PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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Selon le sociologue spécialiste de l’enseignement, le système éducatif français est perclus d’incohérences, sclérosé par la machine administrative, les revendications corporatistes… 

 

"En panne de projet moral et éducatif". Voilà, selon le sociologue spécialiste de l’enseignement, la principale explication à la déliquescence du système français. Un système perclus d’incohérences, sclérosé par la machine administrative, les revendications corporatistes et la rhétorique doctrinaire, ébranlé par les bouleversements sociétaux, scellé dans son immobilisme, son rejet de l’innovation, et l’indifférence pour ses meilleurs éléments. Un système que particularisent un intellectualisme inapproprié, l’abandon des devoirs, la reproduction des élites, un ostracisme inepte pour le capitalisme et l’entreprise, in fine la relégation au second rang de l’objet même de ce qui fut une vocation : donner aux jeunes les armes de se construire, de trouver une place dans la société, d’être acteurs de la démocratie. Bref, selon le directeur d’études à l’EHESS, "héritier" d’Alain Touraine, un système incompatible avec la double obligation de réformer et de juguler les illégitimes inégalités. Comment, dans un tel terreau malthusien et nihiliste, espérer en France fertiliser l’esprit d’entreprendre ? "Et pourtant, soupire François Dubet, les conditions de l’aggiornamento sont connues". Peut-on espérer les appliquer ?

Au classement PISA qui évalue les systèmes éducatifs au sein de l’OCDE, la France ne cesse de dégringoler. Elle apparaît au 19e rang, et même au 23e rang en compétences scientifiques, et elle est l’un des pays qui affiche le plus haut niveau d’inégalités en matière de connaissances. Par ailleurs, en 1997, le ministre ad hoc Claude Allègre qualifiait l’Education nationale de "mammouth". Le terme désignait des emplois pléthoriques, un fonctionnement sclérosé, une organisation obsolète, un immobilisme et un radicalisme idéologiques qui entravaient toute réforme. De quoi le système éducatif français et "l’entreprise" Education nationale sont-ils malades ?

 

Qu’il s’agisse de performance, d’égalité et de climat scolaire, ce que révèlent les enquêtes internationales n’est pas flatteur pour la France. Le système souffre en premier lieu de son incapacité à se réformer : alors que tout le monde – parents d’élèves, enseignants, syndicats, responsables politiques, experts – s’accorde à considérer l’école face à de lourds problèmes, nous sommes paralysés par l’incapacité de métamorphoser le système. Certes, ce dernier opère des transformations au gré des évolutions de la société qui lui imposent de s’adapter. Toutefois, ces transformations sont mal vécues, parce qu’elles résultent de contraintes ou de renoncements jugés insupportables. Et toute volonté de réformer – c’est-à-dire sur le long terme à l’issue d’un bilan raisonnable, circonstancié, établi avec méthode et dans la sérénité – échoue. Nous sommes incapables d’aborder sans dogmatisme des problématiques aussi essentielles mais simples que la nature du métier d’enseignant, la méthode de sélection, les cursus de formation, le type de culture scolaire, l’avenir du baccalauréat, etc.

A quelles responsabilités historiques, sociales, syndicales, politiques, sociétales, attribuez-vous cette incapacité à réformer ?

Le système a échappé aux politiques. En soi, ce constat n’est pas négatif, et indique qu’aucun changement ne peut être entrepris sans le consentement des enseignants. En revanche, ce principe du consentement est allé trop loin, au point de figer le champ d’intervention politique. L’école semble appartenir aux professionnels de l’école, attachés en premier lieu à défendre leur double sort professionnel et personnel. C’est sur ce mur que les grands élans réformistes du monde enseignant se sont épuisés ces dernières décennies.

Repère-t-on, dans l’histoire du XXe siècle, le moment où justement l’équilibre vacille au profit d’une corporation qui s’empare du pouvoir alors aux mains des responsables politiques ?

La charnière se situe dans les années 70-80. L’équilibre des deux logiques corporatiste et réformiste qui animait les syndicats enseignants et irriguait leurs travaux et leurs revendications s’amenuise alors au profit de la première. Depuis, tout dans l’environnement politique, économique, social, semble interprété comme une "menace", comme un "danger" face auxquels l’enjeu syndical est d’abord de protéger l’intérêt particulier des enseignants. Dès lors, l’espérance de redéfinir des règles et de réformer le système s’éteint. Exemple symptomatique de ces échecs ? La loi d’orientation du ministre Lionel Jospin en 1989. Consensuelle et de qualité, elle intégrait une sensible augmentation des revenus en contrepartie d’un "travailler autrement" ; la première condition a été appliquée, la seconde a été enterrée…

Etonnamment, cette incapacité à conduire des réformes affecte les ministres indépendamment de leur obédience. Ceux de droite se heurtent à une hostilité doctrinaire, ceux de gauche n’osent pas malmener une frange essentielle de leur électorat…

Absolument. Ce qui d’ailleurs oblige à être indulgent à l’égard de tous les ministres de l’Education. Les profils les plus contrastés se sont succédé, mais les résultats sont presque identiques. Qu’avaient en commun le très modéré et négociateur Jack Lang et le spectaculaire et provocateur Claude Allègre ? Bien peu. Et pourtant, c’est au compte-goutte que l’on recense les réformes dictées sous leur responsabilité. Les réformes cumulées depuis une trentaine d’année, qui ont en commun l’absence d’envergure et une juxtaposition souvent synonyme de retour en arrière, déstabilisent et même démoralisent les enseignants. Pire, aucune d’elles n’aborde les sujets de fond.
Mais l’incapacité à réformer n’est pas seule coupable. Le système éducatif est prisonnier d’un dogme : la société française confie sans limite à l’école la responsabilité de définir le destin social des individus. Presque nulle part ailleurs on observe une telle emprise scolaire, une telle indexation du devenir personnel sur l’envergure du diplôme. Dans ce contexte, la problématique des inégalités et des injustices scolaires devient un enjeu essentiel, et d’autant plus considérable que la situation ou l’opinion des vaincus sont reléguées. Les catégories sociales qui tirent le meilleur bénéfice de la capacité du système à les conforter et à les reproduire n’ont guère de propension à le réformer… Exemple ? Les classes préparatoires. Très sélectives et onéreuses pour le système éducatif, elles visent les grandes écoles qui garantissent de hautes positions sociales et consolident la reproduction des inégalités. On doit aussi s’interroger sur l’efficacité et l’équité du dispositif, et sur la qualité véritable des élites qui en sont issues. Or qui "ose" poser le problème ? Personne. Car la totalité des élites – quelles qu’en soient les orientations politiques – se reproduit dans ce terreau. Chacun défend la culture, la science, la civilisation, la nation… ; la réalité est ailleurs : comment cuirasser mon intérêt et garantir à mes enfants une position sociale élevée.

