In Conseil National du Numérique – document de travail du 26 mars 2013 :
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Le terme de fracture numérique apparait intimement imbriqué dans la courte histoire du numérique à celle du développement économique des technologies de l’information et de la communication. Son emploi pour la première fois en 1993 (Digital Divide, 1993, sous la plume du journaliste Long-Scott) et sa popularisation en 1996 par Bill Clinton (Digital Divide), correspond au tournant de l’internet grand public. Cette coïncidence n’est pas le fruit du hasard et reflète les convictions unanimistes des responsables politiques de l’époque. En effet, à la conférence ministérielle du G7 dédiée à la société mondiale de l’information qui se tient à Bruxelles en 1995 1, les gouvernements occidentaux affichent clairement leurs attentes à l’égard des technologies informationnelles : celles-ci doivent permettre de redynamiser des économies affaiblies et de lutter contre un chômage devenu largement structurel. Les gouvernements exhortent les industriels à développer ce secteur d’activité et les individus à embarquer dans cette société de l’information en émergence. La fracture numérique apparaît alors dans les discours politiques comme une injonction à ne pas rater le train de cette nouvelle modernité, emprunte d’utopie numérique.
La fortune de l’expression "fracture numérique", de ses euphémisations politiques ou administratives ("fossé numérique") ou de ses alternatives (e-inclusion) a depuis suivi la diffusion rapide et néanmoins inégale du numérique dans la société. Tout en apparaissant remarquablement robuste (on la retrouve encore fréquemment dans toutes sortes de textes), elle fait également l’objet de débats :
Tension entre lutte contre (toutes) les inégalités et développement économique
A partir d’un rapide et premier examen, quelques constantes se dessinent.
Les premiers emplois (195-2000) de Digital Divide renvoient (aux USA) à trois univers :
-la Literacy, ensemble de compétences (soft-skills) garantissant l’adaptation sociale, dans lasociété de l’information (cf. division entre info-riches et info-pauvres, ou info-démunis, 1990).
– la communauté nationale (la Nation est challengée pour ne laisser "aucun enfant en dehors", Clinton,1995)
– l’avenir : l’opportunité économique, Il y a partition parce qu’il y a mouvement et exploration. Il ne faut pas manquer les nouveaux marchés. Il faut soutenir les nouveaux acteurs et maintenir une cohésion sociale (Annonce en 2000 des classes connectées, Clinton, 2000, conciliant le marché et la cohésion).
Au cours des années 2000, rapports et annonces gouvernementales (CISI, PAGSI) évoquent en France la fracture numérique dans des contextes mêlant :
– l’aménagement du territoire
– le développement des marchés
– la lutte contre les inégalités
– le soutien à l’innovation et les perspectives d’avenir (compétition mondiale, solidarités transnationales, modes de vie, prospective, utopie).
Le monde associatif et para-scolaire (éducation, espaces de création, bibliothèque) sollicite la fracture numérique pour poser les TIC comme amplificateur et révélateur des inégalités sociales, mais aussi comme levier, accélérant potentiellement les réductions d’inégalités.
Une notion controversée
1Document consultable sur le site de l’université de Pittsburgh http://aei.pitt.edu/33414/
On retrouve également cette même expression dans le langage des chercheurs (sociologie et économie de l’information, psychosociologie), qu’il s’agisse d’accompagner des expérimentations (Marsouin, CREATIF), de mener des comparaisons nationales et internationales (la fracture numérique permet de communiquer sur de complexes systèmes de mesure des équipements, accès, connexions, consommation, production). Dans ce champ des recherches sur les TIC, la fracture numérique est aussi traitée comme une pseudo-notion, et véhicule de fortes critiques sur la pertinence et l’efficacité des politiques publiques et des actions associatives (fréquentation et réussite des EPN, clivage entre éducation numérique et éducation sociale. Simultanément les conclusions convergent sur les succès des actions locales. Comme critique fréquente, l’argument de la fracture numérique éviterait de formuler des enjeux collectifs essentiels, comme un évitement de problèmes touchant l’ensemble de la société, le travail et les institutions, en particulier les apprentissages et la transformation de l’école, laissés à l’écart des réflexions sur la e-inclusion.
