In Adjectif Analyses Recherches sur les TICE – le 16 décembre 2013 :
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Cette contribution est le compte-rendu d’une recherche exploratoire menée en 2012-2013, dans le cadre d’un cours de master 1 de Sciences de l’éducation à l’université Paris-Descartes. L’objet de recherche concerne la relation que les parents du système scolaire français entretiennent avec l’École par le biais des Environnements Numériques de Travail (ENT).
Question traitée et méthodologie utilisée
Nous nous sommes d’abord intéressée au développement de la notion d’environnement numérique de travail (ENT) et à son déploiement au sein du système éducatif français, puis à la relation en tension entre la famille et l’École. Afin d’étudier la relation que les familles entretiennent avec l’École, durant le cycle secondaire, par le biais des ENT, nous avons mené des entretiens exploratoires auprès de parents volontaires dont les enfants sont scolarisés en sixième. Nous avons ainsi recueilli et retranscrit les paroles de neuf mères et un père, ce qui représente un corpus limité quantitativement mais dont l’exploration permet d’envisager plusieurs aspects de l’utilisation des ENT par les parents dans le cadre du suivi scolaire de leurs enfants.
Afin de mettre en évidence la voix des parents à propos de leurs usages et de leurs ressentis vis-à-vis des ENT, nous avons utilisé la méthode compréhensive de Jean-Claude Kaufmann (Kaufmann, 2011). Nous avons d’abord construit une grille de questions constituée de trois axes afin d’interroger les parents sur leurs utilisations des ENT. Pour comprendre si les ENT permettaient d’établir un dialogue entre l’École et la famille, nous avons questionné les parents volontaires sur : leurs équipements et la fréquence des utilisations, sur leurs intérêts et les usages en découlant, et enfin sur leurs ressentis vis-à-vis des ENT. Puis, nous avons analysé leur propos à travers des lectures verticales et horizontales, ce qui nous a permis de mettre en exergue plusieurs catégories dont voici deux exemples : les parents énumèrent les fonctionnalités offertes par les ENT et privilégient l’accès aux résultats scolaires.
Notre recherche a donc eu un caractère exploratoire et demeure très limitée par son corpus. Nous avons cependant utilisé l’approche compréhensive sur un petit échantillon pour identifier des tendances dont l’analyse reste à approfondir. Nous avons identifié un écart entre les prescriptions de l’Institution et la réalité telle que les parents interrogés la considèrent.
Résultats
Les dix parents interrogés, sont plutôt de milieux socialement favorisés. Huit sont de l’Académie de Versailles et disent utiliser Pronote, un logiciel commercial acheté par l’établissement, comme ENT. E-Lyco, qui est déployé sur l’Académie de Nantes, est utilisé par l’un des enquêtés. Le dernier interrogé révèle qu’il ne connaît pas le nom de l’ENT employé par le collège de son enfant. Derrière ces appellations, « Pronote » et « E-Lyco », nous notons que les parents les identifient comme des ENT. La notion d’ENT sera à interroger davantage sur les différences en termes de fonctionnalités entre les solutions académiques et Pronote, mais aussi sur les rôles exercés par les établissements dans le choix des modules.
Les questions relatives aux équipements permettant aux familles d’accéder aux ENT nous ont permis de constater que les interrogés disposent de plusieurs moyens technologiques pour consulter les données relatives à la scolarité de leur enfant. Ils utilisent tous un ordinateur, trois ont un smartphone et deux autres ont une tablette.
Les parents se déclarent satisfaits par les ENT. Ils vantent la facilité d’utilisation et la rapidité d’accès aux données. Certains semblent considérer les ENT comme une fenêtre sur la vie de leurs enfants à l’école. Ainsi, ils expriment leur sentiment d’être davantage impliqués dans leur vie scolaire. Sept d’entre eux révèlent s’y rendre régulièrement afin de suivre le fil des actualités de l’établissement de leur enfant mais également pour connaître la vie scolaire et les notes. En revanche, il y en a trois qui semblent avoir une relation plus distanciée avec l’outil.
Différents types d’usages et d’utilisateurs des ENT ont été identifiés : il y a les parents qui s’y rendent de manière « exceptionnelle » lorsque leur enfant est en voyage scolaire. Ceux qui s’y rendent régulièrement mais pas « systématiquement » car ils ont pour ambition de responsabiliser leurs enfants en leur accordant un espace de confiance. Et il y a, enfin, ceux qui se comportent comme des consommateurs (Ballion, 1982) de l’École et des ENT en s’y rendant quotidiennement comme l’illustre le propos suivant : « je m’y rends tous les jours pendant les jours d’école ».
Les discours de neufs parents montrent leur intérêt concernant les résultats scolaires de leurs enfants. Ils ont l’ambition de surveiller leurs éventuels « dérapages » par le biais des ENT. Pourtant, les élèves sont en réussite scolaire. Les interrogés semblent avoir la volonté de les accompagner dans leur scolarité, en suivant certains aspects de la vie scolaire par la fenêtre des ENT. Les propos suivants exemplifient cette volonté : « je fais des vérifications de l’emploi du temps. Je regarde les absences des professeurs. Je prends connaissance des infos du collège, je suis aussi les notes et parfois je vérifie le travail à faire à la maison ».