… Ce que le sociologue Eric Maurin, dans son ouvrage La peur du déclassement (Seuil, République des idées, 2009), avait explicité : le spectre, pour soi et sa descendance, d’abandonner des privilèges décuple la motivation de les sanctuariser au détriment d’une meilleure justice et d’une égalité des chances plus grande…

Tout à fait. Mais comment pourrait-il en être autrement si l’on est convaincu que le destin social de ses enfants se joue sur leurs performances scolaires acquises à l’âge de 16 ans ? Le système des classes préparatoires est particulièrement condamnable car il interroge outre la reproduction des élites, consubstantiellement le devenir des "autres", de tous ceux qui "n’en sont pas". Ce dispositif commande la totalité du système scolaire, c’est-à-dire aussi l’échec et la manière dont sont traités les mauvais élèves.

Dans ce domaine aussi de la mésestime de soi ou de l’auto-déclassement résultant de l’échec face à la sacralisation scolaire, l’Hexagone affiche une grande singularité. Peut-on l’ausculter dans les racines sociales, culturelles, idéologiques du pays ?

L’école républicaine s’est construite comme un substitut de l’Eglise. Elle n’était pas une organisation simplement chargée d’instruire les enfants, mais, au-delà, de façonner les citoyens de la République de la même manière que l’Eglise avait pour dessein de "produire" des chrétiens. Dès lors, elle a connu des formes de sacralisation. Ainsi le certificat d’études faisait office de baptême républicain, et le baccalauréat de rite d’entrée dans la culture. Quant à l’absence de diplôme, elle était source d’indignité, comme le profane aux yeux de l’Eglise.

L’ostracisme, délétère, dont sont frappés les "exclus" du système éducatif, semble produire d’insoupçonnées répercussions. Ainsi, de même que les élites se sentent légitimes à participer au débat scolaire, les "échoués" ne se donnent pas le droit d’intervenir pour le propre compte de leurs enfants et s’excluent eux-mêmes du débat. La logique de "reproduction" affecte toutes les strates…

C’est dramatique. Et les manifestations sont multiples. Pourquoi les grandes confédérations syndicales interprofessionnelles défendant la classe ouvrière et a priori tout à fait légitimes sur le sujet de l’école, se taisent, considérant que ce dernier "appartient" aux enseignants et donc relève des compétences des organisations corporatistes ? C’est incompréhensible, surtout quand l’école ne traite pas très bien les enfants de la classe ouvrière. Mais l’école se voit attribuer un rôle sacré, une fonction de salut : on la charge de résoudre la plupart des problèmes sociaux, d’améliorer les mœurs et l’hygiène alimentaire, de développer l’économie et l’éthique personnelle, d’instaurer la mixité sociale et la tolérance, bref de "sauver" les gens et même le monde. Ceux qui échouent et n’en sont pas dignes deviennent donc coupables de commettre une faute morale.

La chaîne des responsabilités et des complicités est nombreuse…

A entendre les ministres de l’Education citer sans cesse Condorcet ou Jules Ferry, on affirme une tradition qui hypothèque toute remise en question, toute nouvelle perspective, tout débat dépassionné. Chaque réinterrogation du programme scolaire est considérée comme une "atteinte" et fait l’objet, dans les tribunes du Figaro comme du Monde, d’un déversement de tribunes dénonçant l’assassinat de la culture ou de la civilisation. L’enjeu de "l’ambition de la nation" s’est substitué à la seule véritable question qui vaille : qu’est-ce que les élèves peuvent et doivent apprendre ?

Le dogme de l’"ultra" chiffrage, quantification, marchandisation a contaminé l’ensemble des métiers. Y compris ceux qui relèvent du bien public et universel. La dévalorisation du métier d’enseignant et, au-delà, d’éducateur, résulte-t-elle de la perception qu’il n’a pas de rentabilité ? Jusqu’où l’enseignant doit-il être considéré comme un salarié "normal", à partir de quand doit-il être protégé dans ses particularismes ?

L’école est nettement moins marchandisée qu’on ne le pense. Au contraire des universités et des centres de recherche engagés dans une compétition nationale et internationale, les établissements ante-baccalauréat sont plutôt préservés. Evitons de faire porter à une supposée marchandisation la cause de l’incapacité du corps social à engager les réformes. Les effets négatifs des politiques peuvent être mesurés ; mais la rhétorique, commode, attribuant à un vague complot libéral l’origine des maux de l’Education nationale et un dessein destructeur, est fallacieuse. En revanche, les enseignants sont exposés à une mutation profonde, très mal supportée mais qu’il est tout à fait possible d’accompagner : le passage de la vocation à la profession.

Cette vocation, mais aussi la responsabilité et le sens même de l’enseignement évoluent, c’est-à-dire s’adaptent ou ripostent, au gré des mutations sociologiques. Comment celles que traverse la société française (mobilité et autonomisation tous azimuts, multiplication des sources de connaissances, éclatement de la cellule familiale, diversification ethnique et culturelle, etc.) réinterrogent-elles l’enseignement ?

