In Eduveille – le 14 Février 2014 :
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Conseil de l’innovation et de la réussite scolaire, Conseil supérieur des programmes, Conseil national d’évaluation du système scolaire : le Ministre a installé les principaux conseils issus de la loi d’orientation. Principale animatrice de la concertation pour la “refondation” de l’école et première présidente du Conseil national d’évaluation, Nathalie Mons a souligné dans plusieurs interventions la nécessité de mieux articuler les dimensions scientifiques et pratiques dans l’éducation. Ont été évidemment évoqués la réalisation et la diffusion de synthèses accessibles sur les grands sujets de l’éducation, l’organisation de rencontres et de confrontations entre chercheurs et praticiens…
Ce n’est pas la première fois que des dispositifs de ce style sont expérimentés en France. Moult institutions, à l’image du Haut Conseil de l’Éducation et du Haut conseil de l’évaluation de l’école, ont déjà été chargées d’apporter leurs concours dans ce domaine critique mais n’ont pas survécu longtemps. La zone frontière où se croisent recherches, politiques et pratiques s’est souvent transformée en triangle des Bermudes pour ceux qui s’y sont aventurés ! On peut néanmoins espérer que le dispositif global envisagé par le ministre survive aux aléas de la carrière ministérielle de celui qui l’a imaginé.
Au delà de ces nécessaires cathédrales institutionnelles, le rapprochement entre recherches et pratiques éducatives a aussi besoin de lieux plus diffus où s’organise la circulation des idées entre les différents univers, à une échelle si possible systémique et collective, comme nous l’avons esquissé dans notre dernier dossier (“Entre laboratoire et terrain : comment la recherche fait ses preuves en éducation“).
Benjamin Levin a organisé tout un courant de recherches et plusieurs dispositifs autour de cette idée de “mobilisation des connaissances” à l’université de Toronto (dont on peut consulter par exemple la terminologie en anglais) et a récemment publié une large synthèse de ses idées, qu’il présente ici en vidéo : http://vimeo.com/56377921.
Qui sont les brokers ?
On remarquera que les anglophones utilisent volontiers les termes de brokering et de brokers pour qualifier le processus et les personnes concernés par la circulation des savoirs entre la recherche et l’action (politique ou pratique).
Nous ne disposons pas de termes aussi simples en français. Si la traduction littérale est celle de courtage et de courtier, elle contient bien l’idée d’intermédiaire mais renvoie plutôt à l’univers financier. La notion de “transfert” renvoie trop souvent de façon implicite l’idée que l’objet de savoir, la connaissance, est simplement déplacé sans transformation durant cette opération de re-contextualisation, ce que nous savons être en large partie une illusion. Il faudrait donc sans doute utiliser d’autres expressions qui évoquent cette idée où des groupes ou des fonctions bien spécifiques tiennent un rôle critique de liaison avec des compétences particulières pour manipuler des connaissances issues de la recherche en éducation :
- passeurs
- intercesseurs
- intermédiaires
- entremetteurs
- faire le pont
- faire l’interface
- mettre en relation
- relier…
Reste ensuite à identifier où sont ces “passeurs” dans notre système.
Du côté des lieux institutionnels de recherche en éducation (établissements d’enseignement supérieur et de recherche), il faut bien constater qu’il existe peu de dispositifs tournés vers cette mission dans les équipes universitaires qui, en France, ont déjà bien du mal dès qu’il s’agit de communiquer vers des partenaires non académiques. La plupart du temps, ce sont ainsi plutôt des chercheurs à titre individuel qui assurent de façon ponctuelle cette activité de “passeurs” en écrivant par exemple des articles de vulgarisation, en acceptant de participer à une conférence ou à des journées d’étude avec des praticiens, en tenant des blogs (comme celui de Claude Lelièvre) voire en réalisant des expertises pour une institution publique (qui donne lieu souvent à des rapports parfois aussi précieux que mal diffusés..). Malgré les tentatives sporadiques de lancement de réseaux, d’observatoires ou d’associations thématiques, la communauté des chercheurs en éducation s’adresse rarement à la société ou même aux acteurs de l’éducation de façon organisée et collective. A ce titre, l’unité de “veille et analyses” de l’Institut français de l’Éducation constitue une exception dont on trouve peu d’équivalents pour le moment.