Parmi les enquêtés, un parent semble s’inquiéter de l’attitude de ceux qui agiraient en « Big brother » à partir de l’ENT car dit-il, « on voit tout, ils savent tout en quelques clics ». Des tensions importantes sont suggérées par les profils d’utilisateurs identifiés et l’histoire des relations entre les parents et l’École. Il sera donc intéressant de comprendre comment ces acteurs risquent, par leur appropriation des ENT, de remettre en cause la liberté pédagogique des enseignants.
Notre étude suggère finalement que malgré l’engouement que les ENT suscitent, les parents ne sont pas disposés à les considérer comme des outils permettant un dialogue avec l’École. Les ENT conditionnent des usages en fonction des profils. En étudiant le fonctionnement des interfaces, nous avons constaté que l’attribution des rôles génère des différences en termes d’usages puisque l’équipe pédagogique peut saisir des données alors que la famille ne peut que les consulter. Certains discours mettent aussi en évidence le fait que la relation électronique ne peut pas remplacer la relation humaine de visu et déplorent que les rencontres parents-professeurs soient occasionnelles.
Les discours recueillis semblent indiquer que les ENT permettent de visualiser, de lire et de consulter mais pas de communiquer et d’interagir avec les enseignants et l’équipe éducative. Cela paraît perçu comme un manque dans les discours des parents.
Sur ce point, nous touchons sans doute la notion d’ENT tel que les schémas directeurs le définissent, avec notamment un annuaire fédérateur qui génère automatiquement (à partir des informations qui sont renseignées par les chefs d’établissement sur les bases académiques du Ministère de l’éducation Nationale) des fichiers alimentant l’annuaire ENT, et ce « de façon sécurisée ». Les données sont alors accessibles sur les ENT par les utilisateurs. Les ENT ne génèrent pas un dialogue à double sens entre l’établissement et les parents. Ils sont déployés autour de modules spécifiques, choisis par les établissements afin de permettre aux parents d’accéder aux notes, aux absences et au module du cahier de texte, le seul qui soit obligatoire et réglementaire de par la loi [1].
Limites et questionnements
Notre étude confirme un point déjà bien connu : l’existence d’une tension dans la relation parents-École. L’ambition affichée par le Ministère de l’Éducation Nationale est « d’améliorer le dialogue entre la famille et l’Institution » (MEN, 2013). Or, les ENT ne permettent pas un « vrai » dialogue à double sens. Il est également apparu que les familles interrogées semblent appréhender l’usage des ENT comme un outil pour contrôler les membres de la communauté pédagogique et leurs enfants, ce qui peut générer des tensions dans une relation déjà difficile.
Il serait intéressant de voir comment les résultats obtenus se confirment sur un plus large panel, de croiser des résultats qualitatifs avec une enquête de type quantitative. Nous pourrions ainsi nous intéresser aux rapports que les familles issues des milieux défavorisés entretiennent avec les ENT.
Nous avions choisi de nous intéresser seulement aux parents car nous avions une limite temporelle à respecter. Cela nous a donc empêchée d’ouvrir le champ de recherche à d’autres acteurs de la vie scolaire, à savoir les élèves et les enseignants. Désormais, il nous semblerait intéressant d’interroger les élèves à propos de leurs ressentis et de leurs expériences vis-à-vis des ENT afin de croiser les discours avec les usages que leurs parents en font. Une telle approche permettrait de déterminer comment les ENT et l’utilisation du cahier de textes numérique modifient les comportements des élèves mais également comment ceux-ci ressentent l’attention que portent leurs parents à l’outil numérique.
De plus, certains parents signalaient, que leurs enfants se servent du cahier de textes numérique comme d’un « pense-bête ». Cette remarque nous conduit à interroger les textes institutionnels qui affichent leur volonté de former des élèves autonomes [2]. De quelle autonomie parle-t-on ? Les parents craignent-ils que les élèves perdent en autonomie de par le fait qu’ils n’écriraient plus leurs devoirs de façon manuscrite dans un cahier ? Comment l’autonomie des élèves peut-elle se construire via une appropriation des ENT ? Comment l’utilisation du cahier de textes numérique s’inscrit comme nouvel outil de leur métier d’élève ?
Enfin, nous pourrions questionner les enseignants pour comprendre le rapport qu’ils entretiennent avec les ENT et comment ils construisent leur légitimité pédagogique avec ce type de dispositif.
Références
Ballion, R. (1982). Les Consommateurs de l’école. Stratégies éducatives des familles (Stock/Laurence Pernoud).
Bruillard, É. (2012). Le déploiement des ENT dans l’enseignement secondaire? : entre acteurs multiples, dénis et illusions. Revue française de pédagogie, n° 177(4), 101 – 130.
Dutercq, Y. (2001). Les parents d’élèves? : entre absence et consommation. Revue française de pédagogie, 134 (1), 111 – 1
Genevois, S., & Poyet, F. (2011). Espaces numériques de travail (ENT) et « ?école étendue? ». Distances et savoirs, Vol. 8 (4), 565–583.
Kaufmann, J.-C. (2011). L’Entretien compréhensif (Armand-Colin., Vol. 3).
MEN. Circulaire d’orientation et de préparation de la rentrée 2013. http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=71409
Puimatto, G. (2006). Les Réseaux numériques éducatifs : régulateurs, acteurs, et vecteurs de l’évolution des pratiques et de l’organisation des établissements et de l’institution scolaire. Lyon. http://ife.ens-lyon.fr/vst/Recherches/DetailThese.php?these=670.
[2] MEN. (2005). Le socle commun de connaissances et de compétences. http://www.education.gouv.fr/cid2770/le-socle-commun-de-connaissances-et-de-competences.html.