Caroline Veltcheff a été professeur et IPR-IA de Lettres. Puis elle a travaillé comme IPR Établissement et vie scolaire et a coordonné les dispositifs d’éducation prioritaire pour l’académie de Versailles.
Depuis trois ans, elle fait partie de l’équipe qui, autour d’Éric Debarbieux, met en place des actions à l’échelle nationale pour prévenir les violences scolaires.
Elle a monté le site Climat scolaire dans lequel interviennent des réseaux de partenaires très divers du système éducatif.
Les récents événements et l’accent mis sur le rôle de l’école nous ont amené à l’interroger. Un essai récemment paru, auquel elle a collaboré L’Évaluation en collège et lycée, peut éclairer pour partie les enjeux actuels.
Pardon de commencer par une question brûlante comme en posent les chaînes d’info en continu : est-ce que par votre travail, votre présence sur le terrain, vous avez vu arriver ces « enfants perdus de la République » ?
Non pour être honnête, non. En revanche, j’ai compris depuis les années 1990 les divorces nombreux dans la société française, et je me suis toujours intéressée aux publics dont personne ne veut s’occuper : les allophones, les enfants migrants, les jeunes en rupture. Parce que la racine d’une pensée juste et droite se trouve là : si on s’intéresse vraiment à ces publics, on travaille à la cohésion pour le profit de tous. Cette intuition a été confirmée par les recherches autour de PISA : aussi bien en psychologie, qu’en sciences de l’éducation. Plus on laisse les écarts se creuser, plus le niveau général d’éducation baisse, plus on laisse des exclusions s’installer, plus le malaise de « ceux qui restent » croît, sur fond de peur du « déclassement ».
Bref, un phénomène délétère pourtant facile à enrayer ! En fait, la psychologie et les sciences de l’éducation donnent raison à notre État de droit et à nos valeurs républicaines. Si l’on pouvait associer morale et pragmatisme…
Pour rester sous l’angle pragmatique, nos amis québécois assument les théories renouvelées sur le comportement et donc, quand ils recrutent de nouveaux enseignants, ils les forment à ce que va être de façon certaine leur population scolaire : plus de 77 % des élèves vont réagir positivement au cadre scolaire donné et adopteront donc sans difficulté les codes scolaires, le règlement intérieur, la langue de l’école. Environ 15 % , pour des raisons ponctuelles de difficultés familiales ou psychologiques ne vont pas adopter naturellement ces codes et seules des interventions combinées, ciblées d’adultes pourront faire évoluer les choses. Enfin, environ 5 % d’élèves se situent hors cadre scolaire : aucun code, méconnaissance ou rejet de toute forme de règle ; pour ces élèves l’intervention combinée avec des spécialistes (au Québec, psychologues et psycho-pédagogues sont organisés autour des établissements) est absolument nécessaire.
Vous avez donc créé ce site, Climat scolaire, et vous insistez sur cette notion que l’on cerne mal. Est-elle d’abord connue ou comprise par toute la communauté éducative. En tant que professeur, on n’en est pas forcément conscient. Qu’est-ce que le climat scolaire et comment le rendre meilleur sans pour autant masquer les réalités ?
Oui, prévenir toutes les formes de violences en milieu scolaire, signifie anticiper, scruter, relier des informations ténues mais qui en quelque sorte peuvent faire symptôme : les élèves X et Y sont manifestement constamment en tension, la classe X est dans une forme d’anomie scolaire, l’établissement Z présente un nombre élevé d’exclusions de cours à la journée, de conseils de discipline, de tensions entre les personnels ou encore bénéficie de nombreux courriers de parents…
Là on est en aval des problèmes et quand on parle de climat scolaire, la notion parle intuitivement à tout le monde : enseignants, parents, élèves. Chacun a son ressenti, sa façon d’imaginer un climat scolaire de qualité : certains insistent sur la sécurité, d’autres sur le climat relationnel – les élèves sont très sensibles à la question de la justice des évaluations, des punitions… En fait, la notion parle à tout le monde et connaît un grand succès parce que la démarche est non-jugeante.
Mais nous proposons une méthode pro-active, en amont des problèmes, avant que tout cela n’arrive : que faire pour construire un climat scolaire de qualité ? Quand je pose telle action, aura-t-elle un impact positif sur le climat de la classe ? sur le climat de l’établissement ?
