation familiale réside sans doute dans l’oubli du rôle des femmes, dont le niveau de la fécondité dépend notamment du compromis, difficile à gérer pour ces dernières, entre le travail ou la carrière et le fait d’avoir des enfants. Or l’absence d’une politique familiale forte, sous une forme ou une autre (crèches gratuites, congés parentaux, allocations familiales, etc) pourrait selon certains conduire à un équilibre de basse natalité" dommageable à terme pour la viabilité des systèmes publics de retraite ou de santé (voir Costa Esping-Andersen, 1999).
La forte diversité des formes familiales observable déjà au seul plan intergénérationnel rend encore plus contestable le fait d’hypostasier une configuration particulière. Un discours sociologique à la mode se focalise ainsi sur les femmes de 50 à 60 ans, prises en tenailles entre leurs (beaux-)parents âgés, leurs enfants et souvent leurs petits-enfants, et devenues ainsi les « piliers» des solidarités familiales : certes mais l’analyse occulte malgré tout le fait que près d’une femme sur deux ne connaîtra pas – ou que peu de temps – cette position de génération-pivot.
Introduire cette diversité des configurations intergénérationnelles dans ses modèles compliquerait singulièrement la tâche de l’économiste mais lui permettrait d’aborder des questions nouvelles. Certaines réciprocités indirectes supposent ainsi des configurations particulières pour être "activées" : comment, par exemple, pratiquer l’effet de démonstration si l’on se retrouve orphelin prématurément ? De même, comment la neutralisation des politiques de redistribution prédite par l’altruisme pourrait-elle s’accommoder de l’existence d’individus ou de familles sans enfant : ces derniers augmenteront-ils les legs à leurs neveux ou nièces, malgré une fiscalité successorale dissuasive dans notre pays ?
Enfin l’approche suivie suppose implicitement que les enjeux entre générations sont "orthogonaux" à la question des inégalités sociales, comme si l’on pouvait étudier séparément les redistributions intra et intergénérationnelles. Elle oublie ainsi que les transmissions patrimoniales sont, notamment en France, fortement concentrées au sein des couches les plus aisées de la population.
Résumons-nous :
– des transferts familiaux polarisés vers l’aval – pour leur composante financière – et guidés par des réciprocités indirectes qui combinent ou transcendent altruisme et échange au sein de dynamiques trigénérationnelles et génèrent des comportements dotés d’une inertie relative, au moins à court terme ;
– une forte diversité des configurations générationnelles ;
– le rôle clé des femmes d’âge mûr, "piliers" potentiels des solidarités familiales aussi bien ascendantes que descendantes ;
– des interactions complexes et variables entre la redistribution publique en faveur des plus âgés (retraite, santé) et les transferts aux enfants ou petits-enfants (éducation, legs) effectués au sein des familles ;
– une ambivalence irréductible de rapports familiaux qui conjuguent, dans des proportions variables, dimensions de partage ou de solidarité et éléments de domination ou de violence.
Autant d’éléments qui vont nous être utiles pour l’analyse critique du schéma beckerien fondé sur l’hypothèse d’un "contrat" social, public et privé, de coopération mutuellement avantageuse entre les générations.