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Chapitre EDUCATION
L’éducation constitue un enjeu majeur de la réussite dans les quartiers populaires. Elle seule permettra d’assurer l’adéquation entre les exigences toujours plus grandes d’un univers où la concurrence pour les compétences est mondialisée et où l’offre d’emplois est poussée vers le haut. Face à ces défis, la jeunesse de Clichy-Montfermeil, d’une bonne partie de la Seine-Saint-Denis et des zones urbaines en difficulté, dispose potentiellement d’atouts considérables pour la France de demain, ne serait-ce que sa dynamique démographique, mais ses capacités restent globalement déficientes en raison d’un niveau culturel trop faible. Ce potentiel n’est pas réalisé comme il le pourrait, alors que des solutions peuvent se dégager rapidement, notamment pour une meilleure articulation de l’éducation avec les autres dispositifs de la Politique de la Ville – au moment où la Rénovation Urbaine doit s’engager dans l’investissement humain pour éviter la dégradation de ses réalisations. Echec scolaire et milieux défavorisés : le problème français Depuis trente ans, les politiques d’éducation prioritaire mises en oeuvre pour porter remède aux difficultés de l’école à transmettre efficacement les savoirs dans les quartiers défavorisés sont soumises à de sévères critiques. Elles donnent le sentiment d’avoir été menées, pour une large part, sans véritable lien avec la Rénovation Urbaine. La situation des élèves en plus grande difficulté ne s’est pas améliorée et la France, en plus d’être le pays de l’OCDE où le retard scolaire à quinze ans est le plus important, est celui où l’impact de l’origine sociale sur les élèves est le plus élevé. 20 % d’une classe d’âge quitte le système scolaire sans diplôme (environ 150 000 personnes par an). Ces décrocheurs risquent d’entrer dans un cycle d’exclusion sociale qui conditionnera leur vie et celle de leurs enfants.
Clichy-Montfermeil a fait partie du premier groupe de territoires classés en Zone d’Education Prioritaire (ZEP) dès 1981. Malgré les moyens affectés et les différents dispositifs mis en oeuvre depuis trois décennies, le territoire scolaire de Clichy-Montfermeil reste très en-deçà des taux de réussite nationaux. Plus de la moitié des élèves de l’agglomération, au sortir du collège, sont orientés en CAP ou en BEP et ne parviennent à intégrer ni le lycée général, ni le lycée technologique. Les handicaps sociaux et culturels y sont particulièrement lourds et une ségrégation de fait sépare les « collèges pour pauvres » classés en ZEP à Clichy-sous-Bois (et de manière plus nuancée à Montfermeil où enfants de la cité des Bosquets et enfants des pavillons fréquentent les mêmes établissements) des « collèges pour riches » des communes voisines à prédominance pavillonnaire. Les aléas de l’orientation
Apparaissant pour de nombreux enquêtés comme le seul levier de l’ascension sociale et porteuse d’espoirs immenses, l’école est également l’objet des ressentiments les plus profonds en cas d’échec scolaire, apparaissant comme le lieu de reproduction des inégalités sociales. La figure la plus détestée par nombre de jeunes est celle du conseiller d’orientation à la fin du collège, loin devant les policiers. Il cristallise sur sa personne l’inadéquation entre formation et insertion sociale. Ainsi en témoigne Hamza, informaticien d’origine turque : « Les trois-quarts de mes copains, ils ont été éjectés en BEP ! » ou encore Marwan, 28 ans, d’origine marocaine, chauffeur de bus : « Le prof avait convoqué mon père […]. Il lui a dit : " Je vois que votre fils, il a 14 en technologie […]. C’est pas le top mais c’est pas mal […]. Il devrait peut-être faire un BEP en électronique […]". Mon père a vite réagi. Il a dit : "Attendez, il a 14 de moyenne et vous voulez l’envoyer vers une voie professionnelle !" Parce qu’une voie professionnelle, on voyait ça comme étant la débauche en fait. C’est vraiment : " tu vaux rien, alors tu vas en BEP". Alors que c’est pas nécessairement le cas parce même ceux qui arrivent en BEP se dévalorisent, se voient comme étant des cancres alors que non. »
Face à ces échecs dans l’orientation, d’autres enquêtés témoignent au contraire de la capacité des enseignants à détecter les talents, à l’instar de Murat, 35 ans, d’origine turque, l’un des chefs d’entreprises les plus prospères de la zone franche urbaine : « A l’époque, on avait une très bonne orientation. On avait des profs qui étaient très présents et qui savaient aussi cerner, je dirais, en fonction de chaque personne, chaque lycéen. »
La socialisation à l’école
L’école ne se limite pas aux enseignements que l’on y reçoit. Elle constitue aussi un lieu de socialisation majeur avec le groupe des pairs et d’apprentissage par les élèves de leur future citoyenneté, des règles communes, des droits et devoirs au sein de la cité – au sens politique. Beaucoup de jeunes gens originaires des quartiers défavorisés, principalement d’origine maghrébine et turque, ont gardé un fort réseau de socialisation lié au quartier et remontant à l’école et au collège.
