Les meurtriers de Charlie Hebdo et des clients de la supérette casher sont, nous dit-on avec étonnement, « des enfants de la République ».
Ils sont allés à l’école laïque et par définition, ils ont appris à « respecter nos valeurs ». Mais un doute s’insinue : l’école n’a-t-elle pas oublié les enseignements de Jules Ferry ? L’école de la IIIème République avait su « civiliser » les petits sauvages, formater les enfants des paysans émigrés à la ville, pour le travail industriel, le respect de l’ordre établi, l’abandon de leurs patois et la revanche contre l’Allemagne.
Les réactions des élèves lors de « la minute de silence » sont d’abord minimisées, puis les témoignages des enseignants de tous degrés révèlent la gravité du phénomène. L’influence des réseaux sociaux apparaît sans commune mesure avec celle de l’école. Les adolescents et même les enfants commentent avec passion les rumeurs, adoptent les théories du complot.
Un grand désarroi s’empare de nos « élites ». Les plus réactionnaires imaginent le retour aux blouses grises, le salut au drapeau et appellent à la restauration de l’autorité, sapée par mai 68. Ils vont même jusqu’à déférer un enfant de 8 ans au commissaire de police. Les modérés qui sont encore aux commandes, n’imaginent que de nouveaux « enseignements » : de la morale, de la laïcité, du « fait religieux » de la citoyenneté…. mais ils se doutent bien que c’est dérisoire, et ils consultent.
La lucidité serait d’admettre enfin :
1/ que les « valeurs » ne s’enseignent pas mais se construisent.
2/ que l’école n’est plus la seule source de savoir et de formation
3/ que le savoir n’est pas, par définition, émancipateur.
Ce changement de paradigme est en cours.
Des évènements comme ceux que nous venons de vivre, peuvent l’accélérer. Il conviendrait de l’accompagner en desserrant la contrainte des programmes, en encourageant les initiatives audacieuses qui existent déjà, en leur donnant un statut de « recherche-action » pour qu’elles se fédèrent, se fertilisent, se diffusent.
L’éducation à la citoyenneté a notamment fait l’objet d’une longue expérience dans les écoles « ouvertes » de la Villeneuve de Grenoble, fréquentées part de nombreux enfants d’origine étrangère… Dans une brochure, « Vivre à l’école en citoyens »(1), une équipe s’est proposé « d’instituer le citoyen, non plus en conditionnant, mais en émancipant »
Le document est construit « en établissant un parallèle entre la vie des enfants à l’école et celle du citoyen dans la cité sous trois angles : -l’information que l’école reçoit, qu’elle produit – la vie sociale, culturelle et politique qu’elle génère – la formation permanente qui en résulte ».
Quelques conclusions, tirées de l’expérience, méritent d’être versées dans le débat actuel :
Contrairement à l’Instruction Civique, l’éducation à la citoyenneté ne peut se décréter. Elle doit résulter d’un projet éducatif associant des professionnels, des associations, des collectivités locales.
L’éducation à la citoyenneté peut et doit se faire en impliquant les enfants et les adolescents dans des actions et des projets concernant leur environnement territorial que ce soit le résultat d’une enquête, de l’irruption d’un évènement, de la volonté collective de faire face à un problème concernant l’immédiat ou le moyen terme .
Une telle implication a de multiples conséquences.
– Elle touche le statut de l’enfant : sans le confondre avec un adulte, on lui permet de connaître les réalités dans lesquelles il vit, de chercher à les comprendre, de projeter et réaliser des actions visant à les transformer, soit à son échelle, soit en collaboration avec des adultes.
– Elle modifie le processus d’appropriation du savoir. Un savoir collectif se construit, donne du sens à celui que la société projette de transmettre.
– Elle oblige à réviser les objectifs, les programmes, à rompre avec la compétition, l’individualisme, elle repose sur la coopération, permet les pratiques « d’enseignement mutuel » et elle contribue ainsi à la « promotion collective ».
– Elle ouvre la voie à une « Société Educatrice » qui, en impliquant les parents, les collectivités territoriales, diverses associations et acteurs économiques, engage une rupture avec la division du travail dans le champ social, rétablit un lien entre activités intellectuelles et manuelles, justifie et nécessite le travail en équipe des enseignants, redéfinit la fonction enseignante, permet à l’école de renouer avec son rôle dans l’Education Populaire et de le renouveler.
– Elle pose le problème de l’évaluation sur des bases nouvelles qui doivent faire l’objet d’une réflexion démocratique et excluent le monopole de l’institution scolaire.
– Elle permet d’imaginer le nouveau profil des « enfants de la République »
Raymond Millot 5 février 2015
(1) édition Voies Livres – réédition RECIT