Il est nécessaire, en 2013, d’affranchir le vocable "vocation" d’attributs excessivement romantiques. Autrefois, les enseignants étaient les bénéficiaires de l’autorité que l’institution elle-même exerçait sur la société. Ainsi, tout comme à l’Eglise que représentait le prêtre, c’est à l’Institution – l’école, mais aussi l’Etat et la République – que l’élève faisait allégeance, l’enseignant n’étant "que" l’incarnation, le passeur d’une autorité supérieure symbole de raison et de guide. "Si tu ne me respectes pas, respecte ce que je représente", pouvaient objecter les instituteurs aux enfants indisciplinés. Ce modèle s’est effondré, cet idéal est révolu, dans le sillage du transfert du schéma catholique vers le modèle laïc – tous deux adoptaient des modes de production, des systèmes de formation homogènes : séminaire, séparation des sexes, école normale, etc. Les causes de cette mutation sont multiples : l’autorité de l’institution s’est épuisée, on ne croit plus avec la même innocence ni à la nation ni au progrès ni à la science, le mécanisme de promotion sociale des catégories des élites populaires vers l’enseignement a décliné au profit de classes moyennes qui se "recasent" dans l’appareil éducatif. Résultat, l’enseignant ne se sent plus empli du même devoir et des mêmes investissements à l’égard de la société. La vocation telle qu’elle se définissait n’est plus ; place à une conception professionnelle du métier : "on" ne donne plus sa vie à l’école, on n’exerce plus au nom de sa foi en la République, en revanche on recherche et on éprouve une satisfaction professionnelle. Or, dans ce contexte de mutation, on échoue à définir une "professionnalité enseignante". Et c’est là l’une des grandes manifestations de l’impuissance politique, incapable d’"aider" au passage de la vocation à la profession. C’est cette transformation que le métier d’enseignant doit accomplir.

L’enseignant doit-il porter la responsabilité d’être éducateur ? Jusqu’où a-t-il cette responsabilité ou peut-être le devoir de se substituer aux carences éducationnelles dans une société que caractérisent le morcèlement, la mutation des repères traditionnels, les sollicitations consuméristes, mais aussi la dislocation de l’Etat ?

Le vieux modèle vocationnel républicain s’épuise, et cela affecte de nombreux métiers. Je milite pour que les enseignants soient recrutés à bac +1, formés dans des écoles professionnelles, et pour qu’ils apprennent le métier comme le font les Suédois, les Finlandais, les Japonais ou les Canadiens. De plus, l’école républicaine autrefois avait un projet moral et éducatif : sous-jacent à l’apprentissage de savoirs, il s’agissait de former un individu à se maîtriser, à communiquer, à être responsable, bref à se construire. Ce projet moral a malheureusement disparu. Chacun revendique une école équitable, juste, productrice de bons professionnels, mais personne n’est en mesure de dessiner l’essentiel : le "type d’individu" que l’on souhaite faire éclore. La communauté juvénile est confrontée au monde des savoirs et des évaluations. Le corps enseignant dénonce avec raison la décomposition des liens familiaux, la bêtise médiatique, une anomie généralisée ; mais, dépourvu de projet éducatif, concentré sur la performance et l’apprentissage des enfants, il contribue in fine à ce qu’il dénonce ! La société gagnerait à produire de jeunes adultes intellectuellement curieux, qui ont confiance en eux et dans les autres. Les jeunes sont unanimes : ils confient à l’école le soin de les préparer à être performants, et à leur entourage celui de les former en tant qu’individus. La problématique du contenu de la "mission" des enseignants est endémique. Et les manifestations, comme celles du temps de Claude Allègre ministre, refusant l’étiquette de pédagogues ou d’éducateurs, m’attristent. Comme les enseignants ne sont pas non plus des savants, alors que sont-ils ? Ce refus de la responsabilité éducative est, à mes yeux, inacceptable. Et même sotte, car la plupart des professeurs en réalité l’assument naturellement au quotidien. L’école – et, au-delà, les services publics – ne peut pas ignorer un fait : il lui appartient de participer, même modestement, à colmater la brèche, puisque la société n’assure plus suffisamment ses responsabilités en matière d’éducation. Mais cela exige de ne pas abandonner les enseignants à leur sort et de les armer dans ce sens.

Tout comme l’Eglise à l’endroit de la société, la question doit être posée pour l’école : doit-elle suivre ou résister à l’évolution de la société ? Parce que le monde est dur, doit-elle endurcir ? Parce que le monde est compétition, doit-elle préparer à être compétiteur ? Parce que le monde est individualisme, doit-elle former à vivre son individualisme ? Parce que le monde est travail, doit-elle façonner des travailleurs ? Bref, doit-elle servir la cause intrinsèque et intègre de l’être ou sa faculté à devenir acteur dans la société ?

L’école a vocation à résister, mais aussi à former des résistants. Il ne s’agit, bien sûr, pas d’isoler les jeunes des désordres et des passions du monde, mais simplement de les rendre plus intelligents pour comprendre le monde et y trouver, à partir de raisonnements autonomes, une place. Que voulons-nous que nos enfants sachent et maîtrisent ? Savoir être et savoir penser : voilà à quoi l’école doit former en premier lieu. Il est capital d’apprendre aux enfants à devenir de futurs acteurs de la démocratie. Or comment y parvenir dans un système éducatif à ce point non démocratique et qui n’accorde ni droit ni leçon de vie collective aux apprentis ? Pour cela, encore faudrait-il réintroduire ce qui manque cruellement : la notion de droits et de devoirs. Une bonne école, c’est une "communauté d’adultes" qui prend en charge une "communauté d’élèves" ; ce n’est pas une juxtaposition d’heures de cours saucissonnées sans cohérence ni lien ni sens entre elles. Plus la société se désocialise, plus l’école a le devoir de fabriquer des sujets "acteurs" et responsables.

Dès lors, peut-on "lire" la société dans le prisme de l’école, de l’enseignant, et de l’enseignement ? L’école (et ses particularismes) forment-ils un reflet de la société ?

