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Votre livre, Réinventer la France (1), est sous-titré "Trente cartes pour une nouvelle géographie". Vous y dénoncez notamment les représentations traditionnelles de la France…
Oui, car elles sous-estiment un phénomène majeur : la France, ce vieux pays d’agriculteurs, est devenue presque totalement urbaine!
Vous exagérez : les campagnes regagnent même de la population…
Tout dépend de ce que vous entendez par "campagne". Il existe encore sur la planète des régions où toute la société est organisée autour de l’agriculture : non seulement l’activité économique, mais aussi les mariages, les héritages, les manières de se vêtir…
Cette société agraire a, chez nous, définitivement disparu. Aujourd’hui, avec la télévision, Internet, l’explosion de la mobilité, tous les Français partagent les valeurs de la ville, y compris lorsqu’ils n’habitent pas dans le coeur des agglomérations. Pour le dire d’une formule, les "ruraux" sont des urbains qui habitent à la campagne. Nous sommes tous entrés dans la civilisation urbaine.
A des degrés divers, tout de même, non?
Bien sûr. On ne vit pas de manière semblable dans le coeur de Paris et en très grande banlieue. Il s’agit même d’une donnée clef pour comprendre la société française : plus on s’éloigne des centres-villes, plus il y a d’ouvriers, moins on trouve de diplômés du supérieur, moins il y a de ménages d’une seule personne, etc. En fait, un habitant du centre de Lyon ressemble plus à un habitant du centre de Lille qu’à un habitant de la grande périphérie lyonnaise!
Comment l’expliquez-vous?
Le rapport à l’autre n’est pas le même. Dans le coeur des villes, on doit partager certaines choses avec des inconnus. Dans le périurbain, beaucoup d’éléments sont privatisés. On est plus souvent propriétaire de son logement ; on circule en voiture et non en transports en commun ; on dispose d’un jardin et non d’un espace vert public, etc. Cela correspond aussi à des attitudes politiques différentes. C’est sans doute pour cela que l’on y vote davantage pour le Front national.
Et quel est le rapport avec les cartes traditionnelles?
Nos bonnes vieilles cartes de France ne rendent pas compte de l’urbanisation du pays, car elles représentent les kilomètres et non les populations.
Prenez Arles, la plus grande commune métropolitaine par la superficie. Avec ses 53 000 habitants, elle occupe sept fois plus de place que les 2,2 millions de Parisiens!
C’est pourquoi je conçois des cartes où chaque petite tache de couleur est proportionnelle à la population. C’est une manière de changer notre regard sur le pays, car, ne nous y trompons pas, les cartes traditionnelles ont des conséquences politiques : elles nous conduisent à accorder trop d’importance à l’espace, au détriment des habitants.
Pouvez-vous nous donner un exemple?
Notre structure administrative est proprement délirante. Elle repose encore sur nos 36 000 communes, dont les contours datent d’avant la Révolution et qui ne sont absolument pas en mesure de régler les questions de développement, de logement ou de transport, lesquelles se situent à une échelle beaucoup plus vaste.
C’est bien pour cela que nous avons créé ces communautés de communes ou d’agglomération…
Oui, mais on n’est pas allé assez loin. Premièrement, ces intercommunalités ont une faible légitimité, puisque leurs présidents ne sont pas élus au suffrage universel direct.
C’est un véritable scandale démocratique: voilà des hommes et des femmes qui prennent des décisions fondamentales, qui lèvent de plus en plus d’impôts, et que les Français ne désignent pas directement à l’issue d’un débat public à l’échelle du territoire concerné!
Deuxièmement, elles ne sont pas assez grandes. Il y en a trois dans l’agglomération de Toulouse, six à Aix-Marseille, 40 en région parisienne! Et même dans les agglomérations où il n’en existe qu’une, elle se limite en général à la zone dense.
Résultat : le périurbain reste politiquement isolé, alors que ses habitants se rendent tous les jours dans la grande ville voisine pour travailler, étudier, se soigner ou se distraire. C’est absurde!
Quelle est la solution?
Elle est très simple à énoncer. Il faut créer des découpages politiques correspondant aux espaces de vie des Français.
En clair, supprimer les communes?
Pas nécessairement, car elles représentent un échelon de proximité pour la vie quotidienne. On peut les conserver en leur laissant un rôle un peu équivalent à celui des arrondissements de Paris ou de Lyon.
En revanche, il est impératif de donner aux intercommunalités une taille pertinente, d’élire leurs dirigeants au suffrage universel direct et de leur confier trois compétences clefs : économie, transports et urbanisme.
Vous voulez donc retirer le pouvoir d’urbanisme que les maires détiennent depuis les lois de décentralisation?
Oui. François Mitterrand a eu raison de créer des pouvoirs locaux, mais il a commis une erreur fondamentale en renforçant les communes et les départements, c’est-à-dire les institutions du passé, au détriment des villes et des régions.
