In L’Express – le 4 décembre 2013 :
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Près de 80 % des jeunes se disent pessimistes quant à l’avenir de la société française. Ces 18-30 ans vont-ils si mal?
Sortons d’un discours misérabiliste. La plupart des jeunes se disent heureux et en bonne santé. Certes, l’entrée dans la vie adulte est plus compliquée qu’autrefois. Détenir un diplôme
n’est pas suffisant pour se construire un avenir. Mais ils intègrent très tôt qu’ils vont devoir façonner leur propre parcours et ils acceptent assez bien cette phase de tâtonnement.
>>> À lire en complément, notre dossier: Pisa 2012: l’école française en question
Biberonnés à Facebook
, ils comptent beaucoup sur leurs réseaux pour se débrouiller dans la vie. Et 70 % d’entre eux s’affirment même optimistes concernant leur propre avenir. Ils pensent que, individuellement, ils peuvent s’en sortir.
S’en sortir… Qu’est-ce que cela signifie pour eux?
Leurs aspirations n’ont pas fondamentalement changé par rapport à celles de la génération précédente. Elles sont même assez "classiques" : trouver un emploi et fonder une famille. Mais ils sont moins pressés qu’avant et prêts à passer par des chemins de traverse pour y parvenir. Ils comptent aussi profiter des plaisirs liés à leur âge.
La jeunesse moderne, au fond, c’est ça : l’apprentissage progressif de l’indépendance, par étapes et sans se brûler les ailes. Ainsi, ils quittent le domicile familial assez tôt – autour de l’âge de 20 ans – mais restent dépendants financièrement de leur famille ou d’aides sociales, qui assurent pendant un long temps plus de 50 % de leur budget.
Tous ne vivent pas ce passage avec autant de quiétude…
Oui, ils ne partent pas à armes égales vers l’âge adulte. En France, encore plus qu’ailleurs, l’école effectue un tri féroce
. Ceux que l’institution rejette connaissent de grandes difficultés. Le clivage entre les jeunes qui ont fait des études et les autres est de plus en plus profond. Dans les années 1960, les non-diplômés trouvaient encore des emplois non qualifiés au sein de l’industrie.
Aujourd’hui, leur risque d’être au chômage est deux fois et demie plus élevé que pour les jeunes diplômés. Il y a en réalité deux jeunesses en France. Tandis que l’une se cherche, mais finit par trouver sa place entre 25 et 30 ans, l’autre est en échec et en souffrance. La responsabilité en incombe en grande partie à notre système scolaire : 150 000 jeunes aujourd’hui – près de 20 % d’une génération – sont des décrocheurs et sortent du système scolaire sans qualification.
L’école de la République est-elle devenue à ce point inégalitaire?
La prétendue démocratisation de l’accès aux études masque un système scolaire profondément élitiste et traditionnel. Il est avant tout conçu pour sélectionner les "meilleurs" et les diriger vers les filières d’excellence. Les autres étant orientés par défaut. L’école française reste très académique. La pédagogie est très "verticale", peu participative, et l’organisation par disciplines est inadaptée.
Elitisme, pédagogie "verticale", poids des disciplines… selon Olivier Galland, l’école française tarde à évoluer.
AFP PHOTO/FREDERICK FLORIN
En réalité, dès la maternelle, elle classe et trie les élèves. Songez que dans certains pays, comme la Finlande, il n’y a pas de classement avant la fin du collège. De plus, comme le révèle l’étude Pisa
(le programme de l’OCDE qui suit les acquis des élèves), nos résultats se dégradent.
Le but de
Lionel Jospin – mener 80 % d’une génération au niveau du bac – pouvait certes paraître légitime. Mais, pour y parvenir, il aurait fallu faire évoluer les méthodes pédagogiques utilisées. Ce qui n’a jamais été envisagé. Il est devenu urgent aujourd’hui de réformer l’école en profondeur.
N’est-ce pas justement l’ambition de la loi de refondation de l’école de Vincent Peillon?
Pouvez-vous me dire en quoi le contenu de cette loi est révolutionnaire? Dommage, Vincent Peillon connaissait bien son sujet et avait beaucoup réfléchi. La promesse de campagne de François Hollande
concernant la création de 60 000 postes l’a mis dans une impasse.
Tout d’abord, elle accrédite l’idée que l’école souffre d’un problème de moyens, alors que ça n’est pas le sujet principal. Ensuite, ce cadeau à la communauté éducative n’a fait l’objet d’aucune contrepartie. Plus grave, la loi de refondation de l’école ne remet absolument pas en question cette culture scolaire totalement dépassée.
A aucun moment, par exemple, elle n’évoque la nécessité d’inculquer d’autres compétences, comme la capacité d’apprendre à apprendre, d’interagir avec les autres ou, même, de savoir maîtriser ses émotions. Selon l’idéologie dominante, en France, c’est aux familles de transmettre ces savoir-faire. Or, au sein des milieux défavorisés, cette transmission ne se fait pas du tout, ou très mal, et cela pénalise les enfants dans leur scolarité.
Est-ce vraiment pour cela que 20% de jeunes décrochent?
Absolument! Une grande partie de ceux-là vient de milieux défavorisés. Cela traduit l’inégalité engendrée par un système qui persiste à brandir l’égalité ou l’équité comme vertu cardinale. Les répercussions sur ces jeunes sont assez dramatiques. Voir la première institution de la République à laquelle vous êtes confronté vous claquer la porte au nez et vous laisser tomber n’est pas indolore.
