Les opposants aux politiques de régulation des inscriptions scolaire avancent généralement un argument massue : si l’on privilégie une école de proximité, alors les enfants de milieux populaires seront encore davantage confinés dans des écoles ghettos. Cet argument vole en éclats à la lecteur de l’étude intitulée « La ségrégation scolaire, reflet déformé de la ségrégation urbaine », que Bernard Delvaux et Zliz Serhadlioglu publient dans le numéro d’octobre des Cahiers du Girsef. Leur travail constitue d’ores et déjà une contribution scientifique essentielle à la lutte contre les effets néfastes des marchés scolaires.
Cette étude porte sur les élèves des écoles maternelles ou primaires (francophones et flamandes) en région bruxelloise. A partir de données statistiques livrées par les deux Communautés pour les années 2008 à 2011, les chercheurs ont pu étudier la relation entre le domicile des enfants et leur lieu de scolarité, selon l’origine sociale de leurs parents. L’une des toutes grandes leçons de l’étude est que « la ségrégation vécue par les enfants domiciliés et scolarisés à Bruxelles dans l’enseignement fondamental est plus forte au plan scolaire que résidentiel (…) Il y a davantage d’enfants dans les écoles très défavorisées ou très favorisées qu’il n’y en a dans les quartiers très défavorisés ou très favorisés. Dit autrement : il y a davantage de quartiers dont la composition sociale est moyenne ou mixte qu’il n’y a d’écoles de ce type ».
Cela signifie que si tous les enfants fréquentaient simplement l’école la plus proche de leur domicile, sans autre forme de correction ou de régulation, la polarisation sociale, culturelle, communautaire de l’enseignement serait beaucoup moins forte qu’aujourd’hui. Cette ghettoïsation sociale des écoles bruxelloises serait renforcée par un afflux important d’élèves non-bruxellois, essentiellement issus de classes aisées.
Les deux chercheurs pointent clairement le quasi-marché scolaire comme cause principale. La ségrégation découle évidemment des stratégies des familles et des écoles, mais celles-ci « se déploient d’autant plus qu’en Belgique, l’affectation des élèves aux écoles repose fondamentalement sur le libre choix de l’école par les parents. Certes, ce libre choix permet aussi à des familles populaires qui subissent la ségrégation au plan résidentiel de permettre à leurs enfants d’intégrer des écoles plus mixtes ou élitistes. Mais ce n’est là le fait que d’une minorité plus entreprenante qui, par ses choix, contribue d’ailleurs à ne laisser dans les écoles des quartiers pauvres que les enfants les plus défavorisés. Libre choix et marché scolaire restent donc vecteurs d’une ségrégation scolaire plus accentuée que la ségrégation résidentielle. »
Delvaux et Serhadlioglu soulignent aussi l’incapacité de l’actuel décret inscription pour résoudre ce problème. D’abord ce décret ne concerne que la première année de l’école secondaire alors que l’étude du Girsef montre justement que la ségrégation frappe durement dès l’école fondamentale. Ensuite, même pour le secondaire, ce décret est largement insuffisant car « le libre choix reste le principe directeur, puisque les règles de priorité n’interviennent qu’en second lieu là où les demandes excèdent le nombre de places tandis que les écoles, partiellement cadrées en matière d’inscription, conservent des marges de liberté en matière d’orientation des élèves en cours de scolarité. ». Et les chercheurs de conclure : « Même si, çà et là, les régulations en place sont vecteurs d’une mixité accrue dans des écoles jusqu’alors réservées à une certaine catégorie sociale, elles ne perturbent pas, pour l’essentiel, la ségrégation scolaire. Elles la perturbent d’autant moins que l’objectif de ces régulations n’est pas, au premier chef, de générer plus de mixité sociale dans les écoles. »
Au passage l’étude du Girsef illustre aussi le peu de valeur de l’indice socio-économique utilisé dans le décret inscriptions, indice basé sur le secteur de résidence de l’enfant plutôt que sur des données réelles sur les familles. En effet, ces indices par secteur camouflent de très fortes disparités sociales locales et donnent donc une image fortement lissée des caractéristiques socio-économiques des écoles.
Ces constats viennent renforcer d’une beau crédit scientifique les propositions que défend l’Aped de puis plusieurs années : concilier le droit à la liberté de choix avec le droit d’avoir une place dans une école de qualité proche de son domicile. On commencerait par proposer une école aux parents (dès l’entrée à l’école maternelle et chaque fois qu’un changement d’école s’impose). Ceux qui refusent cette proposition pourront ensuite chercher une place ailleurs. Ainsi nous ne supprimons pas la liberté. Mais nous disons : le droit d’abord, la liberté ensuite. L’affectation des élèves se ferait en fonction de critères de proximité mais aussi dans la perspective d’une recherche de mixité sociale. Ceci liquiderait l’effet ségrégateur du quasi-marché tout en empêchant le « zapping résidentiel » à la française. Et c’est parfaitement réalisable puisque les chercheurs du Girsef ont pu mettre en évidence le fait que « les quartiers centraux défavorisés sont en fin de compte, dans la majorité des cas, assez peu éloignés de quartiers plus favorisés ». Une régulation visant à créer de la mixité sociale dans l’enseignement est tout à fait envisageable à Bruxelles, sans que l’on doive imposer des déplacements importants aux enfants. D’autant plus que, maintenant déjà, les élèves bruxellois (du maternel et du primaire, rappelons-le) parcourent des distances considérables pour se rendre à l’école : cela va de 1,2 km (à vol d’oiseau) en moyenne pour les enfants du premier décile socio-économique à 1,5 km pour les enfants du dixième décile.
Bernard Delvaux et Zliz Serhadlioglu terminent leur étude sur une conclusion plus « politique » : « une large adoption d’un idéal de mixité sociale à l’école n’est possible que si évolue, au préalable, le référentiel qui sert de cadre aux débats scolaires. Tant que l’on s’inscrit dans un référentiel qui soumet l’éducation à des finalités instrumentales et conçoit prioritairement l’école comme un outil devant permettre aux individus et à la société de sortir vainqueur de la compétition économique et sociale, il paraît vain de défendre l’idée de mixité sociale à l’école (…) C’est donc à rien moins qu’une réflexion quant aux finalités de l’éducation et à la place que devrait y occuper l’école que nous invitons ».
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