In L’Expresso – Le Café Pédagogique – le 10 septembre 2013 :
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"Les jeunes Français manquent un peu de chance. A l’âge de 11 ans, ils accèdent à un établissement scolaire qui accepte les bons élèves mais tolère mal les autres. Au quotidien, les collégiens dépendent de professeurs d’abord intéressés par leur matière… peu enclins aux comportements éducatifs". La thèse d’Alain Garcia sur "Education et discipline au collège" va faire grincer des dents. Elle décrit un univers éducatif fragmenté entre enseignants, absents hors de leurs cours, vie scolaire chargée des basses besognes, et jeunes ballottés entre pulsions vitales et soumission. Dans ce tableau attristant il manque juste l’éducation…
De son immersion au sein de plusieurs collèges, Alain Garcia ramène des moments de vie et des données précieuses sur le fonctionnement différencié des établissements. On a ainsi dans sa thèse des chiffres précis sur les sanctions. Contrairement à l’idée qui voudrait que les colles ciblent un petit groupe d’élèves, A Garcia montre qu’elles sont massives et ciblent en priorité les garçons. Plus que le travail c’est le comportement des élèves qui provoque les sanctions. Mais pour autant elles sont rarement éducatives. "L’aspect éducatif de ces pratiques s’avère d’autant moins grand qu’elles sont mises à distance de leurs décideurs". La colle est une réponse immédiate à un problème. Elle a rarement une portée éducative, estime Alain Garcia.
L’univers du collège réunit des acteurs qui ne partagent finalement pas grand chose si ce n’est la contrainte d’être ensemble. "Peu intégrative", écrit A Gaecia, "l’école des enseignants se voudrait autosuffisante. Elle refuse d’être un service public, n’accorde aux bons élèves qu’une place d’adhérents, récuse la présence d’autres élèves et se défie des parents. Institution dissociée, cette école fait de la grandeur culturelle une cause sacrée dont personne ne parait finalement assez digne. Dans le huis clos des salles de classe, les adaptations pédagogiques contredisent chaque jour les principes officiels".
Pour Alain Garcia, c’est ce refus d’être une communauté éducative qui génère la crise du collège. Le collège français sépare instruction et éducation. Et c’ets ce qui l’empêche d’atteindre ces deux objectifs.
Alain Garcia : " Les collèges et lycées français ne sont pas des communautés parce que personne n’en est vraiment membre"
Il y a des scènes cocasses dans la thèse d’Alain Garcia, tel ce conseil de classe où on lui demande de quitter la table pour prendre un fauteuil au second rang , place traditionnelle de spectateur dévolue à la "vie scolaire". Alain Garcia est un peu mal à l’aise dans ses habits de CPE. C’est pourtant une très bonne place pour voir le fonctionnement des établissements.
Comment fait-on pour étudier en détail la vie scolaire des établissements scolaires français ? Vous avez fait le choix d’une approche ethnographique. Quelle différence avec la sociologie classique de l’école ?
Cette approche défend le côté qualitatif plus que quantitatif de l’enquête. Mon approche n’a pas consisté en des interventions. Je suis resté longtemps dans les 5 collèges où j’ai travaillé, plusieurs mois, en fait, à raison d’un à deux jours par semaine. En plus d’interroger les acteurs, j’ai essayé de saisir l’ambiance, les petits événements du quotidien.
Dans le système éducatif français, vous soulignez la coupure entre l’instruction et l’éducation. C’est une particularité française ?
Les professeurs y tiennent « jusqu’à la mort » pour deux raisons très puissantes. La première est liée à la construction historique du modèle français : pour le dire très vite, l’enseignement d’État du XIXe siècle a contrecarré l’Eglise en dupliquant ses codes. Comme le dit François Dubet, on reste aujourd’hui dans l’idéal d’établissements sanctuaires et dans une « sacralité laïque ». Cette sacralité est accrochée à la culture, qui se confond avec l’instruction mais qui serait menacée d’altération et de rabaissement par l’« éducation ». L’autre raison de distinguer l’instruction et l’éducation est instrumentale. À titre individuel, chaque enseignant défend le confort d’un système où des acteurs (liés à l’éducation) sont facilement responsables des problèmes de discipline, et destinataires naturels de ces problèmes. Quoiqu’il en soit, tous les professeurs du secondaire s’arc-boutent sur la césure instruction / éducation.
Un exemple, les devoirs ?
Que les professeurs français soient avant tout des intervenants et des prestataires de cours pose un nouveau problème. Réalisés en dehors de la classe, les devoirs sont une partie importante mais une partie aveugle du système. L’aide aux devoirs existe en collège, mais elle ne concerne qu’une partie des élèves et très peu de professeurs – parfois, d’ailleurs, les plus pédagogues. À l’occasion de ces aides, les enseignants mesurent l’importance et la variété du travail demandé. À défaut, ils ignorent la réalité globale des devoirs, et dans quelles conditions les élèves les réalisent. Le travail de professeur étant très individuel, il existe peu de cohérence dans la distribution des devoirs. Au final, les modalités du travail hors classe échappent à la connaissance des enseignants, mais rarement à leurs suppositions et à leurs représentations. Cela vaut même pour le travail réalisé en salle d’étude ou au CDI, c’est-à-dire au sein de l’établissement. C’est un des « ratés » du modèle français.