Et si ces échecs scolaires
se conjuguent avec des conflits familiaux, le risque de dérive est important. Or, rien n’est fait pour cette jeunesse mise à l’écart par l’école. C’est inacceptable. Sans compter le fait que l’on prend le risque d’alimenter un sentiment d’injustice, voire de révolte, comme on l’a vu, en 2005, dans les banlieues.
François Hollande n’a-t-il pas fait de la jeunesse l’une de ses priorités?
Dans son programme, certes. Mais la réalité est bien plus contrastée. Prenons les emplois d’avenir
. C’est une vieille recette qui n’a jamais réussi à faire baisser durablement le chômage. Pendant trente-six mois, l’Etat va donc payer 75 % du smic à des associations ou à des collectivités territoriales, afin de les inciter à embaucher des jeunes sans qualification.
Plusieurs études économiques ont montré que cela ne favorisait en rien le processus de retour à l’emploi. Pour les jeunes concernés, il s’agit d’une monnaie de singe. Idem pour les contrats de génération
. L’objectif est l’embauche en CDI de 500000 jeunes en cinq ans, grâce à une aide de l’Etat. Mais ces jeunes diplômés n’auraient-ils pas été recrutés quoi qu’il arrive ? Il y aura certainement un effet d’aubaine.
Or les contrats de génération risquent de coûter à l’Etat jusqu’à 1 milliard d’euros par an. Le gouvernement aurait mieux fait de concentrer tous les moyens sur les jeunes en difficulté, notamment sur les chômeurs sans qualification. Mais personne ne représente ces jeunes-là. Autrement dit, électoralement, ils ne pèsent rien.
Pourtant, 70 % des jeunes parviennent à décrocher un CDI avant l’âge de 30 ans…
Cela est juste. Raison de plus pour s’intéresser aux plus fragiles.
Que deviennent ces exclus du système scolaire, comment s’en sortent-ils?
Le marché du travail ne résorbe plus les inégalités produites par le système scolaire. Hier, les compétences requises dans des emplois non qualifiés permettaient aux non-diplômés de s’insérer. La tertiarisation de la société complique leur parcours. Occuper un emploi dans le secteur des services à la personne ou dans le commerce requiert un minimum de compétences.
Si vous travaillez avec des personnes âgées, par exemple, il faut être capable de lire et de comprendre une ordonnance ou le mode d’emploi d’un médicament. Etre standardiste et s’exprimer mal à l’oral est un problème. De plus, ces emplois de services demandent des qualités relationnelles. Ainsi, les jeunes rejetés par l’école subissent une double peine : pas de diplôme, pas d’emploi et, de surcroît, pas d’aides, car ils ne sont pas éligibles au RSA avant l’âge de 25 ans.
Et pour les diplômés?
L’obtention du CDI, qui marque le basculement dans la vie d’adulte, est plus tardive. De facto, l’engagement dans une vie familiale et la mise au monde d’un enfant interviennent à un âge plus avancé. Le chemin est plus complexe aussi, car il est plus confortable d’hériter d’un statut que de le construire soi-même. Auparavant, le fils de boucher avait un destin tout tracé. La fin de cette évidence peut créer de l’anxiété. La peur du déclassement, qui envahit la société française, touche aussi les jeunes.
Concentrés sur la construction de leur avenir, les jeunes semblent peu intéressés par la politique. Sont-ils désabusés?
Selon une enquête récente, 35 % d’entre eux déclarent n’avoir aucun intérêt pour la politique. Il est vrai que la défiance, notamment vis-à-vis des élites, encourage les stratégies de débrouille plutôt que l’engagement pour l’intérêt général. Mais les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas fondamentalement individualistes.
En réalité, ils forgent davantage leurs convictions au sein de leurs relations que dans le creuset abstrait des idéologies. Les pratiques politiques classiques – militer, parler, voter – sont en baisse. Néanmoins, la plupart accordent une grande importance au droit de vote. Beaucoup se rendent aux urnes pour inaugurer ce droit, même si, par la suite, ce geste devient plus occasionnel.
Dans quelle mesure sont-ils prêts à s’engager?
L’engagement tel qu’on l’a connu dans les années 1960, qui reposait sur un ethos anti-institutionnel et antiautoritaire, a presque disparu. Il n’y a pas de préalable moral à leur engagement. Les lycéens de base – je ne parle pas de la frange politisée, qui peut se mobiliser, comme on l’a vu pour Leonarda – ne le font pas au nom de principes abstraits ou idéologiques. Ils éprouvent un sentiment de solidarité de classe d’âge.
Et puis il y a aussi cette partie de la jeunesse, la plus défavorisée, la moins diplômée, qui se tient totalement à l’écart du champ politique. Ces jeunes-là sont hors jeu, et en même temps animés par un sentiment diffus de révolte. On voit remonter une forme de radicalité dans cette partie de la jeunesse. Pour l’heure, elle ne trouve pas de débouché politique structuré, mais cela pourrait venir. A la dernière élection présidentielle, 17 % des jeunes ont voté pour la candidate du Front national.
Olivier Galland en 6 dates
1978 Etude sur les jeunes chômeurs au centre de recherche Travail et société, à l’université Paris-Dauphine. 1984 Parution des Jeunes (la Découverte, coll. Repères). 1985 Entrée au CNRS. 1991 Publication de Sociologie de la jeunesse (Armand Colin). 2011 Parution de La Machine à trier. Comment la France divise sa jeunesse, avec Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo et André Zylberberg
( Eyrolles). 2013 Directeur de recherche au CNRS. Président du conseil scientifique de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire.