In Le Club des Elus Numériques – le 10 juin 2014 :
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Face aux défis que représente la « révolution numérique », l’école a un rôle capital à jouer, tant pédagogique que dans les valeurs transmises.
Entretien avec Eric Verhaeghe, essayiste français, en marge de l’événement “Le Printemps du Numérique” qui s’est tenu le jeudi 5 juin à Compiègne. Après un parcours dans le service public, notamment à la Ville de Paris et au ministère de l’Éducation nationale, Eric fonde Parménide, un cabinet d’innovation sociale spécialisé dans l’élaboration de réseaux sociaux.
Vous estimez que l’école est l’un des défis majeur, sinon le défi principal que la société française doit relever pour traverser les bouleversements liés au numérique. Dans quelle mesure et pourquoi cela doit-il commencer dès l’école ?
On oublie trop souvent que le premier rôle de l’école est de transmettre des valeurs. Valeurs que je crois profondément inadaptées à la civilisation numérique. Je pense par exemple à la solitude de l’élève devant sa dissertation, la non-coopération dans la construction du savoir, le primat du stylo et du papier sur le clavier. Dans le monde de demain, l’honnête homme sera celui qui sait partager ses sources, qui pratique l’intersubjectivité, le dialogue, qui coopère à tous les stades du savoir. Dans l’école de demain, l’acte de coopérer sera la valeur essentielle, ne serait-ce que coopérer dans une troupe théâtrale ou dans une association d’aide aux plus démunis. Autant d’engagements trop absents du parcours scolaire français actuel.
L’appréhension cette révolution technologique à l’école doit-elle démarrer dès le primaire?
Et même avant probablement. Beaucoup d’États d’Amérique du Nord ont abandonné l’apprentissage de l’écriture cursive. Le clavier la rend secondaire. Pas inutile, mais secondaire. Cela signifie que l’enseignement nord-américain est en train de se concentrer sur des compétences essentielles pour la civilisation numérique, alors qu’en France le corps enseignant reste obsédé par l’honnête homme de l’Ancien Régime, qui parcourait le monde avec un carnet de notes et un crayon à mines. Notre retard exigera de nous un ajustement sans doute un peu brutal, y compris en termes d’emplois pour les enseignants. Concrètement, nous n’avons plus besoin de l’école comme lieu de transmission du savoir: Internet le fait infiniment mieux dans tous les cas de figure. En revanche, nous avons besoin de l’école comme lieu de construction d’une personnalité. Apprendre à apprendre, apprendre à se repérer dans les sources, à trier, à analyser, voilà ce qui fera la mission de l’enseignant demain.
Les écoles ont commencé à se connecter et se numériser : écrans numériques à la place des écrans noirs et la craie, ordinateurs plutôt que cartables, MOOC… Ces ressources suffisent-elles et sont-elles bien utilisées actuellement ?
C’est évidemment un bon début. Toutefois, l’effort du numérique ne doit pas se limiter à accompagner la pédagogie. Il doit en être le cœur et celle-ci doit en exploiter toutes les possibilités. Par exemple, il paraîtrait assez naturel que l’enseignement mathématique aujourd’hui soit épaulé par le numérique, voire centré dessus. Je ne parle évidemment pas des cours d’histoire et de géographie qui se prêtent merveilleusement à l’utilisation du numérique.
L’éducation numérique doit-elle davantage porter sur les usages et les métiers ou plutôt sur les appareils?
Forcément sur les deux. Mais sur ce point, je voudrais faire preuve de prudence. Nous n’avons qu’une vision tronquée et fragmentaire de l’enseignement numérique futur. Par exemple, je suis convaincu qu’Internet ouvre la porte d’une nouvelle rhétorique. S’exprimer sur le net suppose le respect de figures de style qui ne s’improvisent pas et se codifient peu à peu. Cet apprentissage aurait évidemment beaucoup de sens. Il n’est pas achevé, mais il souligne que le numérique remettra à l’honneur, sous une forme renouvelée, des matières ou des disciplines aujourd’hui oubliées par les courants pédagogiques qui étaient perçus comme les plus modernes il y a vingt ou trente ans. En même temps, maîtriser parfaitement les outils scientifiques purs en physique ou en chimie aurait beaucoup de sens pour adapter l’enseignement scientifique aux exigences contemporaines.
Quels obstacles cette révolution pédagogique fait –elle surgir? Sont-ils idéologiques ou matériels?
Le premier obstacle est celui de la réticence du corps enseignant, imbu de la certitude qu’il est là pour transmettre un savoir. L’image de l’enseignant en France est encore tributaire du fantasme selon lequel un agrégé est un expert de sa discipline, et qu’il fait sa légitimité sur son autorité scientifique. De là le sentiment de malaise répandu chez les enseignant face à des élèves qui mettent en doute l’autorité scientifique de l’enseignant notamment en puisant des informations (parfois mal comprises) dans Internet. Les enseignants doivent, comme les autres salariés français, accepter de changer de métier sous l’effet du numérique. Ils ne pourront plus rivaliser avec Internet. En revanche, ils devront, dans une autre posture, aider les élèves à se forger une personnalité dans un monde connecté. Ils devront les aider à chercher leur chemin et trouver leur voie.
La société française a-t-elle suffisamment opéré sa transition numérique pour penser à refonder l’école de manière aussi radicale?
Nous sommes l’un des pays du monde les mieux équipés en Internet. Notre problème n’est pas celui de l’infrastructure, mais de la superstructure. Nous avons le matériel, mais nous ne savons pas optimiser son utilisation. Et sur ce point, le rôle de l’école est fondamental. L’école doit accélérer la transformation numérique, la précéder, au lieu de la retarder.
Concrètement, comment imaginez-vous l’école dans 10 ans, puis dans 20 ans ? L’école existera-t-elle toujours ou bien suffira-t-il de rester chez soi devant son ordinateur à regarder des tutoriels et écouter des enseignants virtuels ?
On aura toujours besoin d’enseignants IRL (in the real life), mais ils auront un rôle différent. Les classes de 30 élèves passifs attendant la vérité qui sort de la bouche du prof sont vouées à disparaître. En revanche des séances d’apprentissage en petits groupes collaboratifs seront indispensables pour préparer les élèves à leur vie future.
Au-delà de l’école, où se situent les autres défis liés à la révolution numérique?
Pardonnez-moi d’être un peu stratosphérique, mais il me semble que le principal défi à relever est celui du sens dans une construction intersubjective. C’est, au fond, le sujet Wikipédia: la vérité, ou les hypothèses de vérité, ne se trouveront plus dans un livre prestigieux, mystérieux, inaccessible, mais dans une somme d’articles construits de façon collaborative. Cette construction collective permanente supposera une capacité à produire un sens universellement acceptable. Ce sujet est important pour les sciences pures, mais surtout pour les sujets humains et sociaux. La production collective du sens exigera une éthique de la délibération qui soit transparente, respectueuse des libertés publiques et des droits fondamentaux.