In Observatoire des Inégalités – le 9 mai 2014 :
Accéder au site source de notre article.
L’accent mis sur l’égalité des chances et la méritocratie légitiment les inégalités scolaires. La compétition scolaire profite aux enfants des familles les plus favorisés. Entretien avec François Dubet, sociologue. Extrait de la revue Le Français aujourd’hui.
Vos derniers travaux portent sur l’évolution et la mise en perspective des différentes manières de penser les inégalités sociales ? Pouvez-vous résumer ces travaux pour nos lecteurs ?
Il existe deux grandes manières de considérer les inégalités sociales. La première, plutôt européenne, liée au mouvement ouvrier et à la tradition de la gauche, pense qu’il importe d’abord de réduire les inégalités entre les positions sociales, de resserrer l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Dans ce cadre, on considère que les inégalités sociales sont principalement des inégalités de classes opposant les exploiteurs aux exploités. La justice sociale consiste à offrir des protections sociales contre les aléas de la vie et de l’économie, elle conduit à développer l’État providence et les services publics grâce à l’impôt progressif et à la redistribution. C’est ce que l’on a longtemps appelé le progrès social.
Aujourd’hui, cette conception de l’égalité des places est mise à mal par la mondialisation qui met les états providence nationaux en concurrence. Elle est aussi affaiblie par le recul de la croissance et par l’affaiblissement de l’idée de solidarité quand les sociétés nationales deviennent plurielles et pluriculturelles. Par ailleurs cette conception de la justice a longtemps été aveugle aux inégalités imposées aux femmes et aux minorités car elle était construite sur la figure de l’homme travailleur et blanc sur laquelle était construits les droits sociaux. Mais tout au long du XXe siècle, l’égalité des places a très sensiblement réduit les inégalités sociales, même si l’État providence a surtout bénéficié aux classes moyennes.
La seconde conception de la justice sociale, plutôt américaine, considère que la justice sociale est avant tout la promotion de l’égalité des chances méritocratique : chacun doit pouvoir réussir en fonction de son mérite. Dans ce cadre, les inégalités sont moins définies en termes de revenus et d’exploitation qu’en termes de discriminations et de traitement inéquitable des minorités privées de leurs chances de réussir. Ce modèle s’impose quand le premier faiblit, quand la société est plus individualiste et quand chacun a le droit égalitaire de vouloir réussir et d’échapper ainsi à sa condition sociale. Aujourd’hui, l’égalité des chances tend à s’imposer et les discriminations sont devenues la figure cardinale des injustices. Cependant il faut noter que, même si l’égalité de chances n’est pas contestable en termes de principes de justice, ce modèle de l’équité peut accroitre les inégalités de positions dès lors que les vainqueurs et les vaincus de la méritocratie mériteraient leur sort. De plus ce modèle interroge la solidarité puisque la société n’est plus perçue comme un système fonctionnel, mais comme une compétition continue pour obtenir le succès, même quand cette compétition est équitable.
Ces travaux recoupent d’autres publications actuelles opposant deux gauches politiques. Cette transposition politique vous semble-t-elle valable ?
Bien sûr, on sent bien qu’il y a deux traditions dans la gauche : celle qui donne la priorité à la question sociale, et celle qui donne la priorité à ce qu’on appelle les questions sociétales comme les droits des minorités. Mais en réalité les deux tendances se confondent au prix d’un grand brouillage. Il me suffit de prendre un seul exemple : le monde scolaire de gauche, souvent traditionnel en termes de défense des acquis de l’État-providence, est en même temps extrêmement attaché au modèle de l’égalité des chances méritocratique, au point parfois de ne pas voir d’autre but à l’école que celui de répartir les individus dans la société en fonction de leur mérite scolaire. Et l’on est souvent très peu choqué par l’orientation négative des élèves vers l’enseignement professionnel tout en défendant les classes préparatoires et des grandes Écoles. En fait nous sommes tous très ambivalents sans voir les contradictions entre les principes de justice. Par exemple, l’égalité des places suppose de donner la priorité aux élèves les plus faibles et au premier cycle ; l’égalité des chances consiste à pousser les meilleurs élèves vers le succès ce qui implique d’autres priorités.