Du côté du système d’éducation, la chaîne hiérarchique s’accommode malaisément d’une fonction qui implique éventuellement des marges de liberté et de recul critique éloignés de la déclinaison des prescriptions officielles. Néanmoins, cette fonction est visée à travers des dispositifs tels que les CARDIE (l’acronyme désigne aussi bien le ”conseillers” que le “centre” académique recherche-développement, innovation et expérimentation) et le DRDIE (département recherche développement innovation et expérimentation). On constate l’ambiguïté du vocabulaire, qui amène à faire coexister avec certaines confusions l’idée de mutualisation des expériences d’établissement et celle d’étayage par la recherche. Sur le portail de la DGESCO, l’entrée est d’ailleurs “innover et expérimenter“. A ces structures institutionnelles sont associées l’initiative des Lieux d’éducation associés pilotés par l’IFÉ et celle du réseau OPEEN&ReForm de l’université de Nantes.
Il faut aussi sans doute prendre en compte le rôle incontestable de passeurs que jouent un grand nombre des membres des différents corps d’inspection (IEN, IA-IPR, IGAENR…), dont certains sont de remarquables connaisseurs des publications de recherche, tout en étant des experts du fonctionnement éducatif et des vecteurs de circulation des idées vers ou en provenance du terrain. Certains rapports des inspections constituent ainsi des synthèses précieuses articulant diagnostics, observations, analyses, conclusions de travaux de recherche et recommandations de politique publique.
Un autre cadre pour des intermédiations réussies est constitué par les dispositifs de formation et surtout de formation des formateurs localisés dans les académies, dans les ESPE voire dans les universités ou les instituts comme l’IFÉ. A cette occasion, peuvent en effet se réaliser parfois les conditions les plus favorables pour une fécondation réciproque de la recherche et des pratiques, à savoir la rencontre de questions cruciales issues de la pratique et de réponses en construction issues de la recherche, quand les deux univers acceptent de bouger un peu de leur point de départ pour aller vers l’hybridation des représentations.
A côté ou en complément des cadres officiels, plusieurs collectifs qui s’adressent de façon centrale aux acteurs de l’éducation font un usage plus ou moins intense des travaux de recherche en éducation.
On pense naturellement à la galaxie des associations et les mouvements pédagogiques (CRAP- Cahiers pédagogiques, GFEN, ICEM, OZP,…), aux clubs de pensée, aux réseaux et aux associations professionnels (tels que l’AFAE, Education et Devenir…) ou à des revues thématiques (comme Diversité du réseau Canopé), qui assurent souvent la continuité de nombreuses réflexions communes à des acteurs du système qui peuvent être aussi bien des enseignants militants que des formateurs ou des cadres éducatifs. De façon plus hétérogène, les organisations syndicales d’enseignants s’intéressent parfois à la recherche en éducation, à travers leurs journaux (qui contiennent parfois des rubriques “recherche”), lors de colloques ou d’universités d’été, ou via des instituts de recherche liés aux fédérations.
L’une des nouveautés depuis la fin du siècle dernier, en grande partie liée au développement d’Internet, est l’apparition d’une presse spécialisée sur l’éducation (alors que disparaissait “Le Monde de l’Éducation” en version papier) qui parfois se fait l’écho de certains travaux de recherche : AEF, ToutEduc, VousNousIls, EducPros…
Le cas du Café Pédagogique est plus compliqué, puisqu’il s’agit au départ d’une association avec un esprit militant pédagogique, qui a massivement pénétré le milieu enseignant. Aujourd’hui, le contenu du Café semble pencher du côté de pratiques journalistiques plus classiques à côté d’actualités disciplinaires.
Les médias généralistes et certains Think Tank ont aussi un rôle épisodiquement important, ne serait-ce qu’en participant à la construction d’une “opinion commune” sur la recherche en éducation, pour le meilleur comme pour le pire. A ce titre, des productions par exemple de l’Institut Montaigne ou de la fondation Terra Nova ont parfois une influence certaine. Certains journalistes spécialisés dans l’éducation dont la compétence est généralement reconnue dans le milieu éducatif jouent également, à travers leurs articles ou leurs productions, un rôle de pont entre certaines recherches et le grand public, à l’image d’Emmanuel Davidenkoff, de Luc Cédelle, de Maryline Baumard ou encore de Louise Tourret.
Cette liste oublie certainement de nombreux acteurs, qui ne manqueront pas de se rajouter en apportant leurs commentaires.
Néanmoins, on se rend compte qu’il manque certainement des acteurs au niveau local et l’on rejoint ici un constat souvent fait par les chercheurs au niveau international : c’est souvent au niveau de l’établissement scolaire, de sa dynamique collective, que se fait le mieux l’intégration des résultats de la recherche aux pratiques éducatives, mais c’est aussi l’échelon qui est le moins travaillé (pour des raisons compréhensibles) dans la circulation des savoirs…