Le site climat scolaire www.reseau-canope.fr/climatscolaire constitue un centre de ressources pour tous ceux qui veulent enclencher une dynamique positive. Parce que, de notre point de vue, tous nos collègues doivent pouvoir avoir à leur disposition les résultats de la recherche, le site propose des synthèses, et des dispositifs d’actions qui marchent. Nous nous attachons à identifier les programmes et les actions qui ont été testés qui donnent des résultats.
Nous proposons une démarche pas à pas pour construire des situations où chacun se sent impliqué et responsable : c’est la base même d’une citoyenneté active de chacun.
Le faire connaître à toute la communauté éducative, c’est une gageure, mais nous nous déplaçons beaucoup à la rencontre des collègues. Pour ma part, j’ai formé, informé, été invitée à des groupes de travail auprès de plus de 5 000 personnes par an depuis la création de la délégation : à la fin de l’année cela fera 15 000 personnes environ ; même chose pour mes collègues de la délégation et pour Éric Debarbieux, qui de surcroît intervient souvent dans les médias.
Nous tentons tout pour instiller cette idée que a) c’est possible, b) élèves et enseignants et personnels vont mieux ensemble, qu’il s’agit d’une solution « gagnant-gagnant ». Pour le bien-être des élèves avec celui des personnels, et jamais l’un contre l’autre. J’insiste parce que c’est un élément fondamental de la méthode « climat scolaire ».
Dans le cadre de votre mission, vous voyagez beaucoup en France, rencontrez beaucoup d’acteurs impliqués à divers degrés. Pouvez-vous dresser un état des lieux ?
Nous portons un message très positif parce que nous voyons que beaucoup d’acteurs posent certaines pierres de la méthode « climat scolaire ». En fait ce que j’aurais envie de dire, c’est : « Faites peu de choses, peu d’actions, peu de projets, mais très bien. En examinant de façon systémique l’impact du projet, de l’action sur la cohésion de votre équipe, la coopération et motivation des élèves, la justice scolaire, la coéducation avec les parents. »
Ce qui manque dans le paysage, c’est vraiment une méthode d’action. Si vous voulez étudier une pièce de Molière, vous souhaitez évidemment que les élèves puissent voir une pièce. Et là vous vous démenez : pour organiser une sortie, pour retrouver des vidéos de la pièce…
Mais pourquoi les élèves n’organisent-ils pas eux la sortie de A à Z, pourquoi n’exhument-ils pas eux-mêmes vidéos et supports multimédia… En fait, comment rendre les élèves acteurs dans un projet global plutôt que spectateurs de leur scolarité ? Pourquoi un projet global ? parce que le sentiment d’injustice dont j’ai parlé plus haut, c’est la classe des élèves qui ne font jamais de sortie, qui ne font jamais de voyages, qui n’ont pas les options qui vont bien (section européenne, CHAM…). Donc pourquoi ne pas se dire qu’on va, sur tout un niveau, dans un collège ou un lycée monter un seul projet dans l’année mais vraiment pour tous ! Les élèves seront fiers d’appartenir à leur établissement.
Vous insistez sur l’évaluation. Vous connaissez les polémiques qui s’attachent à ce mot. Récemment encore, quand on a évoqué un changement quant à la notation, ça a été une levée de boucliers. Pouvez-vous expliquer comment vous entendez ce terme ? Indiquer quels effets une autre évaluation peut avoir sur l’école ?
Dans le livre que j’ai écrit avec Aziz Jellab, sociologue, et Didier Vin-Datiche, économiste de formation, nous ne prenons pas partie sur la question des notes.
En fait, ce qui est intéressant c’est le potentiel de construction d’une vraie équipe pédagogique, d’enseignants qui se parlent, qui échangent, qui cherchent ensemble lorsqu’ils décident de faire évoluer leur évaluation, avec ou sans notes. Évaluer, c’est donner de la valeur : donc ce n’est pas l’angle technique qui est intéressant mais bien l’angle humain : un élève est par définition en construction, et la question est comment on accompagne cette construction.
J’ai toujours insisté sur le rapport avec la recherche : quand on lit les neuroscientifiques, les chercheurs comme Daniel Favre, on se rend compte qu’apprendre c’est très déstabilisant cognitivement et émotionnellement, car apprendre c’est accepter l’inconnu : des situations de conflit peuvent apparaître dans ces moments avec les élèves, surtout si on ne distingue pas le temps de l’apprentissage du temps de l’évaluation. Il y a un temps pour tout. J’insisterai davantage sur le tempo des évaluations, sur le statut de l’erreur qui est une bonne information sur un processus d’apprentissage : ce n’est pas une affectation de ma part de vouloir parler d’erreurs d’orthographe et non pas de faute d’orthographe. Mais c’est la même chose : si nous avions collectivement plus de modestie par rapport aux savoirs et aux processus d’apprentissages, alors nous arrêterions de courir, nous ferions sans doute moins de choses mais très bien.
