PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Le cofondateur de Gandi et du service d’hébergement Altern.org, pionnier français de l’Internet, délivre au JDN sa vision du Web d’aujourd’hui.

JDN. De quel Internet rêviez-vous lorsque vous l’avez découvert ? Quel regard portez-vous sur le Web d’aujourd’hui ?

Valentin Lacambre. Je ne pense pas qu’Internet ait tellement changé par rapport à celui que j’ai découvert. Les tâches de fond et les protocoles sont les mêmes, d’un point de vue technique. Seules deux différences notables ont été introduites : le peer-to-peer et les réseaux sociaux. Par contre, les usages ont beaucoup évolué. D’un Internet de  » Happy Few « , de passionnés, on est passés à un Internet grand public, beaucoup plus large, ouvert et beaucoup moins précis. Ce qui m’avait plus dans l’Internet au départ, c’était la possibilité pour les petits poissons d’avoir autant de marge de manœuvre que les gros. N’importe quelle nouvelle idée pouvait émerger. Selon moi, cette possibilité est toujours là. On disait qu’Internet serait vite saturé, comme la bande passante FM, que les petits seraient rachetés par un gros et qu’il n’y aurait plus d’espaces libres, mais ce n’est pas le cas.

Ne pensez-vous pas que le Web est pourtant complètement dominé par les géants américains ?

Le Web est dominé d’abord par son public. L’essentiel du contenu sur le net est le fait de personnes physiques, et non morales. Les réseaux sociaux, c’est le public et non les sociétés en elles-mêmes. En termes de liberté d’opinion et de communication, ce sont les personnes physiques qui font le réseau aujourd’hui. On a toujours la possibilité de raconter ce que l’on veut, de se faire plein d’amis ou bien de déplaire et d’avoir à répondre de ses propos devant la loi.

Vous ne versez donc absolument pas dans la nostalgie…

Je ne suis pas du tout dans le « c’était mieux avant ». Je suis passé à autre chose parce qu’après 20 ans dans la même branche, on a envie d’autres histoires, mais ce n’est pas un renoncement. Le réseau tient bien la route, la neutralité du Net se défend très bien malgré les velléités de certains de contrôler le réseau. Aujourd’hui, ce réseau reste relativement neutre. Chacun est libre de donner son point de vue.

N’êtes-vous pas inquiet de la décision de la FCC, aux Etats-Unis, d’autoriser les FAI à favoriser certains services en ligne ?

La neutralité du Net est l’essence même du réseau. Si les fournisseurs d’accès se mettent à choisir qui peut avoir du débit ou non, on va au-devant d’une forme de multiplication des réseaux, une zizanie qui s’installerait à l’intérieur même du réseau. L’effet à court terme serait d’empêcher toutes les idées neuves d’émerger : une bonne idée ne peut émerger que si elle a les mêmes conditions d’accès au public que les vieilles idées. Naîtrait un oligopole d’acteurs qui permettrait une plus grande autorégulation, comme dans le milieu des télécoms : l’ordre est obtenu quand on a peu d’acteurs, connus et qui forment des cartels. Et le problème, avec un abandon de la neutralité du Net, c’est que cela ne reviendrait pas à améliorer certains flux, puisqu’on ne sait pas le faire techniquement, mais à en baisser d’autres.

Qu’est-ce qui pourrait arriver de pire à Internet qui ne lui soit déjà arrivé ?

D’abord, comme je le disais, l’abandon de la neutralité du Net, qui empêcherait l’émergence de nouveautés. Un autre point important en termes de liberté d’expression est la chaîne de responsabilité. Aujourd’hui, les prestataires techniques ne sont pas responsables des contenus hébergés créés par les utilisateurs. Si cela venait à arriver, un mécanisme d’autocensure se mettrait immédiatement en place. Le discours social aurait du mal à s’exprimer. Le moindre discours en marge risquerait d’être censuré. Si un contenu est offensant, il faut s’en prendre à celui qui l’a créé et pas au diffuseur. La législation va de plus en plus vers un Etat policier au fur et à mesure que la crise économique s’aggrave. La loi antiterroriste qui vient d’être adoptée stipule que les services de police n’ont pas besoin de demander le retrait à l’éditeur du contenu avant de demander le retrait à l’hébergeur. En tant qu’ancien hébergeur ayant reçu beaucoup de demandes, je vois tout de suite l’usage qu’en fera la police, qui passera systématiquement outre l’éditeur : l’éditeur du texte est sorti de la boucle. Toutes ces lois découlent en fait d’une logique simpliste de nos politiques, qui se demandent :  » De quel droit les internautes peuvent-ils dire du mal de nous sur Internet ?  » Ils réagissent au coup par coup, pour se protéger, plutôt que d’avoir une analyse structurelle, théorique.

