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"Apprendre, comprendre, s’approprier des savoirs, n’est-ce pas un des enjeux du troisième millénaire. Des individus plus cultivés, plus épanouis, plus ouverts n’est-ce pas un atout déterminant dans la lutte économique et technologique ou face aux périls écologiques ? Sortir des habitudes, rechercher et maîtriser des savoirs nouveaux, développer des compétences plus fondamentales, n’est-ce pas un “plus” pour gérer plus harmonieusement son corps ou ses relations aux autres, à la société ?
Pourtant plusieurs enquêtes réalisées par notre Laboratoire (LDES) montrent avec une régularité certaine que le savoir “passe mal”. Les évaluations entreprises mettent en évidence que les connaissances sont peu intégrées, même parfois chez les … professionnels. Surtout, elles paraissent rarement utiles aux yeux des apprenants qui s’efforcent sans peine de les oublier, du fait qu’elles s’avèrent peu mobilisables dans la pratique de la vie quotidienne.
Et cela au moment où la société se “scientifise” fortement. Regardons autour de nous l’influence que prennent les sciences et les technologies : informatique, télécommunications, énergies nouvelles, vidéodisques, supraconductivité, laser, nouveaux médicaments, produits lyophilisés, procréation artificielle, génie génétique, etc..
Le risque devient alors grand que les jeunes, par leur manque de maîtrise de la culture scientifique, se trouvent de plus en plus décalés, dépossédés des choix tant au niveau personnel (santé, consommation) que socio-économique (énergie, environnement par exemple).
Et cela d’autant plus que la télévision ou les autres nouvelles technologies, à quelques exceptions près, désinforment en fournissant de trop grandes quantités d’informations très souvent anecdotiques ou non situées par manque de repères ou d’outils d’interprétation.Conception, conceptions… !
Depuis une vingtaine d’années, un nouveau champ d’investigation appelé “recherches didactiques”, encore inconnu du grand public, a mis à plat ces problèmes. Parallèlement, il a cherché des solutions autres. De nouveaux modèles pour “mieux” apprendre ont aussi été élaborés. Ils font penser les méthodes d’enseignement ou de communication très différemment.
Nous aimerions vous faire partager ici l’une de ces nouvelles directions de recherche. Elle est connue sous le vocable de “modèle d’apprentissage allostérique”. Peu importe ce mot un peu abscons. Ce modèle devient très prometteur en matière d’éducation.
Bien que mises à jour en Europe, par notre équipe, ces nouvelles idées pour l’enseignement ou la médiation y sont encore peu connues, encore moins appliquées, contrairement à d’autres pays d’Amérique du Nord. Mais d’abord sur quoi reposent-elles ? Nos recherches ont établi qu’avant tout apprentissage, les apprenants possèdent des idées sur les thèmes étudiés, que ce soit en situation formelle : l’école ou en situation informelle : télévision, journaux ou musées.
Ces “conceptions”, comme nous les appelons, ont une certaine stabilité et l’appropriation d’une connaissance, l’acquisition d’une démarche de pensée, en dépendent complètement. Si l’on n’en tient pas compte, ces conceptions se maintiennent et le savoir proposé glisse généralement à la surface des apprenants sans même les concerner ou même les en imprégner.
La connaissance de ces idées, de ces façons de raisonner est fondamentale. Elle permet au médiateur d’adapter son intervention, ou du moins de proposer une pratique éducative ou culturelle beaucoup plus optimale.
Enseigner n’est pas apprendre
Ainsi il apparaît que l’apprentissage est rarement le produit d’une simple transmission. C’est surtout le résultat d’un processus de transformation…, de transformation des questions, des idées initiales, des façons de raisonner habituelles.
C’est l’apprenant qui comprend, apprend et … personne peut le faire à sa place. Cependant le médiateur peut lui faciliter grandement la tâche. Mais pour cela, des conditions draconiennes doivent être respectées. Le médiateur ne peut faire “faire qu’avec” les conceptions de l’apprenant en permettant leur expression puis leur évolution.
