In Apprendre à l’air libre – le 26 août 2013 :
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Aujourd’hui, l’école est cassée et tout le monde le sait. Il reste des filières d’élite, des lycéens modèles pour qui l’ascenseur social de la République joue à plein mais pour une immense majorité d’élèves et d’enseignant, l’école est une souffrance ponctuelle sinon permanente. Les réformes se succèdent, s’empilent, sans jamais rien résoudre, de la fatigue des élèves, de l’épuisement des enseignants, de la panique des parents pour qui le diplôme n’est plus un sésame mais un préalable, du découragement général.
L’instruction en famille nous donne une chance d’aborder autrement l’instruction, dans la joie de la découverte et la ferveur de la connaissance. Le préalable à cette rupture est une désécholisation (deschooling en anglais) bien plus ardue qu’il n’y semble au premier abord.
Alors qu’elle était le fait, jusqu’à un passé assez récent, tout à la fois de maîtres d’apprentissage, de précepteur et de professeurs, avec la création des écoles publiques pour tous en 1881 par Jules Ferry, l’instruction a basculé dans le giron de l’école. Ne condamnons personne ; un phénomène identique s’est produit dans l’ensemble des pays occidentaux. Aujourd’hui encore, on lutte pour envoyer à l’école des enfants dans beaucoup de pays du monde. L’école n’est donc clairement pas un ennemi, qu’on se le tienne pour dit.
Cependant, cette fusion entre l’instruction et l’école a des effets pervers et notamment l’instauration d’une sorte de pensée unique sur ce qui doit être appris, ce qui doit être su.
Parce que la plupart d’entre nous a l’habitude d’associer école et instruction, nous nous sentons totalement désemparés sans l’école pour établir l’infrastructure des apprentissages. Beaucoup de parents qui instruisent en famille, d’ailleurs, reproduisent l’école, mais à la maison, avec leçons, fiches à remplir, tables de multiplication à réciter, parfois devoirs à retourner et même notes et carnet scolaire. Cette structure nous rassure parce que l’école nous a persuadés qu’elle était la voie unique vers le chemin de l’apprentissage. Comment faire sans des programmes pour nous indiquer quoi apprendre, des manuels pour nous indiquer comment l’apprendre ou l’enseigner, des exercices pour asseoir les apprentissages, des enseignants pour les corriger, et des ressources physiques comme les bibliothèques et les équipements sportifs ? Il y a beaucoup de parents de non-sco qui éprouvent le besoin de donner la « classe » de leur enfant, pour ne pas perdre le précieux cordon ombilical qui les relie au système.
Mais, en réalité, se pose une question essentielle : avons-nous besoin de l’école pour apprendre ?
Non, bien sûr : personne n’est allé à l’école pour apprendre à marcher ou à parler ; personne n’est allé à l’école pour savoir comment s’occuper de ses enfants. Faites le compte de ce que vous avez appris sans l’école et qui vous est utile ou agréable dans votre vie de tous les jours : se servir d’une perceuse, coudre, cuisiner, utiliser un ordinateur, surfer sur internet… Je parle d’expérience. J’ai fait de longues études qui se sont soldées par un doctorat de droit international. Ce diplôme m’a plongée dans une grande perplexité puisque, à part enseigner et faire de la recherche, les études qui l’ont précédé ne m’ont appris à rien faire. Je ne pouvais pas être policier ou juge ou avocat sans retourner à l’école, j’étais qualifiée mais trop peu expérimentée pour les organisations internationales. J’ai investi de longues années et beaucoup de travail pour obtenir des diplômes qui ne m’ont jamais aidée à trouver le moindre emploi – mais je me trouvais dans une ambiance propice aux études longues et j’avais la sensation de ne pas être rassasiée d’apprendre. Chaque année, de nouveaux pans du droit s’ouvraient à moi, jusqu’à ce que je sois capable d’écrire mes propres articles scientifiques, publiés et affichés dans la bibliographie d’autres articles, par d’autres chercheurs. Jamais je n’ai remis en cause l’idée préconçue (et fausse) que j’avais besoin de l’école pour apprendre.
Aujourd’hui, je pratique la comptabilité, que j’ai apprise par moi-même, l’ingénierie financière, que j’ai apprise par moi-même, le community management, appris par moi-même, la couture, que j’ai appris avec ma maman, la broderie, l’aquarelle, la cuisine, que j’ai appris par moi-même. Il m’arrive d’être formatrice en management (appris par moi-même) et en développement personnel (appris par moi-même), de réaliser des audits d’hôtel ou de restaurants – appris par moi-même…
Une fois ceci posé, difficile de me dire que l’école est indispensable pour apprendre.
La décision de déscolariser est une décision importante que personne, je pense, ne prend à la légère. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est que le début de la réflexion. Une fois que l’on a commencé à penser hors du cadre, difficile de continuer.
Instruire ou favoriser la connaissance et les apprentissages ?