Finalement, aujourd’hui, doit-on se déconnecter pour rester libre ?

Non, pas du tout. Il n’y a pas de frein à la communication publique sur le Net en dehors des intérêts mercantiles. Pour ce qui est des dispositifs intrusifs en termes d’espionnage, d’écoute… Ils sont aussi pour beaucoup dissuasifs et ont une vocation de contrôle a priori des communications.

Quelle est votre position sur le droit d’auteur ? Comment l’adapter sur Internet ?

Il s’adapte très bien sur Internet. Mais il faut établir un nouveau mode de financement entre les artistes et leur public. Actuellement les intermédiaires, les ayants-droits, captent 95% de l’argent que le public donne pour les artistes. On peut faire mieux, avec un financement des artistes par le public. Par exemple, le site Flattr permet de payer a posteriori la musique qui nous a plu : un tel type de financement permettrait d’aller vers plus de qualité. J’avais aussi monté, avec des collaborateurs, un projet équivalent : la Société d’Acceptation et de Répartition des Dons, SARD. L’idée était de revenir à un système comme celui en place avant l’apparition des ayants-droits, dans les années 1950. Les artistes étaient alors financés par le mécénat. Certes, il y avait une dérive : c’était le prince qui décidait de ce qui était bien ou non. Mais le pourcentage de rétribution était de 100%. Comment retrouver avec Internet un système aussi efficient, sans ses dérives ? En remplaçant le mécène par le crowdfunding, la foule finance l’artiste. Les artistes s’aperçoivent petit à petit que, contrairement à ce qu’on leur a toujours dit, les internautes sont prêts à payer pour la musique.

De quelles figures du Web vous sentez-vous proche aujourd’hui ?

Par solidarité, parce qu’il doit en avoir marre d’être enfermé, Julian Assange. Parce que Wikileaks a fait un gros travail qui a révélé les éléments d’informations amenés par Snowden, entre autres. C’est une vraie avancée en termes de liberté d’expression d’avoir de tels lanceurs d’alerte. Depuis l’affirmation du principe de la liberté d’expression dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ce droit a vraiment pu être appliqué d’abord avec les feuilles de choux qui ont fleuri avec la démocratisation de l’imprimerie, puis avec Internet. Il n’y a plus de contrôle de l’expression publique grâce aux réseaux sociaux. Chacun peut s’exprimer alors que c’était avant un chemin de croix incroyable.

Possédez-vous toujours la marque ‘Internet »? Et avez-vous déjà calculé combien cela pourrait vous rapporter si vous la faisiez jouer ?

J’ai eu la marque « Internet » pour 20 ans à compter d’avril 1994, et comme je ne l’ai pas renouvelée, Internet vient officiellement de retomber dans le domaine public. Je l’ai fait jouer à quelques reprises pour contrer des entreprises qui prétendaient empêcher les autres de s’appeler « Internet ». La valeur est surtout sentimentale.

Quel est votre réseau social favori ?

Twitter, essentiellement. J’aime son aspect « caisse de résonance » : les informations se propagent à une vitesse stratosphérique. C’est un porte-voix.

Votre service Web favori ?

Popcorn Time. Il donne un accès inépuisable à la culture. Tant que l’offre légale est absente, je l’utilise.

Vos données personnelles sont-elles dans le cloud ?

Non, car je n’en ai pas spécialement d’usage. J’écris sur un blog, et je garde mes fichiers sur mon ordinateur personnel.

Que pensez-vous de Facebook ?