L’un des temps de l’articulation à l’école entre enseignement et socialisation est la demi-pension – la « cantine ». Conçue pour faciliter la tâche aux parents qui travaillent, elle fournit également un espace de encadré et surveillé. Or dans les cités de notre enquête, la restauration scolaire fait l’objet d’une très faible fréquentation et cristallise paradoxalement les questions sociales qu’elle avait vocation à faciliter.
L’arbitrage économique en défaveur de la cantine scolaire – dont le coût revient souvent plus cher que le repas cuisiné à la maison par la mère au foyer – s’accompagne souvent d’un argumentaire culturel. En effet, certaines familles refusent la cantine, considérée comme n’offrant pas de nourriture halal. D’autres trouvent des accommodements raisonnables entre foi et vie sociale, à l’instar de Salima, lycéenne de seize ans d’origine marocaine : « Je suis dans un lycée public. Il faut demander si le repas est sans ou avec porc. Il faut être actif.» L’enjeu que représente la fréquentation de la demi pension pour l’intégration culturelle et sociale, ainsi que pour l’adhésion des enfants et des familles au projet global de l’éducation est important.
L’un des débats les plus passionnés concernant la mise à distance culturelle de l’école et la relativisation des valeurs qu’elle porte a tourné autour du port du hijab par des jeunes filles musulmanes, depuis la première « affaire du voile » de l’automne 1989 au collège Gabriel Havez de Creil, dans l’Oise. Nourrie d’avis contradictoires du Conseil d’Etat, de prises de positions politiques multiples, la polémique a abouti à la nomination d’une commission de réflexion « sur l’application du principe de laïcité dans la République » par Jacques Chirac, alors Président de la République, au printemps 2003, dite « commission Stasi » – qui a formulé un certain nombre de recommandations.
Seule celle qui concernait la prohibition des signes religieux ostentatoires dans l’espace scolaire a eu force de loi. Nombre d’enquêtés musulmans comme Hassan, d’origine marocaine ont le sentiment qu’elle ne vise que les musulmans : « Officiellement, elle était pour tout le monde. Mais, on sait très bien qui c’est qu’elle vise. J’ai travaillé dans le milieu scolaire. Je voyais même des profs avec des croix, c’est pas pour autant qu’on leur interdisait d’entrer. » L’un des points les plus importants qui ressortent de l’enquête est que la loi est respectée ; mais il est également notable que pour un grand nombre de répondants, la loi n’a pas été comprise, surtout chez les musulmans, mais pas exclusivement, et le déficit d’explication qui a suivi les délibérations de la « commission Stasi » est patent.
Cette commission avait pourtant proposé un certain nombre de mesures destinées à réaffirmer la dimension intégratrice de la laïcité. Or, en choisissant de ne mettre en oeuvre que l’interdiction, sans suivre les autres recommandations, l’architecture d’ensemble a été déséquilibrée. C’est cela qui a
rendu difficilement acceptable la loi chez un certain nombre de personnes qui, à l’instar de Hassan, trentenaire d’origine marocaine, estiment que « la laïcité n’est qu’un mythe. (…) On ne peut pas leur en vouloir, mais quand on parle de laïcité il faut le faire avec tout le monde. Faut pas me faire le Vendredi saint à la cantine. Faut pas caler toutes les vacances scolaires et les jours fériés sur les fêtes chrétiennes, par exemple ». L’adhésion aux valeurs de la laïcité comme mode inclusif du vivre ensemble constitue un pré-requis culturel fondamental, sans lequel les conflits sociaux et les difficultés liées à l’échec scolaire, risquent de se réifier autour de clivages communautaires sur le territoire de la République.