Il est vrai qu’en France l’entrée en scène de la fracture numérique est contemporaine de l’usage de fracture sociale, thème de campagne de Jacques Chirac en 1995. Cette conjonction solidifie une acception qui oppose conservatisme et modernité, dominants et dominés, sachants et ignorants. Ceci accompagne un certain déni sur l’introduction des pratiques numériques dans l’administration, les entreprises, les systèmes de formation, cantonnant les TIC à une gamme d’usages liés à la communication interpersonnelle, avec les administrations et de vie quotidienne, et pour des personnes isolées et ou défavorisées.
Dans un tel contexte, les rôles entre différents acteurs (politiques, administratifs, associations, fournisseurs, consommateurs) semblent bien distribués et bloqués sur un débat endémique : la fracture numérique demeure incontestée, sans qu’on s’entende sur ses limites et ses objets ou la manière de la résorber, comme il faut bien dire.
Ceci n’empêche pas qu’une culture numérique et une économie de la contribution s’étendent selon des formes exploratoires extrêmement rapides que la notion de fracture peine à décrire.
L’e-inclusion face à une nouvelle literacy numérique
Dans cette mesure et à un moment où les travaux du groupe e-inclusion commencent, il serait utile d’esquisser l’inventaire des inégalités numériques que l’e-inclusion ne couvre pas et d’évaluer l’opportunité de les prendre en compte :
– de nouveaux usages massifs (Facebook, Deezer, Spotify, Meetic, Groupon) semblent inclusifs et transversaux, et dépasser certaines formes de fracture, tout en tendant à faire oublier que ces mêmes systèmes sont informatiques et imposent une lucidité personnelle et politique et des compréhensions techniques.
– la fracture numérique est également, en discours, fortement liée à l’ordinateur, et à des lieux de consultation et de pratique, et à une certaine fixité des opérations, et n’est pas invoquée à propos de téléphones mobiles ou de tablettes (dont la simplicité d’appropriation, liée au tactile est régulièrement commentée, pour des enfants ou des personnes âgées).
– la transformation radicale des apprentissages (de méthodes, de contenus, de participation, de création, d’invention, de recherche) relève-t-elle de l’e-inclusion ? Peut-on se contenter des usages actuels qui n’augmentent pas le potentiel d’apprentissage et peut-être le dégradent ?
– Quel statut dans notre approche de la e-inclusion pour le benchmark international et la prise en compte et d’expériences en Inde, en Afrique, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis, en Russie et aussi en France, reposant sur des initiatives high low tech, propres à des quartiers, à des écoles ?
– des lieux de création et d’exposition (Friche Belle de Mai à Marseille, CentQuatre à Paris, Mains-d’Oeuvres à Saint Ouen, les Ateliers d’Aubervilliers, l’Imaginarium à Tourcoing, des hackerspaces et fablabs s’ouvrent à des publics de jeunes, de retraités, de non spécialistes et sollicitent des savoir-faire artisanaux (mécanique, tissage, sérigraphie, …) tout en formant à des langages de programmation comme Arduino et à la création d’objets connectés. Acteurs naturels de la e-inclusion sans jamais se rattacher au champ de l’éducation (scolaire ou associative), quel statut leur donner ? Même peu significatifs quantitativement, expriment-ils de nouveaux modes de lutte contre les inégalités et ont-ils une valeur prospective pour notre étude ?