L’école a ancré profondément en nous l’idée que nous, les adultes, savons et que eux, les enfants, doivent apprendre. C’est la raison pour laquelle des diplômes d’enseignement sont parfois demandés pour pratiquer l’instruction en famille. C’est la raison pour laquelle, la plupart des parents de non-scos se sont vu opposer la remarque : « mais es-tu suffisamment qualifiée ? ». Mon petit frère s’est inquiété : « comment vas-tu réussir à enseigner trois niveaux différents ? ». Une qualification est indispensable, bien entendu, si on envisage l’instruction comme le transvasement de connaissances du cerveau d’un parent au cerveau d’un enfant, que l’on entend remplir des notions essentielles que l’on apprend à l’école. Bref, si vous voulez être la maitresse à la maison, il est préférable d’anticiper pour acquérir les notions que vous allez instruire.
Mais… et si… ?
Et si l’instruction pouvait être autre chose que le rapport d’un adulte qui sait et d’un enfant qui apprend ? Et si on confondait instruction et apprentissage ? L’instruction, en somme, ce n’est que l’objectif, pas le chemin ; alors que l’apprentissage est le chemin vers l’instruction. L’instruction sera simplement la résultante des apprentissages. La quantité et la qualité des apprentissages déterminera le niveau d’instruction. C’est donc sur les apprentissages que nous devons nous contrer.
C’était comme ouvrir la boîte de Pandore : dès lors, se sont déchaînées dans mon esprit des questions, toutes plus subversives les unes que les autres : peut-on résumer l’expérience d’apprendre à la transmission d’un savoir d’un adulte qui sait à un enfant qui écoute ? Toute mon expérience me criait que non. Non, bien sûr, apprendre est un chemin, un processus que l’on peut réaliser sans l’aide des autres ou, du moins, en n’allant chercher que ponctuellement l’aide dont on ressent le besoin.
Est-ce que mes enfants ont besoin de nous pour apprendre ? Si je suis mon raisonnement, mon expérience, la réponse est évidemment non. Les enfants sont capables d’apprendre par eux-mêmes et me l’ont déjà prouvé : ils ont appris à sourire, à parler ma langue, à marcher, à courir, à devenir propre sans que je leur enseigne. Ils ont également acquis je ne sais où ni comment des connaissances en astronomie dont l’étendue a épaté l’intervenant de notre nuit des étoiles. Je connais une Jeanne que ses visites sur des sites médiévaux, ses discussions, ses lectures ont conduit à savoir répondre, dans une assemblée d’adultes qui séchaient à la question : quand s’est terminé le Moyen-Age ? Elle a répondu : avec l’invention des armes à feu individuelles. Les bribes de connaissances, éparses, qu’elle a acquises, ont naturellement été agrégées par son cerveau…
Une fois réglée la question de la capacité à apprendre seul de mes enfants, se pose la question de la motivation de mes enfants à apprendre seuls. Retour brutal sur Terre, mon petit nuage rose s’est dissipé. Contre toute attente, mes enfants n’ont aucune motivation à commenter Le roman de Renart ou à apprendre ce qu’une proposition subordonnée relative est ou à résoudre des lignes et des lignes d’équations.
La réponse de la plupart des personnes de mon entourage à cette question a été super facile : structure, structure, structure.
Qu’entendait-on par structure ? Des horaires, des matières, un programme. On l’a fait pendant quelques mois. Les enfants se mettaient au travail de plutôt bon cœur et m’ont rempli les fiches qui ont fait le bonheur de l’inspectrice. Et puis, en aidant ma deuz sur un article de son blog, je me suis aperçue qu’elle se trompait systématiquement entre le « a » de avoir et le « à » avec accent. Alors qu’elle avait lu et compris la règle et rempli la fiche entière la veille.
A bien les regarder, je me suis aperçue qu’ils expédiaient leur travail pour en être débarrassés et passer à autre chose. Motivation : zéro. Utilité : zéro. Temps perdu : 100%.
Ce n’est pas pour ça qu’ils sont sortis de l’école. Ce n’est pas pour qu’ils traitent les apprentissages comme une cuiller d’huile de foie de morue.
La machine à questions est repartie : est-ce que mes enfants ont réellement besoin des structures mises en place par l’école pour répondre aux besoins d’une instruction de masse ? A quoi sert le découpage en matière sinon au contrôle et à la maîtrise par les adultes de l’instruction dispensée aux enfants ? Est-ce que tout cela ne se résume pas, en fait, à une volonté de contrôle des adultes sur les enfants ? Savoir ce qu’ils font, comment, vérifier, s’assurer, exiger, ordonner…
En allant plus loin : quel est le sens de ces enseignements ? A quoi cela sert-il d’apprendre jusqu’à l’abrutissement pour tout oublier le temps d’un clignement de paupière ?
Je me demande si tout cela n’est pas juste un système autoalimenté qui n’a pas (plus) pour but le savoir, la connaissance, l’élargissement des frontières de la compréhension du monde. Si le système n’est plus qu’une autojustification de lui-même, un serpent qui se mord la queue.