L’école est un miroir, elle s’adapte à tout ce qui produit la mutation des comportements (nouvelles technologies, internet, téléphones portables, etc.). Mais que fait-on de ces bouleversements ? Comment les intègre-t-on à un projet éducatif ? Ces questions semblent ne pas intéresser grand monde. Prenons l’exemple de la mixité. On ne peut qu’y être favorable, mais des travaux sociologiques font état d’un durcissement des identités sexuelles, garçons et filles renforçant de leurs côtés leurs particularismes et faisant enfler les hostilités. Problème fondamental, qui interroge bien au-delà de son périmètre et devrait faire l’objet d’investigations et de partages au sein du corps enseignant. Il n’en est rien, la plupart des professeurs considérant le sujet extérieur à leur stricte mission d’enseigner. Comment s’étonner alors que dès huit ans des enfants proposent eux-mêmes d’être formés par internet faute de percevoir l’intérêt véritable de l’école ?

Les enseignants sont, légitimement, en crise de reconnaissance. Or, dans une société à ce point ligotée au diktat comptable, est-il encore possible d’évaluer le mérite et la performance selon des critères désindexés de la dictature chiffrée ? Comment reconnaître officiellement et concrètement un enseignant dont l’investissement personnel ou les qualités de pédagogue sauvent un élève de la déscolarisation, éveillent un autre au plaisir de lire ou au goût des mathématiques, révèlent chez un troisième un potentiel de savoir-être et de savoir-faire grâce auxquels il apprend la confiance ?

Le système éducatif s’est calé sur le simple critère de l’ancienneté pour procéder, mécaniquement, aux promotions. Pendant très longtemps, le maître rendait des comptes à l’inspecteur qui rendait des comptes au Ministre qui rendait des comptes à la nation. Cette méthode est révolue. Les parents attendent énormément de l’école, et notamment qu’elle soit capable de dire ce qu’elle fait. Et on ne peut qu’y souscrire. Parce qu’il paie des impôts qui financent l’éducation, chaque citoyen est en droit de savoir ce que le système produit, si les enfants progressent et ce qu’ils apprennent, etc. Le monde éducatif doit rendre des comptes, non seulement à l’institution qui l’héberge mais aussi aux citoyens qui le rétribuent et lui confient leurs enfants. Chaque enseignant a besoin de savoir ce qu’il fait, et doit même accepter, dans le supérieur, d’être évalué par les étudiants. Tout cela est certes dérangeant pour les professeurs habitués à la simple évaluation de leur tutelle, mais c’est pourtant essentiel pour les accompagner dans leur propre progression. C’est aussi une manifestation de la démocratie.
En revanche, dans le primaire ou le secondaire, le raisonnement doit être différent. Evaluer individuellement les enseignants n’est pas opportun. Et d’ailleurs plusieurs études menées aux Etats-Unis démontrent les limites d’un système pervers à la satisfaction duquel les professeurs se consacrent en priorité au détriment de l’éducation des enfants. En revanche, je souscris à l’évaluation de l’établissement. Ainsi pourrait-on récompenser ou sanctionner le projet éducatif dont la qualité résulte de la volonté de chaque enseignant de contribuer à un dessein collectif. Ainsi est-on personnellement concerné par le comportement et l’engagement, positifs et négatifs, de son confrère. Dans ces conditions, toutes les difficultés professionnelles ne pourraient être ignorées et les enseignants pourraient être aidés… Cette dimension permettrait aussi de développer une solidarité entre professeurs, trop souvent anémique. Comment ne pas me remémorer ces collègues rentrant en larmes d’un cours et qui s’isolaient au fond de la salle des professeurs sans que personne ne vienne les secourir… Le monde de l’enseignement est d’une solitude absolue au nom de l’autonomie de chaque enseignant. L’enseignant perfectible ou fragile ne sera jamais aidé ; ses collègues feront en sorte de ne pas placer leurs enfants dans sa classe. A toutes ces conditions, la fonction éducative pourrait être activée, et chacun pourrait se sentir pleinement "responsable". Enfin, alors que le contexte sociétal et notamment la remise en cause des autorités parentale et professionnelle rendent l’exercice du métier d’enseignant de plus en plus difficile, un tel dispositif d’évaluation constituerait une aide précieuse.

Or, paradoxalement, les syndicats enseignants semblent nettement plus enclins à défendre la surface que la racine du problème : les conditions de travail plutôt que l’origine du mal-être. Et in fine l’image et la réputation des enseignants se dégradent dans la société…

Effectivement, et de manière très injuste. La stratégie syndicale cherche seulement à limiter certains problèmes plutôt qu’à s’attaquer au fond. Tout le monde, et en premier lieu les enseignants en pâtissent. Pourquoi les professeurs des lycées parisiens les plus protégés se plaignent – du niveau des élèves, du comportement des parents, de la sclérose administrative, etc. – quand leurs homologues suédois, canadiens, australiens des établissements de quartiers défavorisés affichent un moral qui ne peut que nous surprendre…

Intrinsèquement, la France n’est pas une terre d’entrepreneurs. Les causes sont multiples : histoire politique, administrative, sociale, économique, culturelle… mais aussi ce fonctionnement du système éducatif qui est lui-même la négation entrepreneuriale. N’étant pas encouragés à être entrepreneurs dans leur parcours professionnel, les enseignants peuvent difficilement former les enfants à développer un esprit d’entreprendre…

Là encore surgit un lourd problème. D’une part, le vocable même "d’entrepreneur" est négativement connoté, tout comme l’adjectif et le substantif "libéral" alors qu’hors de l’Hexagone il porte les principes d’égalité, de justice, d’État-providence et de tolérance… La France souffre d’une sorte de "théologie scolaire", similaire à la théologie cléricale, concédant à l’État central la responsabilité d’uniformiser les process et de tout contrôler. L’Eglise a eu son Vatican II, mais le système éducatif n’a, lui, pas fait son aggiornamento. Toute évocation de "formation professionnelle à l’école" suscite la peur et la colère : va-t-on soumettre les enfants au "mal" capitaliste ? semblent dire les contempteurs. Le monde enseignant ne manque pas, loin s’en faut, de sujets qui entreprennent. Malheureusement, l’administration constitue un obstacle, souvent rédhibitoire. Toute tentative d’innover, de proposer des modes alternatifs d’enseignement davantage adaptés au profil des enfants, est une épreuve. Enfin, n’oublions pas le dogme, si spécifique au système français et source de ses blocages : le faux conflit syndicats – administration. Tous deux forment en réalité un couple et se contrôlent mutuellement, dissuadant tout – et notamment les initiatives nouvelles et audacieuses – ce qui peut remettre en question les habitudes et les convictions, aussi dépassées ou inopérantes soient-elles. Ils s’accordent à maintenir le système dans la pesanteur et l’immobilisme. Et ainsi, toute expérimentation réussie est étouffée au lieu d’être essaimée. "Au moins, faites en sorte que la machine administrative ne décourage pas ceux qui entreprennent, bousculent, inventent", ai-je envie de transmettre, comme seule requête, à Vincent Peillon.

