In L’Expresso – le Café Pédagogique – le 19 décembre 2013 :
Accéder au site source de notre article.
Professeur de sociologie à l’Espe de Bretagne, Pierre Merle a notamment travaillé sur les discriminations sociales dans les collèges. Pour lui la labellisation "éducation prioritaire" a surtout des effets négatifs. Il propose de diminuer le nombre d’élèves par classe dans les établissements prioritaires, de stabiliser les équipes avec des primes, de privilégier la mixité résidentielle. Il avance une idée peu entendue jusque là : oil faut aussi jouer sur l’offre éducative en surdotant en options les collèges prioritaires plutôt que ceux de centre ville.
Une semaine après la publication de Pisa 2012, pensez vous que son message ait été entendu par le public ?
Pour "le public", il est difficile de le savoir. Par ceux qui détiennent une sorte de monopole de la parole, le message délivré par PISA 2012 n’a pas été toujours compris. A titre d’exemple, un parlementaire a indiqué que les résultats PISA montraient que l’école française payait encore le "pédagogisme" de la loi Jospin. L’argument est peu clair. Comment ce "pédagogisme", invoqué sans connaissance des pratiques pédagogiques réelles, a-t-il permis s’il est si nuisible, d’obtenir une proportion satisfaisante de très bons élèves en mathématiques ?
Par ailleurs, la question des moyens a longuement été soulevée. Elle est réelle mais elle ne doit pas favoriser une forme de paresse intellectuelle qui ferait oublier des questions essentielles : quels contenus d’enseignement ? Quelles pratiques d’évaluation des élèves ? Quelle organisation du collège ? Quelle politique pour lutter contre l’échec scolaire ? Quelles modalités d’affectation des élèves dans les établissements ? Quelle répartition des moyens entre l’école primaire, le collège, le lycée et les CPGE ? Etc. Ces questions essentielles ne font pas l’objet d’une réflexion suffisante ou soulèvent immédiatement la polémique. Ce sont les capacités collectives à débattre en bonne intelligence qu’il faut impérativement construire entre les différents acteurs de l’école !
Le premier défi de l’enseignement prioritaire c’est stabiliser les équipes dans les établissements. Comment peut-on faire ?
La stabilité des professeurs de CPGE dans leurs établissements est excellente. Pourquoi ? Ils sont très bien payés, parfois même excessivement (5745 € nets pour un professeur de chaire supérieure après 25 ans de carrière) et leurs élèves sont excellents. Pour stabiliser les équipes dans les établissements de l’éducation prioritaire, il faut agir sur ces deux variables : conditions matérielles et, surtout, attrait du métier.
La première politique consiste à compenser les difficultés spécifiques d’exercice du métier par une décharge horaire et/ou une prime spécifique plus substantielle (actuellement moins de 100 € par mois). La seconde, plus urgente et plus importante, consiste à réduire la difficulté du métier propre à ces établissements en diminuant le nombre d’élèves par classe, en augmentant le nombre d’options qui permettent de maintenir, voire d’attirer des bons élèves. Cette seconde politique est indispensable. Il faut casser les « ghettos » scolaires et réduire les différences considérables qui séparent les différents collèges.
Un autre défi c’est évidemment d’améliorer l’enseignement. Et là les opinions divergent. Il y a ceux qui misent sur des programmes d’accompagnement scolaire ou d’aide aux devoirs. Ceux qui misent sur la formation des enseignants et la coordination entre les différents acteurs. Enfin ceux qui pensent qu’il faut d’abord réduire le nombre d’élèves par classe. Quel est votre avis ?
Il n’existe pas une seule bonne solution. Mais certaines solutions ont une efficacité prouvée et immédiate alors que d’autres sont plus difficiles à mettre en œuvre et leurs résultats parfois incertains. Compte tenu de la situation inquiétante de l’école française, il faut commencer par les premières solutions sans négliger les secondes.
J’ai déjà eu l’occasion de présenter la recherche remarquable de Piketty et Valdenaire sur l’effet positif de la réduction du nombre d’élèves par classe dans les ZEP. Il faut comprendre qu’il s’agit d’une recherche « écologique », fondée sur des observations réelles, liées à une particularité du fonctionnement de notre école : la politique de dédoublement des classes lorsque le nombre d’élèves par classe dépasse un certain seuil. Il en résulte des classes dont les effectifs sont maximum et d’autres dont les effectifs sont réduits. La recherche montre que les progrès des élèves, scolairement et socialement comparables, sont sensiblement plus rapides dans les classes dont l’effectif est allégé.
Cette mesure n’est pas spécifiquement coûteuse (elle peut être financée en augmentant d’un élève par classe les élèves scolarisés dans les établissements hors éducation prioritaire sans effet négatif sur leur progrès) ; elle répond à une revendication légitime des professeurs ; elle permet d’améliorer les conditions de travail de ces professeurs et favorisera la stabilité des équipes (voir question 1). Pour ces trois raisons, cette politique doit être clairement privilégiée, à la fois au collège et dans le primaire où son efficacité est également prouvée.
Il faut aussi mieux former les futurs professeurs aux spécificités des élèves de l’éducation prioritaire, repenser la formation continue, développer la prise en charge des élèves en difficulté, améliorer la liaison CM2-6e… Ces objectifs ne sont pas concurrents mais complémentaires. La logique est toutefois de mettre en œuvre la mesure dont l’efficacité est la plus forte et la plus directe.
Le nombre d’élèves qui sortent de l’école sans qualification est important. Faut-il concentrer ou élargir le cercle de l’enseignement prioritaire ?