– l’éducation aux usages de consommation et de production de contenus a complété les apprentissages fonctionnels et s’adapte aux projets des demandeurs (l’emploi, les formalités, les liens sociaux). Cependant la question de l’usage ne gomme-t-elle pas la nécessité d’un apprentissage informatique qui garantirait une literacy actualisée (savoir "comment c’est fait", ne pas naturaliser les services) et à définir dans le contexte des big, open, free data, par exemple, et des relations de plus en plus étroites entre numérique, modes de vie actuels et nouveaux comportements face aux énergies, à la nourriture, à l’eau, à l’environnement. Une culture collective de l’innovation implique que chacun et en particulier les jeunes soient créateurs d’objets numériques, ou du moins lecteurs et analystes du code 2. Cela dépend d’une connaissance des langues informatiques que notre système éducatif actuel ignore. Des exemples ciblant des minorités (populations isolées, défavorisées, genrées) peuvent être incorporées dans notre étude car ils peuvent enrichir la notion de e-inclusion (voir par exemple Girls who cod, Code for America, ou encore l’expansion des hackahtons)
2 Voir par exemple Milad Douehi, « Le livre à l’heure du numérique : objet fétiche, objet de résistance »
2- Inclusion et numérique, une relation qui s’épaissit
Longtemps, le terme de fracture numérique a d’abord été vecteur d’une vision relativement binaire : les laissés pour compte de la fracture sont ceux qui ne disposent pas de l’équipement indispensable (à la maison, à l’école) pour accéder à la « société de l’information », à savoir un ordinateur et une connexion internet. Or le numérique peut et doit constituer un vecteur de l’inclusion sociale, notamment dans le cadre de l’éducation. Si la question des compétences va vitre faire son apparition dans les discours, notamment européens, nombre de dispositifs publics donneront la priorité à la question de l’accès, plus facile à traiter que celle de la formation. La priorité sera donnée aux équipements individuels (par exemple par de l’équipement subventionné en direction des publics les plus pauvres) ou collectifs (par exemple par le biais de déploiement de points d’accès publics à internet ou d’ordinateurs dans les écoles), ouvrant ainsi de nouveaux marchés aux équipementiers et FAI. La question territoriale sera centrale, les inégalités d’accès au réseau entre zones rurales et zones urbaines étant pointées comme un facteur majeur de moindre développement économique et justifie plus récemment des soutiens publics aux infrastructures. Les débats politiques vont plus souvent porter sur les infrastructures au sens large-réseaux et débits, mais aussi points d’accès publics – que sur les usages innovants et les formes d’appropriation.
Puis progressivement, notamment dans la deuxième moitié des années 2000, le concept s’est complexifié, épaissi, au fur et à mesure que les taux d’équipement des ménages croissaient.
La Commission européenne, notamment, remplace la digital divide par l’e-inclusion.
Celle-ci recouvre à la fois la promotion des capacités effectives de chaque individu ou groupe d’individus à participer activement dans une société et une économie dans lequel le numérique joue chaque jour un rôle plus prégnant, et la mobilisation des technologies du numérique au service d’une réduction des inégalités sociales et culturelles 3.
Cet enrichissement, fruit de nombreux travaux de recherches scientifiques comme de l’expérience et des pratiques des acteurs de terrain du numérique (Espaces Publics Numériques, centres et travailleurs sociaux, éducation populaire, enseignants, équipements de quartier, associations de solidarité et d’insertion…) et de politiques publiques européennes et nationales, s’est fait dans plusieurs directions :
En matière de requalification de la fracture numérique…
? Il n’existe pas une mais des fractures numériques, comme le rappelait encore en 2011 le CAS (Centre d’analyse stratégique) qui pointe les fossés générationnels, sociaux et culturels et souligne la quasi disparition de la question territoriale.
3 e-Inclusion: New challenges and policy recommendations (2005), rapport du groupe d’experts eEurope : http://www.epractice.eu/files/media/media_764.pdf
? L’accès ne garantit pas l’appropriation des usages par les publics, appropriation qui appelle une diversité de dispositifs de médiations pour prendre en compte la diversité des usages et des capacités à être acteur.
… quant aux orientations élargies qui s’ensuivent, incluant le bien-être et la participation citoyenne…
? Partant de ce constat que les enjeux du numérique dépassaient largement ceux du simple accès, le concept d’e-inclusion a progressivement émergé : bien plus qu’un simple miroir positif de la fracture, il pointe l’imbrication entre différentes sources d’exclusion et mobilise le numérique au service d’une amélioration globale de la qualité de vie des citoyens, notamment des moins favorisés.
? La question de la formation et de l’accompagnement aux usages a progressivement été intégrée dans les discours, notamment les programmes européens successifs, tout en restant souvent le parent pauvre dans l’implémentation, déléguée le plus souvent aux collectivités territoriales, avec les disparités entre territoires induite.
? Le numérique n’est pas simplement un outil indispensable pour être « employable » dans une économie envahie par le numérique, mais peut constituer un vecteur de nouvelles sociabilités, de construction d’identité et d’estime de soi, d’autonomie et de capacité à être partie prenante d’une société.
…impliquant un élargissement considérable des populations concernées par la e-inclusion.
? Inversement, l’accès aux technologies numériques, loin de constituer un sésame d’intégration sociale et économique, peut au contraire être un vecteur de souffrance, d’isolement, de marginalisation (par exemple dans le monde du travail). La généralisation de l’usage du numérique dans l’administration apparait aujourd’hui comme un facteur de discrimination sociale fort, en accompagnant notamment la raréfaction des points de contact humain.