Les doctrines anti-capitalistes, anti-marchandes, même anti-entreprises n’épargnent effectivement pas le corps social de l’Education nationale. Et notamment la corporation des professeurs d’économie. Ces derniers doivent-ils être autorisés à teinter leur enseignement d’idéologie, quelle qu’en soit l’orientation ?

Je participais à une commission de réforme des programmes des sciences économiques et sociales. J’en ai démissionné il y a trois ans. La raison ? Le découragement face à des débats qui se concentraient sur le volet théologique ou doctrinaire du programme – "que faut-il enseigner pour que cela profite à la sociologie et à l’économie ?" – au détriment de la seule interrogation qui vaille : qu’est-ce qu’il est utile qu’un élève apprenne ? La rhétorique antilibérale et anti-entreprise au sein du corps enseignant est une réalité, parfois incohérente quand on sait combien l’univers de l’école, obsédé par les classements, soumis aux diktats de l’hyper sélection et de l’hyper compétition, opposé aux choix de carrière des élèves et capable de délaisser les plus vulnérables, est lui-même d’une extraordinaire brutalité ! Et cela, on peut le juger aux maux de ventre des enfants, à leur angoisses devant les notes dès le primaire, à leur peur – conjuguée à celle, souvent motrice, des parents – d’échouer. Cet univers de l’école a, pendant longtemps, revendiqué une sorte de havre de paix, même une leçon de sagesse et d’exemplarité en riposte à la "brutalité" de la société, notamment économique. Ce temps est révolu parce que l’école elle-même est devenue brutale et dénonce la brutalité réelle du capitalisme pour cacher sa propre violence.

En la matière, l’enjeu éducationnel est de placer l’élève dans les conditions de développer un esprit critique sans pour autant orienter ou conditionner ce dernier…

C’est fondamental, mais cela interroge la nature des modes d’apprentissage. Or quels sont-ils lorsque les études internationales établissent que les jeunes Français, pourtant parmi les plus favorisés de la planète, sont les plus pessimistes sur leur propre sort, n’ont pas confiance en eux, ou se jugent massivement en situation d’échec ? Quels sont-ils lorsque 80 % des élèves français en situation d’incompréhension n’osent pas interpeller leur maître alors que 80 % de leurs alter egos américains ou suédois lèvent le doigt dans hésitation ? Comment, dans des conditions aussi peu encourageantes, aussi peu accueillantes développer un esprit critique ? Le drame est que les élèves ont souvent compris que ce qui est vraiment intéressant dans la vie et utile à leur construction d’homme est inaudible dans l’enceinte scolaire. Plutôt que d’esprit critique, l’école développe la résistance à l’école, une forme de désillusion pessimiste…

Ce que chanta merveilleusement Leny Escudero dans Le cancre. Nourrir l’humanisme et l’éthique de son auditoire figure-t-il seulement encore parmi les prérogatives majeures de l’enseignant ? Comment doit-il les traiter pour les affranchir de toute morale ou idéologie ?

La société ne peut pas fonctionner sur le caractère aléatoire de l’héroïsme personnel, surtout dans un environnement autant porté au maintien des arts et traditions éducatifs. Espérer créer une éthique n’est pas raisonnable ; mais on peut aspirer à façonner les conditions d’une responsabilité. Et celle-ci, les établissements doivent l’assurer à l’égard des élèves non seulement dans leur apprentissage technique mais dans leur comportement général – vie collective, ambiance à la cantine, attitude lors des ateliers théâtre ou sport, relations garçons-filles, etc. D’autre part, les maîtres doivent disposer de compétences professionnelles et didactiques plus grandes. Or en France les chiffres sont éloquents : pourquoi un élève sur quatre connait-il de très grandes difficultés de lecture en CM2 ? Les explications dénonçant la paupérisation des conditions sociales ne sont pas totalement acceptables, car d’autres pays occidentaux n’étant pas mieux lotis ont cependant moins d’échecs scolaires précoces. Les pays protestants disposent à ce titre d’un avantage : ils ont su "fabriquer" des établissements scolaires de droit plein et entier sur le modèle de la communauté démocratique des croyants réunie autour du pasteur. En France, les établissements sont à l’image des paroisses : un échelon intermédiaire, asservi à une autorité supérieure – le ministère pour les premiers, le Diocèse pour les secondes – et donc dépourvu de véritables autonomies et responsabilités décisionnelles. Les répercussions sont pléthore. Parmi elles : l’affectation des enseignants, orchestrée par un ordinateur selon des paramètres bureaucratiques et rationnels alors qu’un système de cooptation assurerait de bien meilleurs résultats.

