In L’Expresso – le Café Pédagogique – le 6 décembre 2013 :
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Comment lutter contre la croissance des inégalités sociales de réussite scolaire ? Co-auteur avec Jacques Crinon, de «La construction des inégalités scolaires», professeur de sciences de l’éducation à l’université de Paris 8, Jean-Yves Rochex invite à un vrai changement pédagogique pour faire réellement de l’éducation prioritaire un laboratoire du changement social en éducation.
PISA 2012 montre une croissance des inégalités sociales de réussite au point que la France se range dans les pays où le système éducatif est le plus injuste socialement. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Il faudrait bien sûr plus de temps pour analyser l’ensemble des données de l’enquête Pisa 2012. Il convient également de se montrer prudent en rapportant les résultats aux méthodologies mises en œuvre (les résultats fondés sur des réponses déclaratives recueillies auprès des élèves ou des chefs d’établissement sont bien plus fragiles que ceux qui portent sur les performances des élèves), aux types d’épreuves soumises aux élèves et aux pondérations différentes, tous les trois ans, entre compréhension de l’écrit, mathématiques (domaine majeur en 2012, après 2003, alors que la culture écrite l’avait été en 2000 et 2006) et culture scientifique. Cela étant, et malgré toutes les précautions nécessaires, les résultats de Pisa 2012 confirment d’abord un accroissement notable des inégalités sociales dans l’école française : notre système éducatif est non seulement plus inégalitaire aujourd’hui que lors des premières enquêtes Pisa, mais il figure en tête des pays de l’OCDE où le poids des inégalités de statut socio-économique sur les inégalités de performance scolaire est le plus important, ce poids allant croissant d’une enquête à l’autre.
Au-delà de ces évolutions globales, on constate que, lorsque les performances moyennes des élèves français aux épreuves de Pisa se dégradent (c’est le cas en mathématiques aujourd’hui par rapport à 2003 ; ce l’était en 2006 par rapport à 2000 concernant la compréhension de l’écrit), cette dégradation est pour l’essentiel due à la baisse des performances des élèves qui sont les plus en difficultés : la proportion d’élèves français qui se situent en deçà des deux premiers niveaux de performance aux épreuves Pisa augmente d’une enquête à l’autre, de même que les écarts entre les élèves les plus « performants » et ceux qui le sont le moins. Ces constats convergent d’ailleurs avec ceux publiés l’an passé dans les Données sociales de l’INSEE concernant les performances des élèves français en lecture-écriture, mesurées par quatre enquêtes différentes, dont Pisa. Il est ainsi avéré que, pour reprendre la formulation de la note Pisa 2012 concernant la France, notre système éducatif « s’est dégradé principalement par le bas » depuis le début du siècle. Cette dégradation concerne tout particulièrement les garçons de milieux populaires et les élèves que l’on dit « issus de l’immigration », pour des raisons sur lesquelles on reviendra.
Pourquoi et comment en est-on arrivé là ? Les raisons en sont évidemment multiples, et ne relèvent pas toutes des politiques et des pratiques éducatives, mais on peut considérer que cette situation est pour une large part la conséquence, non seulement de l’aggravation de la situation économique et sociale d’une part croissante de la population, mais aussi de la carence des pouvoirs publics à penser et mettre en œuvre sur la durée une politique sérieuse et fondée de lutte contre les inégalités sociales dès l’école primaire. Elle est aussi le produit de l’effacement progressif d’un tel objectif de démocratisation derrière les rhétoriques et les dispositifs visant aussi bien la promotion de « l’excellence » de quelques-uns, que celle de formes rénovées de méritocratie ou d’innovation pédagogique mal maîtrisée et souvent pensée sur un mode de rapport au savoir et à l’école qui est celui des classes moyennes, et qui confinent une large partie des élèves de milieux populaires à l’idéologie du minimum et aux logiques de pacification sociale et de consolation des perdants de la compétition scolaire. S’y conjuguent également, de manière difficilement objectivable, les initiatives incohérentes portant sur les programmes et celles qui ont abouti à affaiblir durablement, voire à dévaster la formation des enseignants. Si l’on veut réellement inverser les évolutions révélées par Pisa, il convient de repenser, à l’aune de l’objectif de démocratisation, l’ensemble des politiques scolaires mises en œuvre par les gouvernements successifs depuis plusieurs décennies.
Le rapport montre aussi, pour la première fois, une croissance des inégalités de réussite entre élèves autochtones et immigrés (même jusqu’à la 2de génération) à situation sociale comparable. Va-t-on vers un apartheid scolaire ? Comment expliquer cette dérive ?
Effectivement, Pisa 2012 montre que, à situation socio-économique comparable (au regard des variables utilisées pour cela), les performances (en mathématiques) des élèves « issus de l’immigration » sont inférieures à celles de leurs pairs « autochtones », mais que cet écart est moins important concernant les élèves « immigrés » issus de la deuxième génération que pour ceux de la première. Il faudrait évidemment étudier de manière très précise ce que recouvrent ces catégories et variables (et pour cela disposer de l’ensemble du rapport et des données de l’enquête), mais on peut sans doute d’ores et déjà risquer quelques hypothèses.
Il est ainsi vraisemblable que les variables élèves autochtones vs issus de l’immigration recouvrent d’autres variables non prises en considération par les indicateurs de milieu socio-économique utilisés dans Pisa : ainsi est-il probable qu’au sein de ce que ces indicateurs considèrent comme les « mêmes » milieux défavorisés, les élèves issus de l’immigration et leurs familles soient, en France, bien plus touchés que leurs homologues autochtones par la paupérisation et la précarisation ainsi que par leurs conséquences sur le rapport à la scolarité.