Le plus souvent il doit aussi “faire contre” en tentant après avoir fait émerger les conceptions initiales de convaincre les individus qu’ils se trompent totalement ou que leur savoir n’est plus suffisamment opératoire.
En fait, nos recherches montrent qu’il faut aller plus loin pour toutes sortes de raisons. Ces pratiques intéressantes conservent de grandes limites. Le modèle d’apprentissage allostérique indique résolument qu’il faut nécessairement “faire avec” les idées, les façons de raisonner des apprenants pour en définitive “aller contre”. Car tout savoir est loin des évidences premières. Ce qui n’est pas forcément contradictoire ! Expliquons-nous.
Certains pédagogues -dont nous étions- ont préconisé, en classe par exemple, de faire émerger les conceptions, puis de les faire opposer entre élèves dans un travail de groupe.
A l’usage, il s’avère que c’est une excellente méthode pour démarrer toute formation. Elle favorise la motivation et le questionnement. Elle permet aux apprenants de prendre du recul et d’expliciter ce qu’ils pensent.
Par ce travail sur les conceptions, les points de vue peuvent s’enrichir. L’opposition entre apprenants peut être complétée par des travaux sur la réalité par le biais de petites expériences ou d’enquêtes qui, quand cela s’y prête, renforcent l’envie de chercher, le plaisir d’apprendre.
Avec des élèves plus grands, on peut favoriser la confrontation avec des documents écrits ou audiovisuels, ou tout simplement avec des propositions du maître.
Progressivement par une série d’investigations et de structurations, un savoir plus construit se met en place. Toutefois, cette approche montre rapidement ses limites. Elle ne permet pas un dépassement conséquent ; en particulier quand l’apprenant se trouve en face d’obstacles très spécifiques liés aux façon de penser.
Tout s’explique par le fait que cette pédagogie présuppose, d’une part une continuité entre le savoir familier et les concepts, d’autre part que l’on peut passer de l’un à l’autre sans rupture ni coupure. Or considérer les conceptions seulement comme une étape vers les concepts ou affirmer “qu’apprendre c’est enrichir des conceptions”, dénote une incompréhension qu’il serait dangereux de propager.
Pour dépasser cette difficulté, d’autres pédagogues ont préconisé d’éliminer immédiatement les erreurs des apprenants. Mais peut-on facilement évacuer une conception initiale ?
Une solution vient immédiatement à l’esprit. On tente de la “détruire” en fournissant la bonne réponse ou en démontant le raisonnement erroné. Logique, semble-t-il ! Par exemple, le médiateur, après avoir repéré l’obstacle, essaie de le corriger en insistant particulièrement sur les difficultés mises à jour.
Après de multiples essais suivis de tests d’évaluation, nous nous sommes aperçus que, malheureusement, c’était un leurre. Une erreur correspond toujours à une façon de penser fortement enracinée et une explication, aussi claire soit-elle, règle rarement le problème. L’apprenant élude le plus souvent les indications du médiateur. Au mieux, il en intègre quelques bribes tout en maintenant le “noyau dur”.
Pas une seule méthode
L’enseignement, la médiation de savoirs en général, n’est donc pas quelque chose de simple et d’évident. Et c’est un leurre de croire qu’il existerait une méthode valable pour tous les apprenants et tous les moments. C’est là que le modèle d’apprentissage allostérique prend tout son intérêt.
Il montre que toute appropriation de savoir procède d’une activité d’élaboration d’un apprenant qui confronte les informations nouvelles et ses connaissances mobilisées, et qui produit de nouvelles significations plus aptes à répondre aux interrogations qu’il se pose.
On ne peut éviter de s’appuyer sur les conceptions en place. C’est le seul outil dont dispose l’apprenant pour décoder la situation et les messages.
Dans le même temps, il lui faut les dépasser. Or ce processus n’est pas immédiat pour toutes sortes de raisons. Certaines sont simples à gérer, il peut lui manquer une information nécessaire. D’autres plus délicates, l’information lui est accessible, mais la question qui le préoccupe est autre.
