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"Que l’altérité soit mise à mal parce que la différence et le manque sont récusés engendre une recrudescence de la demande sociale au nom de l’idéal. Alors que l’individualisme s’impose toujours plus, la demande sociale devient porteuse d’un appel à plus de réparation de l’Autre, à plus de collectif qui se rassemblerait sur des signifiants porteurs de valeurs universelles concernant les droits de l’homme, la démocratie et la science. C’est pourquoi elle prend par certains aspects un caractère impératif, en écho à cet idéal collectif, lequel fait abstraction en retour de ce qui anime les sujets, c’est-à-dire leur désir. La demande sociale contribue ainsi à un certain sacrifice de la dimension du désir singulier, et ce d’autant plus qu’il s’agirait du prix à payer pour le maintien coûte que coûte ou le rétablissement de cette altérité mise à mal. Il en va ainsi à propos de la réussite éducative. La dimension subjective, le désir de « l’éduqué », les difficultés du transfert, le caractère sensible pour un adolescent d’avoir à se confier ne sont pas suffisamment pris en compte, justement au nom de cet idéal de réussite éducative.
20 Que l’éducation soit stigmatisée dans l’optique d’une réussite toute témoigne d’une certaine surdité au symptôme individuel et de cette illusion qu’avec la réussite, ces sujets ne pâtiraient plus de leur division subjective. Cela témoigne autant de la défection de l’autorité symbolique. J’entends par autorité symbolique celle qui s’appuie sur la fonction paternelle, celle qui détermine le fait que la figure parentale, l’enseignant, l’éducateur, la personne en place de transmission d’un discours et d’une parole s’autorise à transmettre à partir d’une place, sans que cette place soit contestée ou contestable en tant que telle, ce qui implique un arbitraire qui en impose sans la nécessité de la force, de l’exercice d’un pouvoir, quand bien même il y a une volonté politique sous-jacente. Cette autorité est d’ailleurs le meilleur stigmate de l’altérité.
21 En somme, au-delà du vœu louable humainement et socialement d’aider des jeunes en grande difficulté à s’en sortir et à ne pas sombrer, la notion de réussite éducative présente un caractère flou. Elle incite plutôt à différencier les places et fonctions des intervenants auprès des jeunes et semble minimiser la complexité des cas et des situations. Si nous prenons le cas paradigmatique d’un adolescent en échec scolaire, en procès avec sa famille et les adultes en général, vivant dans une cité où règne la misère sociale, peu enclin à croire à sa parole et à celle des adultes qui lui sont proches, plutôt « largué » dans la vie faute de repères stables, sans demande apparente ni formulable, comment l’inscrire dans un projet de réussite éducative ? Dans l’esprit d’un projet éducatif ? Et de quel type ? Faut-il trouver des activités sportives, culturelles ? Y a-t-il à envisager une prise en charge pédagogique renforcée à l’école ? En dehors ? Relève-t-il d’un suivi psychiatrique ? psychothérapique ?
22 Voilà pourquoi il est capital que des professionnels de différentes disciplines puissent se concerter, quand c’est utile, au cas par cas, mais il ne faut pas faire comme si les divers champs d’intervention étaient homogènes au titre de la réussite éducative. Rien ne sera possible sans qu’une relation transférentielle s’établisse avec un intervenant dans le cadre de référence de ce dernier. Et c’est encore plus flagrant avec un enfant ou un adolescent sans demande explicite, sans compter la façon dont ses parents seront impliqués.
23 Ce que Freud et Lacan nous ont transmis, c’est la dimension de l’impossible. Freud y fait référence avec le « refoulement primaire » ou encore le « roc de la castration ». Lacan en a fait son symptôme, il l’a nommé le Réel, ce qui se dérobe, interpelle, immerge chacun d’entre nous, nous soumet et nous condamne à ne pas trouver les mots pour le dire tout en essayant, mais en vain, de l’appréhender. À chaque analyste de s’en débrouiller pour essayer, dans les institutions, avec les autres professionnels comme avec les patients, de rendre ce Réel plus audible, tout en s’appuyant sur le fait qu’il y a de l’impossible et que c’est de cet impossible que pourrait s’envisager ce qui est possible et praticable."