L’objectif central est donner plus à ceux qui ont moins. Or, il faut être réaliste : la politique de l’éducation prioritaire n’est pas du tout parvenue à ce résultat ! A titre d’exemple, en 2010, la scolarisation à deux ans n’est que de 5% dans le département de la Seine-Saint-Denis, qui scolarise pourtant des élèves qui cumulent les handicaps, alors que le taux de scolarisation à deux ans est de 13,6% au niveau national (MEN, 2011) et de plus de 20% dans les départements bretons qui scolarisent plus souvent des enfants d’origine aisée.
La question n’est pas donc pas de concentrer ou d’élargir le nombre d’établissements relevant de l’éducation prioritaire – politique menée en France depuis 30 ans !! – mais de prendre acte du fait que cette politique du label Education prioritaire, avec des extensions et réductions périodiques du nombre d’établissements concernés, n’est pas efficace pour parvenir à une répartition optimum des moyens et réduire la grande difficulté scolaire.
Structurellement, le mode d’élaboration de la carte de l’éducation prioritaire (EP) n’est pas satisfaisant : trop d’indicateurs sont pris en compte en lien avec la politique de la ville ; la carte est une réalité figée alors que le recrutement social et scolaire des établissements évolue parfois très rapidement ; certains établissements en grande difficulté scolaire ne sont pas classés EP alors que d’autres qui ne devraient pas l’être le sont… Quelques collèges de l’EP scolarisent même plus d’enfants d’origine aisée que la moyenne des collèges hors EP ! C’est absurde. Ce système de label définit au sommet a largement montré ses limites.
Refonder l’éducation prioritaire doit consister à changer de système. Les établissements qu’il faut impérativement aider peuvent facilement se caractériser à partir d’indicateurs qui ont une dimension prédictive forte et avérée de l’échec scolaire : niveau scolaire des élèves à l’entrée en 6e, proportion d’élèves d’origine défavorisée, part des redoublants dans l’établissement, importance de la population immigrée, taux de réussite aux écrits du DNB. Ces indicateurs peuvent permettre, chaque année, de connaître les établissements réellement prioritaires et d’affecter les moyens en conséquence.
Peut-on améliorer l’enseignement prioritaire sans imposer une carte scolaire stricte ?
Améliorer l’enseignement prioritaire consisterait, d’abord, à supprimer le label Education prioritaire. Tous les parents savent, en effet, que le label Education prioritaire signifie établissements où il y a des problèmes et, souvent, plus d’enfants d’immigrés, si bien que ce label favorise la fuite des élèves d’origine moyenne et aisée. Or, un objectif essentiel consiste à maintenir les enfants des catégories aisées et moyennes dans les écoles des quartiers défavorisés et, à cette fin, de supprimer le label. Ensuite, il faut prendre acte du fait que la politique d’affectation des élèves par carte scolaire est vouée à être contournée si elle repose seulement sur la coercition, compte tenu de l’importance d’un secteur privé non régulé.
Un autre contournement de la carte scolaire tient au fait que si les parents ne peuvent pas choisir leur établissement, ils sont enclins à davantage choisir leur quartier et la ségrégation urbaine risque d’augmenter davantage. Pour améliorer le recrutement social des établissements défavorisés, il faut augmenter l’attrait de ces collèges et, à cette fin, les doter d’options attractives et réduire l’attractivité des collèges du centre ville, souvent très sur-dotés en options à forte valeur ajoutée scolaire, spécifiquement les sections linguistiques. Si l’offre pédagogique était moins variée, les stratégies de choix des parents seraient moindres et la mixité sociale et scolaire, facteur d’équité et d’efficacité, plus grande.
Pour l’instant, les politiques précédentes ont cherché à différencier les collèges. Elles ont logiquement stimulé les logiques de choix, favorisé les ségrégations sociales et académiques, et renforcé les difficultés propres aux élèves et aux établissements de l’éducation prioritaire. Les résultats PISA 2012 mesurent bien les effets de cette politique. Différencier les établissements, notamment par le biais des options, revient à différencier les acquis des élèves.
Devant la ghettoïsation accélérée de certains quartiers, l’Ecole a-t-elle les moyens de faire face ?
On sait que la ségrégation scolaire est plus forte que la ségrégation urbaine. Une façon de limiter la ghettoïsation des quartiers est de réduire la ségrégation scolaire en évitant de défavoriser les établissements défavorisés. Pour parvenir à cet objectif, il faut supprimer des labels repoussoirs et contreproductifs, concevoir des offres pédagogiques équivalentes dans chaque collège afin de limiter les stratégies de choix des parents, réduire le turn-over important des enseignants en améliorant leur situation matérielle et l’attrait de leur métier dans ces établissements, notamment en réduisant le nombre d’élèves par classe (voir question précédente).
Développer le logement social dans les quartiers favorisés est aussi une politique qui permet de ne pas augmenter la ghettoïsation des quartiers populaires. Cette politique du logement social est d’autant plus justifiée que la ségrégation urbaine est maximum dans les quartiers riches qui sont socialement les plus ségrégatifs.
La déségrégation sociale des quartiers riches présente le double avantage d’introduire de la mixité scolaire dans les écoles au recrutement aisé et de réduire l’échec scolaire. Dans les recherches monographiques, les enfants des catégories populaires scolarisés dans les écoles des quartiers riches sont plus souvent « résilients » : ils connaissent plus souvent des réussites paradoxales, c’est-à-dire des réussites statistiquement peu probables compte tenu de leur milieu social.
Propos recueillis par François Jarraud
Voir aussi
PISA pourquoi les inégalités ?