Je n’y écris rien et je préfère partager ce que j’ai à dire sur mon blog, parce que cela appartient à tout le monde et que ça me gêne que ça appartienne à Facebook. J’ai un compte mais je m’en sers uniquement pour relayer mes articles, sans rien y développer.

Etes-vous plutôt Apple ou Google ?

Cela revient un peu à demander « De quelle façon préférez-vous être mangé ? ». Je n’ai pas d’autre moteur de recherche que Google, donc c’est lui qui me dit quels sont les sites Web qui correspondent à ce que je recherche. Que je n’aie que lui pour me répondre, ce n’est pas ragoûtant. J’ai longtemps été Apple mais je me suis dit que j’arrêterais quand on me dirait quelles applis je peux télécharger ou non… Donc j’ai toujours un Mac, mais plus d’iPhone.

Suite à une décision de la Cour de justice de l’Union européenne, Google se retrouve responsable des pages qu’il indexe et doit, au nom du droit à l’oubli, juger des résultats à déréférencer. Qu’en pensez-vous ?

C’est un pied dans la porte vers une censure préalable. Le concept de droit à l’oubli est bon, mais il suppose un dispositif énorme, par exemple pour retirer de manière systématique certains contenus déjà retirés une fois d’une page Web. C’est un droit plébiscité par des lobbys non pas pour le droit à l’oubli lui-même, mais comme moyen d’éviter d’être diffamé sur le Net, pour faire taire les rumeurs voire les condamnations. Dans la théorie, le droit est positif pour une personne privée, mais très dangereux quand il concerne les personnes publiques. Le fait que Google doive juger de la désindexation de liens tend à faire peser la responsabilité sur les prestataires techniques en les rendant juges. C’est très infantilisant. C’est un privé qui dit ce qu’on peut dire ou non au lieu de la police ou un juge, alors que le seul intérêt des privés est le chiffre d’affaires ou la part de marché. Pour eux, la liberté d’expression est accessoire.

Vous avez créé 3615 Internet et vendu Gandi, avez-vous encore besoin de travailler pour vivre ?

Pour vivre au sens de « faire des choses avec ma vie », oui, sinon, on s’emmerde ! Mais oui, je pourrais partir dans un pays chaud pour ne rien faire si je le voulais. Quand on a été dans un maelstrom comme les débuts d’Internet, quand on a découvert les ordinateurs tout petit et qu’on a pu surfer sur sa passion avant qu’elle ne devienne la passion de la terre entière… Ne rien faire après ça, c’est compliqué. Je suis en train de chercher quelle sera la prochaine révolution : quand on en a vécu une, on en veut une autre ! Je veux me positionner sur le prochain champ de rupture sociale.

Quels sont vos projets aujourd’hui ?

Je m’occupe de semences libres de droit avec une société baptisée Bongraine. Je me pose la question du droit des gènes : à qui appartiennent les structures de base du vivant ? Les agriculteurs sont obligés d’acheter des graines aux semenciers chaque année et ne peuvent pas les adapter à leur territoire. C’est pour ça que produire en agriculture biologique est si difficile. Il y a encore peu d’offres en termes de semences librement reproductibles, que l’on peut semer plusieurs fois, car aujourd’hui le catalogue de semences légales n’accepte pas celles qui sont libres de droit. Je suis engagé dans le lobbying pour changer la législation au niveau européen, pour pouvoir enfin vendre ce type de semences aux agriculteurs. C’est une évolution nécessaire, inévitable.

Valentin Lacambre est le cofondateur de Gandi (Gestion et attribution des noms de domaine sur Internet), dont il a revendu les parts en 2005 avec les trois autres cofondateurs pour 13,35 millions d’euros. Il a aussi créé le service minitel « 3615 INTERNET » et le site d’hébergement de sites Web Altern.org. Valentin Lacambre a plus récemment fondé Bongraine.info, entreprise produisant et distribuant des semences adaptées à l’agriculture biologique.

Lire la suite : http://www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/valentin-lacambre-valentin-lacambre.shtml?een=060e77a97b81e1c3861b9c3d78c517cf&utm_source=greenarrow&utm_medium=mail&utm_campaign=ml53_larevolutiondud

Print Friendly