Mais quand un élève apprend, surmonte une difficulté, quelle fierté, et le cerveau le récompense pour cela, la note est totalement secondaire. Ce processus de récompense fait que vous allez vouloir apprendre plus, naturellement. Il faut se méfier des processus d’addiction : addiction en quelque sorte à la « mauvaise » note, addiction aussi à la « bonne »note, qui fait que votre élève qui a 18 tout le temps, fond en larmes quand il a 15 : cet élève ne va pas bien, il quête, il quémande à l’extérieur de lui. Tout notre travail en tant que pédagogue, c’est donc aider l’élève à construire sa propre référence interne, en tant que citoyen debout, indépendant.
On se pose beaucoup de questions sur le rôle du professeur dans la classe, notamment quand il est confronté à une parole hostile, à l’ignorance ou à des formes de fanatisme. Quelle analyse faites-vous d’abord du « public » auquel ces professeurs sont confrontés ? Comment comprenez-vous leurs réactions, leurs résistances à des valeurs républicaines ?
J’aimerais que l’on tienne un discours de vérité fondé sur la recherche : une classe avec 100 % d’élèves qui ont le code scolaire, la langue scolaire, qui adhèrent au cadre et à la règle, ça n’existe pas.
Face à une hostilité de bloc, je dirais jamais de réponse à chaud, toujours temporiser et jamais seul. Seule une stratégie d’équipe sur ces questions peut permettre d’avancer. Cela veut dire passer un temps à poser une cohérence et une cohésion d’équipe : rares, très rares sont les élèves qui résistent quand ils perçoivent que tous les adultes leur tiennent le même discours (j’ai vu des équipes se mettre d’accord pour dire la même chose, co-élaborer des éléments de langage, de réponse à des situations, montrer une solidarité réelle entre collègues tout en étant bienveillante pour les élèves). Il faut que les adultes communiquent beaucoup entre eux, et adoptent les mêmes stratégies.
Être attentif au comportement adolescent, à une forme de désengagement, de rupture d’empathie, signifie s’attacher à l’inverse à construire du collectif : le sentiment d’appartenance est essentiel. Cela constitue la base pour accéder à une première forme de citoyenneté active, sur laquelle les savoirs auront un impact.
La question du fanatisme est tout autre : elle relève de l’emprise mentale et d’interventions spécialisées.
Ensuite, tout se joue sur la question de se poser comme l’adulte, la référence exemplaire dans la classe. Mais aussi sur les relais objectifs : nos enseignants se surexposent sans doute en n’organisant pas davantage une forme de démocratie participative dans la classe : en donnant des rôles, des missions, des responsabilités aux élèves et en particulier aux élèves apparemment rétifs, on obtient des merveilles. Je pense à cette professeure documentaliste qui fait tenir le CDI par des élèves réputés difficiles (enregistrement, entrées et sorties des livres…) en banlieue parisienne, ce qui lui permet de se consacrer à ceux qui sont en groupes de travail dans le CDI. Ou bien à ces enseignants de sciences qui organisent leurs groupes d’élèves volontairement hétérogènes en équipes projets, bien réfléchies, avec des tâches obligatoirement additives afin qu’un élève ne prenne pas le pouvoir sur les autres.
Il y a un paradoxe par rapport à cette question d’adhésion aux valeurs républicaines. Nous nous devons collectivement d’être exemplaires, et alors que nos élèves sont considérés comme des impotents civiques au collège ( j’espère que cela change en ce moment avec les conseils de vie collégienne), tout à coup ils sont sensés s’investir dans la maison des lycéens en arrivant en seconde.
D’autre part, de nombreuses recherches montrent que les connaissances déclaratives de citoyenneté ne servent à rien : on peut connaître par cœur l’histoire de la Shoah ou son cours d’ÉCJS sans jamais avoir réellement éprouvé un acte citoyen. Le stage de troisième de nos élèves pourrait-il faire partie d’un parcours civique ? Nos amis canadiens ont inversé le propos : ils partent d’abord de compétences citoyennes et d’engagement des élèves dans des causes ou des actions, et c’est sur un vécu citoyen qu’ils greffent les connaissances.
Tout cela n’est pas un extérieur du cours, mais bien une partie intime de celui-ci.