Les personnels d’éducation sont maintenus dans une situation inférieure dans le système ?
De fait oui, ils sont beaucoup interpellés sur des problèmes d’indiscipline dont ils sont comptables et responsables. Ils « font la discipline » pour le collège et pour les enseignants, qui jugent la « fermeté » insuffisante et les punisseurs laxistes. Dans une École qui ne propose pas d’intégration réelle, les élèves ont pour rôle attendu l’obéissance : elle est proclamée par les règlements intérieurs et par les règles de discipline de professeurs. Bien sûr, cette obéissance existe peu en cours, ou à l’extérieur. Par ailleurs, les personnels d’éducation ont une fonction de suivi et d’accompagnement. Dans leur formation théorique, cette dimension est présentée comme principale, et la discipline est un peu cachée derrière les termes « fonctionnement » ou « sécurité ». Dans la pratique, au contraire, les attentes disciplinaires deviennent premières.
Mais des enseignants ont aussi des tâches d’éducation. Les professeurs principaux par exemple.
Les professeurs principaux acceptent du bout des lèvres le mot « éducation », à condition qu’elle ne définisse leur fonction officielle qu’une heure tous les quinze jours, durant l’heure de vie de classe. Au-delà de ce temps, l’« éducation » prend souvent la forme de reproches informels, quand les enseignants chargent le professeur principal de sermonner les élèves. Ce recours à des intermédiaires est une des caractéristiques de l’enseignement secondaire français : on dit à X ce qu’il faut dire à Y, et on refuse de voir que cette pratique échoue.
Vous donnez des chiffres sur les volumes de punition qui sont astronomiques.
Les chiffres que je fournis sont élevés, et ce sont des valeurs planchers. J’ai passé beaucoup de temps sur les registres locaux de sanctions, et n’ai conservé que les résultats avérés. On sait par exemple que certains élèves « collés » sont convoqués à plusieurs reprises avant de se présenter : pour chaque créneau de retenue, il faut donc compter les élèves présents, et non les élèves attendus. Dans trois collèges très différents de mon étude, il y a chaque semaine entre 14 et 15 retenues appliquées. Sur une année scolaire, entre 24 % et 38 % des collégiens sont collés, une fois au moins. Ces chiffres sont cohérents avec ceux recueillis par Agnès Grimault-Leprince et Pierre Merle, dans une enquête quantitative.
De façon générale, les professeurs considèrent que les élèves ont une trop grande liberté de ton et beaucoup trop de droits (ceux-ci, d’ailleurs, sont peu respectés). Mais si on approfondit le raisonnement, je crois que si les élèves avaient une vraie place dans l’école et n’étaient pas seulement tolérés, que si on partait davantage des élèves et non d’une culture supposée universelle, que si la pédagogie était reconnue officiellement et non pas cantonnée au bas de la hiérarchie scolaire, il y aurait beaucoup moins besoin de punir. Il faut d’ailleurs noter que les retenues et les exclusions de cours n’aboutissent nullement à « discipliner » les collégiens. Les profs qui sanctionnent beaucoup le font du premier au dernier mois de l’année, et sans résultat positif : l’« obéissance » n’est pas obtenue, et la compétence éducative reste faible pour ces professeurs-là.
C’est fâcheux dans une société démocratique ?
L’éducation, par chance, ne se résume pas à la prise en charge scolaire. Je ne dis pas que l’École française prépare les jeunes à une société dictatoriale. Mais les pratiques scolaires ne favorisent pas la confiance en soi et ne valorisent pas le développement d’un esprit critique. Elles nuisent en revanche aux apprentissages et au bien-être des adolescents, et dégradent les relations quotidiennes.
Peut-on parler de « communauté éducative » ?
La loi d’orientation de 1989 l’aura seulement décrétée. Les acteurs scolaires ne l’emploient jamais, car aucun des deux termes ne semble approprié. Les collèges et lycées français ne sont pas des communautés parce que personne n’en est vraiment membre. Les professeurs qui ne sont pas en classe sont peu visibles et peu accessibles dans l’établissement : ils vivent les heures hors cours comme des trous dans l’emploi du temps. Les élèves, d’ailleurs, ont une vision comparable des heures de « permanence » (le terme est plus parlant que celui d’« étude ») : ils se sentent moins intégrés au collège que présents dans ses murs. Dans le prolongement du terme « communauté », l’adjectif « éducatif » pose également problème : l’accompagnement des élèves existe, certes, dans les collèges les moins favorisés, mais les interventions sont parcellaires, reléguées derrière les cours. Les collèges et lycées français sont à l’opposé de communautés éducatives.
La refondation de l’école a fait apparaître de nouveaux personnels d’éducation dans les établissements. Est-ce la bonne voie ?
Cela reste inscrit dans la logique scolaire française. Créer, par exemple, de nouveaux spécialistes des problèmes tels que les APS (assistants prévention sécurité) confirme un certain vide en dehors des cours. Si les établissements étaient des communautés, les différents personnels seraient des membres, et il n’y aurait pas besoin de spécialistes des couloirs ou de la cour. Mais on conserve la coupure entre instruction (qui produit des experts détachés) et éducation (quasiment réduite à du maintien de l’ordre).
Propos recueillis par François Jarraud