Les écoliers apprennent des notions qui ne leur seront JAMAIS utiles d’aucune manière dans leur vie d’adulte (par exemple, la proposition subordonnée relative ou l’imparfait du subjonctif ou la date du baptême de Clovis – 496). Ils apprennent ça pour… le brevet des collèges. Qui ne sert à rien. Ils apprennent pour le bac – qui, soyons objectif, n’est d’aucune utilité dans la vie quotidienne, professionnelle ou personnelle, et sert simplement de clé d’entrée à l’université:/. Les connaissances accumulées au prix de beaucoup d’efforts s’envolent, quant à elle, au fur et à mesure du temps. Est-ce ce gaspillage que je souhaite imposer à mes enfants ?
Les diplômes, comme les contrôles ou « devoirs sur table », sont des systèmes de feed-back des connaissances acquises et viennent certifier un certain niveau d’instruction qu’ils imposent eux-mêmes. Ils peuvent jouer le rôle de motivation externe – beaucoup d’écoliers travaillent pour leur contrôle ou pour leur diplôme.
Mais en vrai ? Prenez une matière que vous n’aimiez pas au lycée et qui vous a causé des souffrances parce que c’était une matière obligatoire. Qu’en retirez-vous ? De quoi vous souvenez-vous ?
Lorsque je regarde la façon dont mes enfants ont appris à l’école et pendant nos expériences académiques de remplissage de fiches, lorsque je reviens sur ma propre expérience, je comprends à la fois que le unschooling a un sens et qu’il n’a rien à voir avec l’espèce de laxisme soixante-huitard que ses détracteurs décrivent.
A quoi bon apprendre des choses pour lesquelles on n’a aucun intérêt ? A quoi bon gaspiller son temps à apprendre des choses qui ne servent pas et qu’on n’aime pas alors qu’il y a tellement de connaissances à acquérir dans des domaines qui nous passionnent ? Alors qu’il a été démontré qu’un apprentissage enthousiaste est un gage de souvenir… Mon rôle, en tant que parent, sera certainement d’essayer de susciter cet intérêt par des visites de musées, de parcs, des rencontres avec des professionnels, par exemple, mais imposer des apprentissages ? Sans moi.
A ce point de ma réflexion, je rencontre ma presque voisine (11 km, quand on est non-sco, c’est juste la porte à côté) qui unschoole depuis 14 ans, qui a une grande fille de 30 ans qui, elle, a suivi un parcours académique et est aujourd’hui avocate à Londres. Et que dit cette grande fille à sa mère ? Qu’elle aurait préféré faire comme son petit frère et sa jeune sœur, parce que, eux, savent ce qu’ils veulent.
Ma voisine passe beaucoup de temps à traquer la petite lueur d’intérêt qui s’allume tout d’un coup dans les yeux de ses enfants. Elle passe beaucoup de temps à rassembler les outils que leurs enfants utiliseront pour apprendre ce qu’ils souhaitent apprendre : visites, rencontres, livres, documentaires, TED lessons. Les enfants maitrisent leurs apprentissages. Ils savent comment en savoir plus sur le domaine qui les passionne. Ils essayent, tâtonnent, reviennent, approfondissent et arrivent parfois loin de leur point de départ.
La confusion de la connaissance et des outils de la connaissance
A l’issue de ma réflexion, cette expérience prend tout son sens. Je crois que peu à peu, l’école a confondu les outils et la connaissance pour donner aux uns un statut supérieur, et donc leur acquisition devient une fin en soi. Bien sûr, c’est important de savoir ce qu’est un verbe et un sujet, mais POUR QUOI est-ce que c’est important ? Cette connaissance-là, elle est utile pour écrire et lire, pour comprendre, pour se faire comprendre. En soi, ça ne sert à rien. C’est juste un outil.
La maitrise de cet outil, très visiblement à en croire notre expérience, ne vient pas si on la situe hors contexte. Remplir les fiches, ânonner les règles, réciter ses tables de multiplications ou les déclinaisons en conjugaison n’a aucun sens. C’est juste une perte de temps. Leur acquisition est bien plus rapide lorsqu’on les replace dans leur contexte et qu’ils retrouvent leur pleine fonction d’outils.
Bien sûr, c’est déroutant. L’école nous a bien formatés à penser en matières avec chacun un programme décliné selon les âges et la maturité, réelle ou supposée, d’une classe d’âge : cette année, on « fait » le présent de l’indicatif et l’imparfait, on apprend les additions de centaines avec retenues et les soustractions sans retenues. Cette approche est probablement utile dans le cadre d’une instruction de masse. La non sco nous offre une possibilité magique de redonner aux notions-outils leur place d’outils et de retrouver le chemin de la connaissance – qui n’a certainement rien à voir avec la maitrise de l’imparfait du subjonctif ou de la table de 9.