Spécialisé dans le domaine de l’éthologie clinique et enseignant à l’Université du Sud-Toulon- Var, Boris Cyrulnik est surtout connu pour avoir développé le concept de "résilience". Mais sa contribution à la science réside dans son engagement: il voit ainsi l’éthologie comme un carrefour des disciplines. Il livre pour Communes de France un point de vue particulièrement utile sur les liens qu’entretiennent les élus avec leurs administrés
Communes de France :
Le symbolique, la psychanalyse et l’imaginaire font-ils bon ménage avec le monde des élus?
Boris Cyrylnik :
L’imaginaire, à coup sûr. En revanche, la psychanalyse ne s’est pas beaucoup penchée sur la problématique des territoires, contrairement à l’anthropologie et l’éthologie. Mais, le mot qui s’associe le plus souvent à ce thème est sans aucun doute celui de diversité. Dès lors qu’enfants et adultes s’approprient un territoire, de quelque nature qu’il soit. Leur métabolisme change. Ils se sentent parfaitement sécurisés, parce qu’ils vivent en symbiose avec un environnement clairement identifié. Cette sensation évolue dès lors qu’ils changent de lieu d’habitation. Ils se retrouvent alors en état d’alerte et soumis au stress. Une modification biologique se produit.
Cette sensation est particulièrement forte chez les personnes âgées, qui éprouvent de réelles difficultés à s’adapter aux aléas de la vie moderne. Tout se passe comme si elles ne reconnaissent plus les ronds-points, les endroits et les acteurs qu’elles sont amenées à croiser sur leur chemin. Au point de se sentir subitement étrangères. En clair, la notion de proximité a disparu de leur représentation mentale du monde.
Pour les plus jeunes, tout est affaire d’association. J’ai participé récemment à une étude à Montréal où nous avons demandé aux enfants de dessiner la ville. Pour ceux, parmi eux, qui étaient issus d’une famille aisée, l’espace urbain occupait une place prépondérante. Tant et si bien qu’aéroports, résidences secondaires, étangs et faubourgs y étaient largement représentés. Les enfants de condition modeste se cantonnaient. Quant à eux, à leur lieu de résidence et aux voies adjacentes. Dans leur esprit, le territoire se résumait à une rue, la leur. Ce qui signifie, en clair, que l’imaginaire prend des proportions variables au gré des situations.
Fort de ce constat, la rue doit ne doit-elle pas redevenir un lieu de socialisation, ouvert à la discussion?
Oui. À La Seyne-sur-Mer, dans le Var, les enfants partaient autrefois en promenade à vélo, dans un rayon de 30 kilomètres, ce qui est aujourd’hui inimaginable, compte tenu du danger ambiant. La rue n’est donc plus un lieu de rencontre et d’aventure humaine. Or, la psychologie a modifié notre imaginaire. 1l appartient donc aux élus de se réapproprier le territoire, en créant des marqueurs temporels et des espaces d’échanges: cinémas, lieux culturels, théâtres, cafés. Seul moyen, à mes yeux, d’agir efficacement contre la consommation intempestive de tranquillisants. Or, les cafés, pour prendre cet exemple, ferment les uns après les autres, en raison de l’omniprésence dans nos vies du petit écran et des nouvelles technologies qui contribuent un peu plus encore à un phénomène de repli sur soi. Qu’on le veuille ou non, la relation à l’autre a des conséquences directes sur les liens de proximité.
Ces "marqueurs temporels" auxquels vous faites référence ne sont pas sans rappeler les "lieux de mémoire" que l’historien Pierre Nora se plaisait à décrire dans ses essais …
Ils peuvent effectivement être assimilés à des lieux de mémoire dès lors qu’ils sont chargés de récits. Il est alors nécessaire d’accoler des plaques aux rues et aux monuments, en recourant à l’expertise des historiens, des romanciers et plus généralement de celles et ceux parmi nos concitoyens qui donnent du sens aux choses et à ce qui est perceptible dans la vie quotidienne. Paradoxalement, les progrès de la communication ont considérablement altéré les relations interpersonnelles. Comme nous tous, il m’arrive régulièrement de croiser dans la rue des couples marchant côte à côte avec le téléphone collé à l’oreille. Chacun correspond ainsi avec une personne physiquement éloignée. Pour surprenante qu’elle soit, cette situation suffit à démontrer comment la relation à l’autre a pu évoluer par le biais de la technique. Deux individus, pourtant proches physiquement, ne se parlent pour ainsi dire plus…
Ils communiquent, chacun de son côté, avec l’extérieur. Or,dans une relation, il est essentiel d’éprouver des sensations et de respecter les rituels interactifs qui participent de la socialisation. C’est essentiel, à l’heure où la technologie modifie considérablement notre rapport à la rue et à l’urbanisme.
La montée en puissance de l’individualisme n’est elle pas aussi une conséquence directe de l’étaIement urbain?
Oui. Je rentre d’ailleurs de Mexico où le centre-ville ne peut plus véritablement être assimilé à un lieu de vie à part entière. On y vient pour le spectacle, la détente, les loisirs. C’est un changement de taille par rapport aux époques qui ont précédé et l’exemple vaut pour la plupart des grandes agglomérations. En clair, plus on s’éloigne du coeur de ville, plus on "déshistorise" l’habitat, en le réduisant à sa fonction la plus élémentaire: récupérer, dormir, se détendre, se nourrir, regarder seul la télévision … On "déritualise" ainsi peu à peu la vie sociale. Plus ce phénomène d’urbanisation tend à se développer, plus on fabrique de psychopathes. Une étude menée conjointement à Mexico, Abidjan, Bordeaux et d’autres villes importantes démontre que la "déritualisation" et la privation d’échanges culturels cèdent le pas à des processus archaïques de socialisation qui se résument à la loi du plus fort. Dans la plupart des cas, elle est incarnée par un adolescent dont la violence fait l’admiration de tous. À San Paolo, dans les favelas, les garçons se prénomment ainsi les "seigneurs de la rue". Ils sont beaux, riches et possèdent de magnifiques voitures parce qu’ils se livrent à du narcotrafic. sont liés à cinq ou six compagnes qui tombent enceintes à 13 ou 14 ans. Ils sont surtout d’une extrême violence et meurent à 22 ou 23 ans. Nous sommes là très clairement dans un processus archaïque de socialisation, parfaitement décrit par Claude Lévi-Strauss, Sigmund Freud et René Girard qui nous expliquent, tout au long de leurs écrits, que nos sociétés se sont forgées dans la violence, préalable à toute construction sociale. Où l’on voit que la déculturation de la ville et sa désocialisation se traduisent inéluctablement par un retour de l’archaïsme et de la violence.
Existe-t-i1 un modèle urbain capable d’endiguer le processus archaïque de socialisation que vous dénoncez avec raison?
Sur le papier, oui. Mais, ce que vous disiez tout à l’heure me paraît tout à fait juste. En théorie, élus et urbanistes savent ce qu’il faut faire: mettre au point un mode d’habitat différent, en multipliant les lieux de rencontres. Le doyen de l’Université de Genève, avec lequel je collabore régulièrement est un architecte de renom dont les études démontrent avec force que l’érection de logements rectilignes nuit à l’échange. Ce qui suscite la rencontre, c’est l’aménagement de places publiques et l’activité culturelle. Faute de quoi, la violence devient la règle. Chassés par le Sentier Lumineux, les Indiens de la Cordillère des Andes, originaires du nord du Pérou,ont parfaitement intégré ce principe. Pour prévenir toute espèce de conflit ils ont pris l’habitude d’organiser des veillées. Chacun y joue un rôle clé, du philosophe à l’amuseur public. L’alcool y est proscrit et les participants se réapproprient peu à peu le champ culturel. Dans ce cas précis, la violence est contrôlée, maîtrisée. Je le répète: faute de règles clairement établies, c’est la loi du plus fort qui prévaut…
Culture de proximité, retour à l’essentiel, échanges, communication. Tout nous éloigne, dans nos sociétés postmodernes, des liens pourtant essentiels que vous décrivez …
Oui. et pou r être honnête, force est de reconnaître que la société rurale d’autrefois était imprégnée de ces principes. Avec la modernité, la technologie s’est approprié peu à peu nos vies et territoires. Et il faut bien se rendre à l’évidence, les bals populaires ont disparu de notre champ visuel. En Ukraine, les paysans rentraient à pied ou à cheval en chantant. Tout cela a disparu. Quand j’ai débarqué à La Seyne-sur- Mer, il y a une trentaine d’années, les hommes pêchaient à la rame, debout sur des pointus. Lorsqu’on les saluait la corne était perceptible sur leurs mains. Au fil du temps, ces mêmes pointus ont été équipés de moteurs. Désormais, le bruit annihile toute discussion et les embarcations n’accueillent plus qu’une personne, et non deux, comme auparavant. Si la technologie améliore les performances, elle n’en rejaillit pas moins négativement sur la relation, érigée en tranquillisant naturel. Nos enfants, qui n’ont jamais joui d’une telle protection matérielle, ne perçoivent plus les effets bénéfiques de l’échange. Les discussions avec les aînés, le sage, les paysans ont disparu de leur univers mental. Sur le papier, on sait ce qu’il faut faire, mais la réalité est beaucoup plus complexe, tant la situation a évolué. Les tranquillisants naturels ont été remplacés par des tranquillisants chimiques. D’où une montée en puissance de l’angoisse et de l’anxiété chez bon nombre de nos jeunes concitoyens. L’école a elle aussi changé de paradigme. D’un lieu d’ascèse,de promotion et d’aventure, elle est devenue, le plus souvent, une source d’angoisse et de répulsion. Les élus ont donc beaucoup de travail sur la planche. Face au bond technologique qui caractérise ce début de vingt-et-unième siècle et aux aléas de l’existence, il va leur falloir anticiper et prévenir toutes sortes d’angoisses et d’anxiétés propres au monde moderne.
Les constats que vous dressez, l’avènement du "tout numérique", l’emprise de la communication et la montée de l’individualisme ne constituent-ils pas un facteur explicatif du sentiment de défiance qui habite désormais nos concitoyens vis-à-vis des élus de proximité et du maire, en particulier?
Oui. Ce sentiment de défiance affecte d’ailleurs tous les rapports humains. Jusqu’alors, les liens hiérarchiques s’établissaient tout naturellement autour du savoir. Les détenteurs de la connaissance représentaient aux yeux de tous l’autorité, au prix d’inégalités sociales que la société acceptait. À l’époque, paysans et métayers saluaient leur maître. Ce qui, bien entendu, et fort heureusement, est inimaginable aujourd’hui. Ces relations forment naturellement une entrave au développement individuel. Conséquence: la relation entre dominants et dominés est régie par un sentiment d’égalité. À charge, pour nos dirigeants, de rendre des comptes à la population. En résumé, le progrès change tout naturellement notre regard sur l’autre. Autrefois, l’élu était une référence, on l’admirait. Il représentait l’autorité, occupait une place de choix dans le champ rituel. possédait un réel pouvoir de décision. Aujourd’hui, il est pointé du doigt à la moindre difficulté. Le"tout technologique" est une source d’acrimonie dont il est l’une des principales victimes. Déchets sur la voie publique, problème d’éclairage ou de voirie, options sécuritaires … tout est prétexte à contester son magistère.
Propos recueillis par Bruno Tranchant