? Il s’agit de penser l’apprentissage du numérique dans toute sa complexité : au-delà de la manipulation d’un équipement et d’une entrée sur le web, il s’agit de savoir chercher, décrypter, analyser l’information disponible mais aussi la produire. Il s’agit également d’aider les publics à surmonter les difficultés et souffrance liées à ces apprentissages, mais aussi à bénéficier de la plénitude des opportunités attachées à l’usage des technologies du numérique.
? Dès lors que l’on adopte cette approche par l’e-inclusion plutôt que par la fracture, les publics concernés, au-delà des personnes à faible revenu ou isolées socialement, ne correspondent pas nécessairement à des catégories sociales homogènes et peuvent être contre-intuitifs (ex : des jeunes familiers de la technologie, mais isolés socialement).
3.Les publics concernés
Les publics concernés par les actions d’e-inclusion peuvent être pensées en trois ensembles, poreux et interagissant les uns avec les autres.
Le premier ensemble regroupe les personnes les plus fragilisées par rapport à l’emploi, les plus isolées socialement et culturellement, ceux qui sont en grande souffrance, qui vivent dans des conditions de précarité, de marginalité. Nous pensons notamment aux sans abris, aux chômeurs longue durée, aux migrants pauvres, aux personnes âgées isolées, aux personnes en situation de handicap ou de maladie longue durée, aux analphabètes, aux jeunes dans la rue… Le travail d’accompagnement mené depuis de longues années par certaines associations, centres sociaux…, a montré que la mobilisation des technologies de l’information et de la communication pouvaient être pour ces publics, un vecteur de reconquête de l’estime de soi, de reconstruction de son identité, de resocialisation, sous réserve d’être pensés dans des dispositifs plus globaux (aide à la recherche de logement, d’emploi…).
Le second ensemble regroupe d’une part des personnes qui peuvent appartenir à des catégories potentiellement fragiles, comme des familles monoparentales ou des salariés peu qualifiés, et qui peuvent donc au cas par cas glisser vers le premier cercle, d’autre part des individus, qui tout en appartenant à une catégorie sociale globalement intégrée et sans problème économique majeur, peuvent souffrir de leur confrontation au numérique et le vivre comme un facteur de marginalisation, comme certaines personnes âgées ou adolescents. Les besoins de ces publics sont certainement plus difficiles à prendre en compte, car il s’agit d’individus et non de catégories, qui n’expriment pas nécessairement leurs difficultés.
Le troisième ensemble regroupe des catégories de population qui ne souffrent pas a priori de difficultés sociales, économiques ou culturelles majeures, mais qui aujourd’hui ne peuvent pas s’approprier pleinement le potentiel présent et à venir du numérique. Tout en ayant accès à ses technologies, et en en maîtrisant les usages élémentaires, ils ne bénéficient pas d’une maîtrise de ces outils, au sens plein du terme, c’est-à-dire d’une compréhension intime de leur fonctionnement, en particulier de l’informatique, ce qui bride leur capacité d’innovation et de création ; et ne savent pas nécessairement mobiliser ces outils au-delà de la consommation d’information, pour devenir des producteurs de contenus, de savoirs, des citoyens et consommateurs actifs… On pourrait même inclure dans cette catégorie certains décideurs au sein des entreprises ou des institutions, incapables de tirer parti du numérique au bénéfice de leur organisation. Plus globalement c’est une « culture numérique » permettant de décrypter les enjeux politiques, sociaux et économiques liés à la pénétration du numérique dans tous les pans de l’activité humaine qui fait défaut.
La figure 1 présente en 3 cercles ces trois catégories de public. Non exhaustive, elle a vocation à être enrichie et complétée.
Elle appelle par ailleurs deux remarques :
? Tous les publics n’ont pas l’obligation de faire usage du numérique, et les droits à un usage limité, à un non usage, à une déconnexion doivent être reconnus. La technologie ne peut être vecteur d’épanouissement, de transformation personnelle ou collective que quand elle rencontre un désir.
? Sur cette figure n’apparaissent que les « destinataires ultimes » de politiques d’e-inclusion. Mais les intermédiaires, capables de porter des actions à destination de ces publics, sont souvent eux-mêmes inconscients ou mal informés des souffrances comme des opportunités liées au numérique et peu formées à l’accompagnement. La cartographie de la partie 4 cherchera également à identifier ces acteurs qui restent à mobiliser (ex : maisons de retraite, administrations…)