Par exemple, si on étudie l’article « Tolérance » de Voltaire, il faut aller jusqu’au bout du processus. Poser des dilemmes moraux aux élèves, accepter soi-même des points de vue variés et faire le lien avec le règlement intérieur du collège ou du lycée. La France est un État de droit : alors quand un conflit survient entre des élèves, ou entre un élève et un professeur, il est normal qu’un tiers, sorte de médiateur du conflit (CPE, chef d’établissement), recueille à froid la parole de chacun. Il ne s’agit pas d’opposer une parole contre l’autre mais bien de se donner toutes les chances de poser un jugement juste avec tous les éléments d’une situation.
C’est ce qu’on appelle en droit français le principe du contradictoire, élément essentiel de notre République, de notre État de droit, qui fait que nous ne sommes pas dans un État arbitraire. Le but de tout cela c’est bien de faire société et donc de proposer inlassablement le retour vers le collectif, le groupe constitué de la classe, de l’établissement.
On est frappé par une forme de confusion entre deux espaces : ici et ailleurs. Ainsi, dans les propos où il est question de la Palestine et d’Israël, il y a beaucoup d’amalgames. Qu’est-ce qu’on peut faire contre cela ?
Il est important de distinguer entre ici et ailleurs, entre hier, plus tard, et maintenant. Pour être claire, dans le cas que vous évoquez, le virtuel et le réel se confondent, on perd, enfant comme adulte, la notion de distance, d’échelle.
Il faut ramener les espaces à leur bonne échelle. Ici, c’est bien ici, le collège, c’est la classe, c’est le présent. Et moi enseignant, et toi, élève, nous ne sommes que ça : des individus ici, dans ce présent, dans cette classe, dans cet établissement. Dans ce présent et dans ce lieu on peut agir, se construire.
Les médias et le web nous font croire que le loin est le près, nous font perdre ce sentiment modeste du hic et nunc, que l’on doit de nouveau retrouver, conquérir. Distinguer, trier les ordres de choses, pour toujours mettre à distance et éviter les amalgames, les analogies trompeuses. Et c’est là que notre rôle à chacun dans la classe est essentiel pour construire la distance critique, nécessaire pour comprendre ce qui m’entoure ici, et pour comprendre le monde.
Nous sommes tous là en ce moment, ce n’est pas grand-chose mais c’est paradoxalement ce qu’il y a de plus important.
L’une des questions cruciales, on le voit à travers les incidents qui se produisent, les conflits plus ou moins violents qui en découlent, c’est celle des savoirs. Vous évoquez la « médiation pour les savoirs » et la « médiation par les savoirs ». Pouvez-vous présenter ces notions par l’exemple ?
Je comprends que chacun d’entre nous – c’est l’ancienne enseignante de français qui parle –, soit pétri par sa discipline d’origine. Mais c’est bien cette médiation des savoirs de la discipline qui va permettre de rentrer en communication avec les élèves, y compris ceux les plus éloignés de l’école. C’est en entrant par un savoir apparemment lointain des élèves, que l’on va parvenir à assurer une médiation de la réalité. La réalité est brute, brutale, nécessite lecture, interprétation. Si on entre par un poème de Victor Hugo, « Souvenir de la nuit du 4 », on rentre à la fois par l’émotion et l’Histoire. On n’entre pas frontalement sur des questions délicates, dérangeantes avec les élèves.
Cette distance dans le temps permet de comprendre des mécanismes récurrents de l’Histoire (souffrance de l’enfant, douleur de la grand-mère…). Si on s’arrête là, on a fait une première médiation. Mais si on rattache au vécu contemporain des élèves, alors on va sans doute accéder à la sensibilité, à une émotion vécue et pas seulement intellectualisée, en fait on va s’assurer d’une compréhension pleine et entière du texte de Hugo.
Mais une dernière étape consiste à reboucler et à opérer une médiation pour les savoirs : les savoirs ont servi à mettre à distance la réalité, ensuite à l’interpréter, enfin à comprendre que l’immédiateté est un piège, un leurre. La médiation des savoirs permet la construction du sens et la compréhension du monde. Et progressivement, ces médiations successives confortent les savoirs eux-mêmes et l’autorité du professeur.
Cette question de la médiation par et pour les savoirs fait partie intégrante de la méthode « Climat scolaire ».
Propos recueillis par Norbert Czarny.
• Aziz Jellab, Caroline Veltcheff et Didier Vin-Datiche, « L’Évaluation en collège et lycée. Confiance et engagement des acteurs et des usagers », préface d’Éric Debarbieux, Berger-Levrault, 2014, 272 p.
• Le site Climat scolaire.
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