"La France a préféré la méritocratie scolaire à la méritocratie économique", observez-vous. En cause : "Une réussite par l’argent perçue nettement moins digne et honorable que la réussite par les études et les diplômes". Peut-on travailler à rééquilibrer la perception de ces réussites ? Surtout à l’aune d’une conjoncture qui ne récompense plus la méritocratie scolaire, si l’on en juge par l’impressionnante tension du marché de l’emploi des jeunes diplômés…

C’est un chantier considérable. Comme l’a bien détaillé Philippe D’Iribarne dans Le sens de l’honneur, la Révolution française fut certes une formidable affirmation d’égalité démocratique, mais elle répandit aussi le rêve secret, pour chacun, d’accéder au cénacle de l’aristocratie… D’aucuns vivent constamment dans l’ambivalence : notre société est à la fois fondamentalement démocratique et elle défend aussi âprement toutes sortes de rangs et de castes. La méfiance à l’égard de l’argent émane de l’aristocratie et du clergé, de tous temps suspects à l’endroit des réussites ou des fortunes soudaines. Or nous vivons dans un monde pleinement capitaliste, certes pour le pire mais parfois aussi pour le meilleur, car l’argent est moteur d’autonomie et de liberté. Nous devons apprendre à assumer davantage de cohérence. Reconnaissons enfin qu’à l’ère d’une financiarisation extrême et mondialisée qui dénature et défigure dans l’opinion publique l’acte vertueux des entrepreneurs, tisser une relation saine à l’argent devient compliqué. Les "revenus obscènes" et la grande pauvreté n’aident pas à apaiser le rapport à l’argent.

A quels types de fractures, au sein de la société, le double désajustement des diplômes et des emplois, et des mérites scolaire et professionnel, et la perception consubstantielle de l’injustice préparent-ils ?

L’accumulation des fissures peut provoquer une profonde fracture. Le découragement et la résignation devant la possible inutilité de l’enseignement ont gagné les esprits. Le décrochage scolaire est une réalité, puisqu’il affecte chaque année jusqu’à 150 000 élèves. De leur côté, la plupart des recruteurs sont complices, puisqu’ils sont rivés sur les diplômes et participent à l’exclusion des plus vulnérables. Le poids des qualifications scolaires leste le dynamisme du système productif et nourrit une logique de reproduction et de consanguinité à l’intérieur même des entreprises. Jusqu’à présent, on faisait face à des enfants qui découvraient, lors de leur cursus, leur inaptitude au système éducatif : dorénavant apparaissent des élèves qui d’emblée et a priori n’ont pas confiance dans ledit système et se disqualifient. C’est ce qui caractérise les ghettos américains. Et c’est le pire des spectres. Seules solutions : d’une part que l’école soit davantage éducative, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux individus, à leur personnalité, à leurs champs singuliers, de réalisation ; d’autre part que les diplômes occupent une place moins importante dans la vie sociale. Ainsi les non diplômés auront davantage d’opportunités, et les diplômés seront "allégés" d’une injuste rente.

L’école devait occuper une place centrale dans le dispositif visant à corriger l’inégale distribution des chances, elle a longtemps porté les espoirs de justice sociale et d’intégration nationale. L’échec est total… N’est-ce pas davantage dans l’accès – à un bon enseignement, à un bon établissement, au bon quartier, plus tard aux bons réseaux – que l’on constate à la fois la plus insupportable des inégalités et la pire incapacité du système éducatif ?

Pour l’essentiel, les inégalités scolaires sont le produit des inégalités sociales, et donc diminuent ou progressent proportionnellement à la réduction ou à l’accroissement de ces dernières. Or en France, au contraire du Canada, l’envergure des inégalités scolaires est bien supérieure à celles que laissent supposer les inégalités sociales. En cause : une culture scolaire sélective, et la perception qu’il n’existe aucune autre opportunité de réussite que l’école. Ce qui par ailleurs enjoint de taire définitivement les chimères dorées et récurrentes qui confèrent à l’école un levier d’ascenseur social ou la responsabilité de résoudre tous les maux de la société et de l’individu. Faut-il pour autant abdiquer ? Non. Une meilleure qualité d’établissements et de l’offre éducative serait décisive. Tout comme un plus grand brassage, afin que les meilleurs et les "pires" des élèves ne se concentrent pas dans les meilleurs et les "pires" établissements.

Sans doute. Mais la société est bouleversée. Elle s’est durcie, compartimentée, précarisée. Qui donc ne veut pas le meilleur et le plus sûr pour ses enfants ? Qui donc est déterminé, au nom de cette nécessaire double contraction des inégalités scolaires et sociales, à ne pas placer son enfant dans les établissements les plus performants et les plus protégés des "mauvaises fréquentations" ? Le dessein et l’œuvre républicain, vers lesquels les citoyens ont longtemps convergé, volent en éclats…

… Et c’est bien pour cette raison qu’il faut saisir le problème à bras le corps ! Cela passe en premier lieu par la constitution d’équipes solides, par la fidélisation des meilleurs et des plus entreprenants professeurs, mais également par une stratégie d’implication des parents d’élèves. Les études le démontrent : plus ils sont informés, sensibilisés, mobilisés, responsabilisés à l’égard de leurs enfants et associés aux enjeux, y compris scolaires et pédagogiques, de l’établissement, plus le niveau des élèves progresse. Enfin, il est impératif de fournir les clés pour se déplacer dans les méandres de l’administration, pour simplement obtenir les informations utiles à la compréhension du système comme des enjeux de l’orientation. Pour autant, il faut raison garder : l’école ne va pas sauver le monde.

Certes. Mais elle a le devoir d’apporter une réponse à la parcellisation, à la paupérisation, à la communautarisation, même aux dérives de radicalisation ethnique ou religieuse qui infectent la société et menacent son équilibre. Comment doit-elle travailler à un meilleur vivre ensemble entre des populations de plus en plus cloisonnées et imperméables les unes aux autres ?

Si l’école publique ne s’y emploie pas, qui le fera ?

… L’école privée ?

Le succès des établissements privés – y compris dans les couches sociales très populaires – résulte en premier lieu du mécontentement des parents pour l’école publique, mais aussi de l’assez grande similarité entre ces deux familles. L’école publique a été conçue pour résister à ces forces d’éclatement, et pour cela requiert un support d’équité et une vocation éducative. Si ledit système poursuit sa marche en avant vers une compétition tous azimuts, vers une production de diplômes réservée à un aréopage privilégié et dépouillée de tout projet éducatif, alors il y a de quoi être très inquiet. Car alors la mission première de l’école publique : "faire commun", aura disparu. De 3 à 16 ans, l’école doit dispenser un seul et même enseignement. C’est la condition d’une plus grande égalité. Si ce projet échoue, le privé ne pourra que se développer. Il est temps de rappeler qu’au nom de l’intérêt général, pas plus que l’hôpital aux médecins ou l’armée aux militaires, l’école n’appartient pas à la "machine" – ministère, administration, établissements, enseignants – Education nationale.

La discrimination positive aura constitué aux Etats-Unis un levier capital pour tenter d’inverser l’injustice dont les populations "éthniquement" défavorisées étaient frappées. En France, Richard Descoings avait instauré à l’IEP Paris un système, hautement médiatisé, chargé de contrer l’injustice "sociale" que subissent les jeunes des quartiers difficiles. Ces dispositifs destinés à riposter aux injustices ont eux-mêmes créé d’autres formes d’injustice ou d’autres perceptions de l’injustice. En réalité, on ne corrige pas l’injustice, on doit en revanche attaquer son origine…

Tout dispositif de discrimination positive doit être abordé avec beaucoup de prudence et de retenue. Il n’a de légitimité et d’intérêt que s’il est fondé sur des critères de mérite exclusivement personnels et non sur de supposés mérites de "groupe" : les groupes n’ont pas de mérite. Les membres des "minorités visibles" n’aspirent aucunement à un régime de faveur, synonyme d’atteinte à leur dignité. Les dispositifs visant à saupoudrer dans les prestigieux établissements quelques poignées de jeunes méritants issus des quartiers défavorisés ne sont pas inutiles mais font office de poudre aux yeux et ne résoudront aucunement le problème ; le véritable enjeu porte sur la qualité de l’enseignement dispensé à ceux qu’on envoie en lycée professionnel dès la troisième. Or ils sont chaque année plusieurs dizaines de milliers, et sont dans, leur immense majorité, issus de catégories sociales désavantagées. Il n’est pas difficile de sélectionner une vingtaine de banlieusards ultra-brillants pour les envoyer à l’Ecole Polytechnique ; en revanche, abaisser le taux d’illettrisme de 20 % à 10 % chez les enfants de 10 ans, donner aux adolescents le plaisir d’apprendre et donc la possibilité de se "construire", voilà un vrai et beau défi. Et bien plus difficile à exaucer.

"L’école demeure perçue comme la grande machine à distribuer les inégalités légitimes, et la justice consiste à limiter les effets des inégalités sociales sur la sélection scolaire". Que doit-on circonscrire aux inégalités légitimes et justes ? Au-delà du périmètre scolaire, selon quels critères doit-on distinguer justes et injustes, légitimes et illégitimes, utiles et délétères inégalités ?

Question extrêmement complexe. La pratique des échecs et du tennis vous apprend à endosser seul la paternité du succès ou la responsabilité de la défaite. L’école rêve d’être ainsi : un espace qui a neutralisé toute ingérence, toute influence extérieure pour assurer des conditions équitables de compétition. Mais ce rêve est chimérique car si le mérite est louable, on ne peut rien face au facteur "chance" et à l’influence des inégalités culturelles et sociales. Les études démontrent ainsi que la beauté physique de l’élève n’est pas étrangère à ses performances scolaires, car les professeurs sont davantage attentifs, la confiance personnelle est plus élevée, l’aura auprès des camarades et donc le rayonnement sont plus grands. Est-ce un mérite ? Non, bien sûr. Naître dans une famille stable et cultivée est une chance qui se transforme automatiquement en mérite scolaire. Est-ce vraiment mérité ? La fiction du mérite est utile, mais elle ne doit pas devenir fantasme. La compétition méritocratique est la seule manière d’allouer des individus à des positions sociales inégalitaires. Mais ce mécanisme juste a priori peut engendrer de très grandes inégalités. Il faut donc être méritocratique sans aller au bout de cette logique et ce soucier surtout du sort de ceux qui n’ont pas de mérite.

L’inégalité est "aussi" motrice, elle encourage le dépassement de soi…

Absolument. Contrairement aux idées reçues, toutes les catégories socio-professionnelles sont favorables au mérite et à des inégalités qui sanctionnent l’effort. Ce n’est pas l’apanage des cadres. Ainsi, la population ne revendique aucun égalitarisme, et même reconnait que les écarts de salaires indexés au degré de responsabilité sont normaux…

Mais jusqu’où ? Henri Ford plaçait sur une échelle de 1 à 40 l’écart maximum admissible. Aujourd’hui, quelques dirigeants perçoivent en un seul exercice l’équivalent de 300 années de SMIC. Dans le même temps, l’INSEE rappelle qu’à postes similaires les femmes sont en moyenne rémunérées 28 % de moins que leurs homologues masculins. Et face à de telles injustices, la société est résignée. A quoi attribue-t-on cette atonie ? Ne témoigne-t-elle pas qu’au fond de chacun plus essentielle que l’inégalité apparaît la perspective, même inatteignable, d’être un jour du "bon côté" ?

Ce qui est en cause, ce sont les inégalités excessives et les inégalités non méritées. La société a pour responsabilité de contenir l’amplitude des inégalités de telle sorte qu’elles ne cassent pas le sentiment d’unité. L’inégalité est considérée obscène lorsqu’elle marginalise, lorsqu’elle exclut de l’humanité que l’on croyait encore partager, lorsqu’elle donne le sentiment que "l’on n’est plus du même monde". Cela advient lorsque les grandes richesses deviennent abstraites, que leurs propriétaires ne sont plus accessibles, et que les lieux ou les circuits de production de ces richesses ne sont plus compréhensibles. Dans le vieux modèle de société "communo-gaulliste", le patron était certes riche et puissant, mais il était là, présent, visible, la perception d’inégalité liée aux écarts de rémunération était donc plus acceptable.

L’un des facteurs majeurs de transformation du travail est l’apparition de l’autonomie. Elle devrait être un levier unanimement apprécié de valorisation du travail. En réalité, elle est sous les feux d’une critique multiple : notamment celles de l’aliénation et d’une supposée capture, par les dirigeants d’entreprise et les systèmes managériaux, de la liberté. Elle conditionne le double exercice du pouvoir et des responsabilités. Lequel est de plus en plus diffus, disséminé, parfois même invisible, et est affaibli par le phénomène tentaculaire du principe de précaution. Par la faute de cette dilution de "l’auteur décisionnel" qui affecte principalement les entreprises grandes et mondialisées, mais aussi toute l’administration, a-t-on perdu le sens de la responsabilité ?

Les enquêtes conduites auprès des ouvriers montrent une grande nostalgie pour cette époque du patron reconnu, et simultanément un rejet du néo-management actuel aux ordres de "chefaillons" et d’une hiérarchie invisible et fuyant ses responsabilités. Un néo-management pervers, et qui place les subordonnés dans une incertitude permanente érigée en dogme. Or la routine est tout aussi bonne, y compris pour l’organisation du travail. Laquelle, parce qu’elle est sans cesse remise en question, réévaluée, redimensionnée, est vécue comme une entrave à l’exercice de son métier et apparaît même en tête des motifs de souffrance. Alors on se résigne, on aborde tout changement, toute nouvelle méthode comme ponctuels et voués à être reconsidérés quelques mois plus tard, on se démotive, et on se recroqueville pour ne pas s’exposer.

Dans le domaine du travail, certaines injustices sont condamnables – discrimination, amplitudes des rémunérations hommes/femmes, etc. -, mais la plupart résultent d’un cadre référent extrêmement hétérogène et se soumettent à une appréciation tout aussi plurielle. Il n’empêche, la conjoncture peut objectiver aujourd’hui des injustices hier subjectives. Les exemples ne manquent pas. Notamment l’écart de traitement et de privilèges entre l’artisan et le fonctionnaire territorial, entre l’ouvrier et le cheminot, apparait de plus en plus insupportable "objectivement" et participe à fissurer le "faire sens ensemble"…

Nous évoluons dans un sale climat. S’installent le sentiment que chacun est menacé, la préoccupation de protéger coûte que coûte son acquis et sa position, et donc une haine à l’égard de ceux susceptibles de les mettre en danger. Ce climat est très "Années 30". D’autre part, le monde du travail est très hétérogène. Reconnaître le mérite chez un enseignant universitaire ou un commercial en informatique ne peut répondre aux mêmes critères. Or dans le même temps, nous évoluons dans un univers de comparaison, avec la perception que la reconnaissance des uns menace celle des autres.

Finalement, qu’il s’agisse d’entreprise industrielle ou d’établissement scolaire, les réponses à l’ensemble des maux convergent vers un même vocable : l’exemplarité…

Les acteurs sociaux sont nettement plus consistants, pertinents et responsables qu’on ne le dit. Au sein de l’école, cela signifie qu’on ne peut espérer endiguer les retards, les absences, la discourtoisie, le désintérêt des élèves si les professeurs eux-mêmes ne donnent pas l’exemple. C’est à cette seule condition qu’il sera possible de restaurer un rapport à l’autorité aujourd’hui dénoncé par ceux-là mêmes censés l’appliquer mais qui s’en déjugent ou s’en affranchissent. L’exercice de l’autorité est considéré comme un "sale boulot" alors qu’il constitue en réalité un extraordinaire régulateur et le meilleur rempart aux dérapages. Mais les enseignants ne se sentent guère soutenus et il arrive que le mauvais exemple vienne d’en haut.

Crise d’autorité, crise de responsabilité, crise d’exemplarité, crise de démocratie : la crise que traverse la France est bien davantage "humaine" et sociétale qu’économique et sociale…

Effectivement, le malaise est protéiforme mais trouve sa racine essentiellement dans les comportements.

La société est en proie à une "désarticulation sociale" et à l’éclatement des repères. Déterminer des critères universels, acceptés de tous, récompensant le mérite et la reconnaissance, devient alors impossible. Par ailleurs, les particularismes matérialistes et consuméristes provoquent de nouveaux sentiments d’inégalité ou d’iniquité liés à l’incapacité d’assouvir un souhait ou d’accéder à un produit qui semblent abordables, qui semblent "faire" société et lien social (ex. smartphones). Des injustices hier tolérables sont aujourd’hui intolérables (et vice-versa). Longtemps, le citoyen "de gauche" confia à l’Etat le soin de corriger les injustices et espéra qu’il existait une vision "républicaine et nationale" de la justice. L’érosion des compétences de l’Etat et sa propre inexemplarité, la contestation croissante des organes publics – y compris dans le domaine de l’enseignement – censés assurer la justice, trouvent-ils des palliatifs au sein d’autres organisations de la société ?

Pendant longtemps, les citoyens ont éprouvé le sentiment qu’ils "faisaient société", que leurs particularismes sociaux, professionnels, politiques, religieux, n’étaient pas un obstacle à la solidarité qui avait pour socle la nation, le travail, et pour charpente une souveraineté politique à laquelle tous souscrivaient. L’État commandait, de manière rassurante, la vie sociale et "homogénéisait" la culture nationale. Aujourd’hui, la nation continue d’être une réalité, mais la perception grandissante est qu’elle se dilue, s’échappe. Et se radicalise. Les représentations intermédiaires s’affaissent, libérant les angoisses et enflant les replis, y compris identitaires. Le jeune cadre trilingue rompu aux nouvelles technologies et aux règles de la mobilité n’est pas affecté. Mais toute cette partie de la population exclue des nouveaux paradigmes de la société mondialisée vit dans la peur, et veut confier son avenir aux sauveurs et aux imprécateurs qu’elle croit capables de la protéger de ce qu’elle ne comprend pas. Cette situation est comparable à celle du début du XXe siècle. Nombreux étaient ceux qui, écartés des bouleversements technologiques de l’époque, étaient paniqués par ce progrès qu’ils ne saisissaient pas et par l’irruption de nouvelles inégalités qu’ils ne maîtrisaient pas. Ils ne tombaient pas, mais anticipaient ou simplement redoutaient la chute. La fameuse "peur du déclassement" chère à Eric Maurin.
 

Propos recueillis par Denis Lafay (Acteurs de l’économie) | 13/05/2013

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