Nous payons encore cette erreur. A la fin de son parcours, de Gaulle, lui, s’était montré plus moderne en créant quelques communautés urbaines dès 1966 et en cherchant à donner du pouvoir aux régions en 1969. Hélas, il a perdu le référendum…
C’est cette voie que reprend aujourd’hui la ministre de la Décentralisation, Marylise Lebranchu, qui entend précisément créer des métropoles et donner aux régions le pouvoir économique…
Encore faudrait-il qu’elle y parvienne! Le Sénat a commencé par détricoter son texte. Il a par exemple refusé la création d’une métropole de Paris, comme il fallait s’y attendre.
Pourquoi?
Les sénateurs veulent être réélus. Comme ils sont désignés à 95 % par les maires et leurs adjoints, ils défendent avant tout l’existence du système et non pas l’intérêt public. Ils s’opposent donc avec acharnement à toute montée en puissance de l’intercommunalité, qui réduirait le rôle des maires.
Mais les députés ont fini par rétablir cette métropole parisienne…
Oui et non. Le montage actuellement proposé est très étrange. Il crée une concurrence incompréhensible entre la région Ile-de-France et la future "métropole", qui comprend la ville de Paris et les trois départements de la petite couronne, c’est-à-dire la moitié la plus concentrée de la population de cette aire urbaine.
Par ailleurs, la dissociation entre les compétences de mobilité et de logement est particulièrement absurde et inévitablement génératrice de conflits futurs. On a l’impression que tout est fait pour que cette "métropole" échoue.
Alors, que faire?
Il est temps d’avoir le courage de passer par-dessus les intérêts corporatistes de certains élus. C’est un enjeu vital pour la France, car c’est dans les villes que se situe le plus grand potentiel de croissance, c’est là que l’on trouve les entreprises les plus innovantes, les chercheurs, les artistes… Affaiblir nos métropoles, c’est brider notre croissance. Hélas, l’Etat français s’est depuis longtemps méfié de ses villes.
Pour quelle raison?
Nous l’oublions parfois, mais la France est un empire: elle a agrégé, par la force, la ruse ou les mariages, des populations qui ne l’avaient pas forcément souhaité.
De ce fait, l’Etat a considéré les villes comme de potentiels contre-pouvoirs, qu’il a continûment cherché à affaiblir. C’est pourquoi Lyon et Strasbourg, pourtant situées à proximité du coeur économique de l’Europe, sont distancées par Milan ou Cologne.
Cette méfiance à l’égard des ville, née sous la monarchie, a perduré avec la République. Après la Commune de Paris, l’Etat a conclu une alliance avec les notables des campagnes contre les grandes villes.
D’où la puissance accordée aux communes puis, plus tard, aux départements. Il est tellement plus facile d’imposer son autorité à 36 000 "petits" maires qu’à dix métropoles puissantes!
Et c’est ainsi que la France politique est restée étanche à l’urbanisation. Cela ne l’aide pas à répondre aux défis d’aujourd’hui.
Au XIXè, ce choix n’était pas illogique : la civilisation agraire dont vous parlez n’était pas morte…
Sans doute, mais cette époque est révolue. Aujourd’hui, les trois quarts des Français vivent dans 13 % des communes. Et les deux tiers des localités n’abritent que 10 % de la population!
Les communes sont des fossiles, mais des fossiles suffisamment bien défendus pour empêcher l’émergence de structures politiques capables de régler les problèmes des Français.
D’où votre plaidoyer pour un "nouveau contrat géographique"?
Oui. Il est urgent de prendre quelques mesures fortes. L’enjeu, à débattre, consiste à mettre en place des pouvoirs métropolitains incluant villes et périurbain, notamment avec la métropole francilienne. A retirer leur pouvoir de nuisance aux couches inutiles du "millefeuille". Et à dessiner une dizaine de grandes régions aux pouvoirs renforcés, étant entendu que celles-ci devront respecter le sentiment d’appartenance des habitants : l’Alsace, la Corse, la Bretagne existent, et il faudra écouter leurs demandes.
Nous ne sommes donc pas condamnés à devenir tous des "urbains", interchangeables d’une ville à l’autre?
Surtout pas! Ce qui fait l’individu contemporain, c’est sa singularité, dont l’identité régionale est une composante.
Je vais même plus loin : les territoires qui disposent d’une identité forte profitent d’un avantage comparatif, car on y observe une cohésion de la société autour d’un projet partagé.
Pourquoi des opérations comme "Lille, capitale européenne de la culture" ou les Jeux olympiques de Barcelone ont-elles été des succès? Parce que les Nordistes et les Catalans ont su se mobiliser autour de valeurs communes.
Les succès de la Bretagne et de la Vendée ne s’expliquent pas autrement. La chance de la France, c’est sa géographie humaine. Sa faiblesse, c’est son organisation politique. Qu’attendons-nous pour en changer?
Réinventer la France, par Jacques Lévy. Fayard, 258p., 20 euros.