Pourquoi poser des questions sur le « statut des savoirs » ?
S’agit-il en questionnant les savoirs scolaires de :
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légitimer l’action de l’école, en donnant un sens plus clair aux savoirs ?
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insister sur la fonction de l’école d’ouverture au monde de la connaissance ?
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faire la chasse aux savoirs qui poursuivraient des objectifs ignorés voire inavouables ?
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rendre au bout du compte l’école plus efficace par une valorisation des savoirs scolaires, ainsi mieux justifiés aux yeux de la communauté ?
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rendre les savoirs plus motivants pour les élèves ?
Au bénéfice de qui : des enseignants ? Des élèves ? Des citoyens ?
Qu’est-ce que s’interroger sur le « statut des savoirs » ?
Même quand l’école vise explicitement la transmission de savoirs (« content-oriented Education »), elle ne renseigne pas toujours sur leur statut : ils se présentent souvent sous le jour de la neutralité, sans que le fait qu’on enseigne ceci plutôt que cela, ceci à tel niveau d’études plutôt qu’à tel autre, soit justifié : or il est certain que les savoirs scolaires, quoiqu’ils prétendent souvent, ne sont jamais des ensembles neutres, parce qu’ils répondent à des choix et définissent une certaine « vérité », au moins scolaire, disent d’une certaine façon ce qu’est la « science » et le monde et procèdent toujours à une sélection et une hiérarchisation des connaissances… C’est ce qu’on appelle leur « statut ».
Interroger les savoirs scolaires sur leur « statut », c’est les interroger sur ce qui les caractérise par leur relation à un ensemble d’éléments, pour la plupart extérieurs à l’école. Parmi ces éléments, citons par exemple :
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Le rapport à la vérité (tel savoir issu d’une science exacte a un rapport à la vérité différent d’un savoir historique, par exemple) ;
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Le rapport à la science (tels savoirs vont par exemple s’intéresser à la science comme à un état des connaissances, d’autres à la science comme méthode, d’autres à la façon dont la science s’est historiquement constituée) ;
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Le rapport au droit (le droit pose en particulier la question de savoir « comment », selon quelles procédures et en vertu de quels pouvoirs sont élaborés les savoirs scolaires, mais se demande aussi par exemple quels savoirs doivent être enseignés à tous, de façon « obligatoire ») ;
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Le rapport aux traditions scolaires (beaucoup de savoirs sont enseignés dans les écoles sans autre référence, comme par exemple certains auteurs que l’on ne lit qu’à l’école) ;
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Le rapport aux étapes de développement des élèves (on a par exemple retenu d’enseigner tel savoir en référence explicite aux étapes de développement cognitif des enfants telles que les psychologues ont pu les décrire) ;
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Le rapport aux fragmentations sociales ou nationales (certains savoirs historiques, par exemple, se trouvent parfois enseignés en référence à des préférences nationales plutôt qu’à la vérité historique ?) ;
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Le rapport à des idéologies politiques ou religieuses (quelle est la marge d’autonomie des savoirs scolaires par rapport aux idéologies religieuses et politiques dominantes, dans le domaine par exemple des savoirs sur le monde et sur l’homme ?) ;
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Le rapport aux intérêts des personnes ou des groupes d’acteurs (certains savoirs correspondent aux préférences de certains groupes, par exemple de corporations de professeurs habitués à les enseigner, ou encore aux intérêts matériels, aux goûts ou aux modalités de distinction de groupes sociaux dominants) ;
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Le rapport aux pouvoirs que ces savoirs reflètent, confortent, contestent ou construisent (les décisions prises sur toutes les autres questions font des gagnants et des perdants, définissent une carte de pouvoirs intellectuels, politiques et sociaux), etc.
Que devient la question du statut des savoirs avec l’approche par compétences ?
Quand il s’agit d’une logique d’APC, les mêmes questions se posent bien sûr, mais dans un contexte particulier.
D’emblée, en effet, il est évident que l’APC s’intéresse davantage que l’école traditionnelle aux apprentissages réels et aux rapports entre ces apprentissages et le monde réel : du même coup le statut des savoirs devrait se trouver valorisé.
Pourtant les choses ne sont pas si simples et on a pu se poser des questions sur le devenir des savoirs dans l’APC.
Opposition « compétences/savoirs » ou nouvel éclairage sur les savoirs ?
La notion qui apparaît au centre et qui désigne l’objectif final et transversal des apprentissages est celle de « compétence », et quelle que soit la définition qu’on en donne, il est évident qu’elle ne se réfère pas ou pas seulement à des « savoirs » : il s’agit au contraire de promouvoir des apprentissages tournés vers l’action, la réalisation, la création, la résolution de problèmes, la performance, etc., autant de mots étrangers au monde des savoirs en tant que tel.
Du même coup, cette notion de compétence a pu apparaître parfois comme une formule magique, qui non seulement assurerait l’amélioration de la qualité, mais aussi qui dispenserait de se poser des questions plus difficiles sur le sens de l’école et des apprentissages ! On en arrive ainsi au paradoxe où l’APC risque de faire le contraire de ce qu’elle prétend : tourner le dos au sens.
Ce qui signifie qu’on peut se demander si, loin de sortir relégitimés de la réforme pédagogique, les savoirs ne vont pas au contraire être en tant que tels définitivement éliminés des paradigmes pédagogiques.
La notion de compétence, loin de rendre superflus les savoirs et leurs apprentissages, ne rend-elle pas d’autant plus nécessaire d’y voir clair sur ce que sont ces savoirs que la démarche générale de l’apprentissage n’est plus « gratuite » comme elle pouvait l’être avec les pédagogies traditionnelles ?
Pour l’élève, les compétences vont certes prendre des aspects de pragmatique (ce « savoir agir » qui pour les traditions au moins françaises de l’école est une révolution !), mais elles vont aussi s’asseoir sur des « ressources », de nature diversifiée, et notamment cognitives : un nouveau « statut » des savoirs découle-t-il de cette évolution ?
Les questions sur les savoirs, leur statut, leur hiérarchie, leur inscription scolaire, loin d’être passées à la trappe par l’APC (sauf si cette dernière est mal comprise) ne viennent-elles en fait pas cette fois au premier rang : en effet, l’APC étant une façon de prendre au sérieux les acquis scolaires de façon plus nette que dans le cas d’une école qui ne cherche qu’à sélectionner et à éliminer, les acquis cognitifs ne prennent-ils pas à leur tour une importance et un relief qu’ils n’avaient pas ?
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loin de ne renvoyer un peu stérilement qu’à eux-mêmes, les savoirs ne sont-ils pas alors censés dans ce cadre renvoyer à une « utilité », à une inscription dans le réel de l’action, de la société etc. Ils étaient jeu, ils deviennent enjeu.
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loin d’être définis une fois pour toutes comme devant s’imposer à l’identique dans toutes les classes, avec ce que cela a d’artificiel, les savoirs deviennent matière à négociation par les acteurs, de mise en contexte, de mise en relation, notamment au-delà du cadre traditionnel des disciplines, etc. ?
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loin d’être définis comme le seul objectif de l’école, ils doivent maintenant compter avec d’autres objectifs d’apprentissage et cette concurrence doit conduire à rejeter un rapport périmé au savoir, constitutif de l’« horreur pédagogique », faite d’encyclopédisme sans motif, de mémorisation formelle et d’instrumentalisation au profit de la sélection.
Devenus « ressources », les savoirs ne sont pas devenus secondaires, mais désormais essentiels !
Quelques questions concrètes
Les questions sur l’articulation compétences /savoirs :
· A quel moment, dans le cadre de l’APC, va-t-on s’intéresser au statut du savoir ? En parallèle à la définition des compétences, immédiatement à la suite ?
· Comment va se faire le repérage des compétences visées par l’école et la désignation des savoirs qui seront les ressources pour la construction et l’exercice de ces compétences ?
· Comment va-t-on dresser un corpus des savoirs en relation avec les compétences ? Tous les savoirs seront-ils ressources pour des compétences ?
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Les questions sur les savoirs eux-mêmes :
· Certains savoirs auront-ils une valeur intrinsèque ? De quel type : patrimoniale ? philosophique ? sociale ? morale ? épistémique ?
· Comment justifiera-t-on le fait de retenir tels savoirs ? Par rapport à la seule constitution de la compétence ? Pour éclairer les démarches (logique, esprit scientifique…) ? Pour éclairer l’aventure humaine des savoirs ?
· Comment va-t-on hiérarchiser les différents savoirs ? Par leur place par rapport aux compétences ou bien par leur « valeur », voire leur « saveur » propre ?
· Ces savoirs retenus pour les apprentissages, quelle idée puis-je avoir de leur signification sociale ? Sont-ce des savoirs équitables ou des savoirs qui risquent d’être particulièrement injustes, parce que plus facilement mobilisables par certains élèves que par d’autres ?
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Les questions relatives aux évaluations et aux poursuites d’études
· Lors des évaluations, et notamment des évaluations certificatives (examens), quelle est la conception des savoirs et de l’interaction savoirs/compétences qui s’impose ?
· Est-elle conforme aux attendus généraux de la réforme ?
· Même chose en ce qui concerne les éventuels savoirs prérequis de fait dans les échelons ultérieurs de la scolarisation : le statut des savoirs à l’échelon N+1 est-il conforme à celui de l’échelon N ?
Ne pourrait-on poser un concept de « savoirs responsables » :
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responsables vis-à-vis des élèves réels, d’abord, auxquels les savoirs enseignés doivent positivement apporter des ressources effectives face à leurs besoins personnels, professionnels et sociaux ?
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responsables devant la société, ensuite, qui fait des choix, notamment financiers, de consacrer telles ou telles ressources à leur enseignement ?
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responsables enfin sans doute devant l’humanité actrice collective de l’aventure des connaissances ?
[1] Roger-François Gauthier, modérateur de la séance du séminaire intitulée « Compétence et statut du(des) savoir(s) »., a écrit ce texte pour lancer la réflexion des intervenants à cette séance (Souleymane Bachir Diagne et Michel Develay) et les inviter à y contribuer.