De même est-il probable qu’ils résident et soient scolarisés bien plus souvent dans les quartiers et établissements les plus victimes de la ségrégation urbaine et scolaire, qu’ils subissent une dégradation de leurs conditions – objectives et subjectives – de vie et d’études non prise en compte par les indicateurs utilisés par les concepteurs de Pisa (ou d’enquêtes similaires).
Ces questions me paraissent aussi importantes que celles qui peuvent venir immédiatement à l’esprit à propos de la « culture différente » dont seraient porteurs les élèves « issus de l’immigration ». Certes, ces dernières ne sont pas à négliger, mais, d’une part, elles me semblent devoir être posées plus en termes de pratiques culturelles (dont les pratiques langagières, orales et écrites, et les rapports au savoir, au doute et à la croyance, dans leur diversité) qu’en termes de cultures différentes et supposées homogènes pour une même « origine » géographique ou un même parcours migratoire ; d’autre part, la réduction de l’écart en défaveur des élèves « immigrés » de la première à la deuxième génération, semble montrer que, si « différences culturelles » il y a, elles s’estompent plus vite dans l’espace social que dans l’institution scolaire tant celle-ci les reconfigure en inégalités au travers de ses modes de fonctionnement ordinaires.
Le ministère a lancé une réforme de l’éducation prioritaire. Cela suffira-t-il ? Que faudrait il faire pour réduire les écarts sociaux de réussite ?
Cette réforme de l’éducation prioritaire n’a que trop tardé. Elle est à la fois nécessaire et non suffisante. Elle est nécessaire parce que le sens même de cette politique s’est perdu, vu l’extension du nombre d’élèves et d’établissements concernés par cette politique et la dilution des moyens qui y sont consacrés. Elle l’est parce que ses objectifs initiaux ont été dévoyés ou détournés, d’une relance ou d’un dispositif à l’autre, l’objectif initial de lutte contre les inégalités sociales et la dégradation du service public d’éducation dans certaines zones, ayant progressivement été occulté par des logiques de lutte contre l’exclusion, voire de pacification sociale, puis par une politique de promotion des élèves de milieux populaires « méritants » et « talentueux », renouant avec la valorisation des « bons pauvres », et elle-même inscrite dans une refonte des idéologies et des politiques éducatives autour d’une visée de maximisation des chances de réussite individuelle, qui n’a plus rien à voir avec les objectifs de démocratisation portés par Henri Wallon ou plus tard par la sociologie critique. Elle l’est également parce que ses modes de pilotage et de régulation n’ont été que très insuffisamment ciblés, d’une part sur les premiers niveaux des parcours scolaires, et, d’autre part, sur la question des apprentissages et de leur appropriation par les élèves les plus éloignés de l’univers scolaire et de ses implicites.
Au-delà des moyens nécessaires (qui ne peuvent se limiter selon moi à une amélioration des taux d’encadrement et à des décharges horaires permettant le travail collectif, aussi indispensables que soient ces mesures, mais doivent également comporter des mesures conséquentes concernant la formation des enseignants et la mobilisation des milieux de recherche), il est selon moi vital que cette réforme vise le noyau dur de la construction des inégalités scolaires, soit les modalités d’enseignement et d’apprentissage, et qu’elle ne confonde pas, comme cela me semble trop souvent le cas, dans nombre de mesures et de propos ministériels, aujourd’hui comme hier, démocratisation et innovation. Dire cela ne plaide évidemment pas pour un maintien de l’état des choses mais pour que les nécessaires transformations soient conçues, pilotées et évaluées au regard de l’objectif prioritaire visant à faire reculer les inégalités sociales et sexuées d’accès aux savoirs et à leur exercice critique, et sachent conjuguer enseignement explicite et mise en activité de l’élève – de tous les élèves – sur des contenus signifiants et émancipateurs.
Mais cette nécessaire réforme de l’éducation prioritaire ne saurait être suffisante. D’une part parce qu’elle appelle, pour être efficace, une politique vigoureuse de lutte contre la précarité et la désespérance sociale et les processus de ségrégation résidentielle, sociale et urbaine qui conduisent à la concentration et à l’exacerbation des difficultés de toutes natures dans les quartiers et établissements les plus fragiles. D’autre part, parce qu’elle appelle, sinon le rétablissement d’une carte scolaire stricte et bureaucratiquement gérée, une politique ambitieuse de régulation des modalités d’affectation des élèves dans les différents établissements et des relations d’interdépendance entre ceux-ci. Enfin, parce qu’une politique de démocratisation scolaire ne peut se réduire à une politique territoriale comme l’est la politique d’éducation prioritaire ; elle doit viser et parvenir à transformer le fonctionnement de l’école « ordinaire », en particulier dans son rapport – et celui de ses agents – aux enfants et familles de milieux populaires (ce qui requiert de penser et prendre en considération les transformations profondes que ceux-ci ont connues depuis la fin des Trente Glorieuses).
L’existence de la politique d’éducation prioritaire et les débats sur ses avatars et ses évolutions ont sans doute contribué à ce que cette nécessaire transformation soit quelque peu occultée. La refonte de l’éducation prioritaire devrait faire non seulement qu’elle revienne au centre du débat politique et pédagogique en matière d’éducation, mais aussi que les avancées et enseignements de la politique d’éducation prioritaire puissent nourrir le débat et la transformation d’ensemble, les ZEP (ou leurs successeurs) pouvant ainsi devenir ce « laboratoire du changement social en éducation » qu’elles ont échoué à être dans les années 1980.
Propos recueillis par François Jarraud
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