L’apprenant peut aussi être incapable d’y accéder pour des questions de méthodologie, d’opérations, de référentiels, etc. Il ne sait pas se documenter, il ne sait pas raisonner avec plusieurs facteurs, il ne possède pas d’autres idées complémentaires. Le plus souvent, il lui manque les éléments propres à la gestion effective de la compréhension.
Dans le cas d’un apprentissage fondamental, on constate même que le savoir à acquérir ne s’inscrit pas directement dans la ligne des connaissances antérieures. Ces dernières représentent le plus souvent un obstacle à son intégration.
Une transformation radicale du réseau conceptuel est alors indispensable. Le savoir s’élabore toujours à partir d’un remaniement profond. Il faut aller au-delà des évidences premières.
Pour cela, l’apprenant doit d’abord se trouver en condition de dépasser l’édifice constitué par les savoirs familiers. Question de motivation, aspect fondamental mais jamais immédiat.
Deuxièmement, la conception initiale ne se transforme que si l’apprenant se trouve confronté à un ensemble d’éléments convergents et redondants qui rendent cette dernière difficile à gérer.
Troisièmement, l’apprenant ne peut élaborer un nouveau réseau conceptuel qu’en reliant différemment les informations engrangées. Il doit notamment s’appuyer sur des modèles organisateurs qui aident à organiser les informations autrement.
Un environnement didactique
Entre l’apprenant et l’objet de la connaissance, un système complexe d’interrelations doit donc s’installer. Celui-ci n’est pas spontané. Car la probabilité pour qu’un apprenant puisse “découvrir” seul, l’ensemble des éléments pouvant transformer les questionnements, les formulations, les mises en relation multiples et les reformulations est pratiquement nulle dans un temps limité, s’il n’est pas mis dans des situations adaptées (questionnement, confrontations multiples), s’il ne trouve pas à sa disposition un certain nombre d’éléments significatifs (documentations, expérimentations, argumen-tations) et s’il ne rencontre pas un certain nombre de formalismes restreints (symbolismes, graphes, schémas ou modèles) pouvant être intégrés dans sa démarche.
On peut ajouter qu’un autre niveau de savoir ne se substitue à l’ancien que si l’apprenant y trouve un intérêt et apprend à le faire fonctionner. A ce niveau également, il doit donc pouvoir se trouver confronté à un certain nombre de situations adaptées, d’informations sélectionnées.
L’école, les institutions de médiations ne peuvent plus se permettre d’être celles d’hier. Il faut, dès maintenant, qu’elles cessent de se polariser sur l’apport frontal d’informations. Il importe qu’elles s’adaptent.
Plus que jamais les médiateurs sont indispensables. Les nouvelles technologies seront toujours une aide didactique trop fruste pour résoudre tous les problèmes à elles seules. Mais la fonction du “maître” pour être efficace doit être envisagée autrement.
C’est l’apprenant qui apprend et lui seul peut le faire, disons-nous. Le maître, par contre, doit proposer un ensemble d’éléments, l’environnement didactique décrits ci-dessus, pour favoriser cet apprentissage . Il leur faut fournir les repères, les ressources et les outils dont les apprenants ont besoin pour organiser les informations et produire du sens.
Le médiateur n’est donc plus un tube stérile à travers lequel passe le savoir comme l’écrivait Carl Rogers. Son emploi est second, mais bien plus important : il est l’organisateur des conditions de l’apprentissage. "
Pour en savoir plus sur les conceptions et l’environnement didactique :
G. DE VECCHI et A. GIORDAN, L’enseignement scientifique, comment faire pour que "ça marche" ? Z’Editions, 1989.
Pour mieux connaître le modèle d’apprentissage allostérique :
A. GIORDAN et G. DE VECCHI, Les origines du savoir, Delachaux, 1987.
Vous pouvez par ailleurs obtenir gratuitement des informations sur les travaux en cours dans notre laboratoire en écrivant au LDES, Professeur André Giordan, Uni 2, 24 Rue du Général Dufour, CH 1211 Genève 4.
Des séminaires sur l’apprentissage en général ou en sciences sont organisés au LDES.