Cette évolution se retrouve-t-elle dans la manière de penser les inégalités scolaires et dans le poids accordé aux variables culturelles ?
Nous savons que la réussite scolaire dépend plus du niveau et des pratiques culturelles des parents que de leur niveau économique. À ce propos, il faut rappeler que le fait d’être issu de l’immigration n’est une cause d’échec que dans la mesure où il est associé à la pauvreté, au « ghetto » et aux discriminations. Nous le savons, comme nous savons que la concentration des élèves défavorisés dans les mêmes établissements accentue leur faiblesse. Depuis la création des Zones d’éducation prioritaire (ZEP), bien des politiques ont essayé de compenser ce phénomène. Mais elles ne sont jamais allées au bout de leur logique : les équipes des établissements défavorisés restent peu expérimentées et très instables ; on se s’assure pas de l’efficacité des méthodes pédagogiques et les choix des parents accentuent les inégalités entre établissements. Par ailleurs, on reste convaincus de la nécessité de démocratiser les élites, par nature très minoritaires, ce qui explique que l’on donne beaucoup plus de moyens aux lycées qu’aux écoles élémentaires, tout en ne rapprochant pas l’école élémentaire du collège : pas de formation commune des deux corps d’enseignants, défense de la monovalence des CAPES, mise en cause du Socle commun réservé aux faibles… Au bout du compte on continue à donner plus à ceux qui ont plus.
Sur le fond, l’école française semble profondément désarmée face à la « diversité culturelle » des élèves et la plupart d’entre eux pensent que l’école les discrimine et qu’elle reste une école faite pour les « Français » et pour les « Blancs » [1]. Même si cette accusation n’est pas fondée dans la mesure où les enseignants ne sont généralement pas « racistes », elle est rationnelle du point de vue des élèves et de leurs familles qui voient bien que le « tri scolaire » se fait à leurs dépens.
En fait, nous avons voulu prendre en charge un problème sans toucher aux équilibres et mécanismes fondamentaux du système. Et nous le payons par des désordres scolaires, par l’échec massif d’un grand nombre d’élèves et par une perte de confiance dans l’école.
Vous montrez que la France est un pays où le système scolaire (donc les inégalités) pèse le plus lourdement sur le destin des individus. Comment expliquez-vous cette particularité ?
Avec Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout [2], nous avons montré que, en France, l’amplitude des inégalités scolaires est supérieure à ce que supposerait l’amplitude des inégalités sociales. Et plus les inégalités scolaires sont grandes, plus elles se reproduisent entre les générations. Ce phénomène peut s’expliquer par plusieurs facteurs.
Le premier est une tradition élitiste obsédée précocement par les notes, les classements, les redoublements, les orientations irréversibles. Tradition dans laquelle le modèle pédagogique et les programmes chargés de sélectionner les élites déterminent la totalité des pratiques pédagogiques en amont des niveaux élitistes eux-mêmes. Et on voit bien comment les enseignants y restent profondément attachés par amour des disciplines enseignées dont ils craignent la baisse du niveau, mais aussi parce que leurs enfants bénéficient très largement de ce modèle.
Le second facteur tient à l’emprise des diplômes. Dès lors que nous sommes convaincus que les inégalités scolaires sont plus justes que les inégalités économiques et dès lors que nous avons confié à l’école le monopole de la définition du mérite des individus, ce qui n’est pas raisonnable, chacun est convaincu que tout son destin social se joue à l’école. Dans ce cas, chacun sachant que la valeur d’un diplôme tient à sa rareté relative et à sa sélectivité, chacun a intérêt à creuser les inégalités scolaires pour lui-même : choix des filières et des établissements, choix sélectifs précoces… Dans cette compétition, les familles favorisées bénéficient d’avantages considérables. Et il faut rappeler que si les inégalités scolaires sont défavorables à beaucoup, elles sont aussi favorables à beaucoup, ce qui explique qu’au-delà de déclarations d’intentions généreuses il soit si difficile de réformer le système scolaire dans le sens d’une plus grande justice.
Propos recueillis par Pierre Bruno. Extrait de « Penser et combattre les inégalités » in Le Français aujourd’hui, n° 183.