In Sciences Humaines – le 14 mai 2013 :
Accéder au site source de notre article.
Partout dans le monde, on bâtit des murs et des centres de rétention pour endiguer l’afflux de migrants. L’anthropologue Michel Agier analyse les effets d’une telle politique.
Pas moins de 18 000 kilomètres de murs ont été bâtis à travers le monde afin de renforcer les frontières nationales. Entre les États-Unis et le Mexique, entre la Chine et la Corée du Nord, entre l’Arabie Saoudite et le Yémen. La Grèce a commencé la construction d’un mur le long de sa frontière turque pour empêcher l’arrivée de clandestins en Europe. Immobilisés, certains migrants se retrouvent alors placés dans des camps de réfugiés, de déplacés, des zones de transit. Depuis plus de dix ans, l’anthropologue Michel Agier étudie les espaces d’urgence et d’exception que constituent les campements de migrants et les camps de réfugiés, aussi bien en Guinée, Sierra Leone ou Zambie qu’en Cisjordanie ou en Europe. Dans ces lieux à part, rapporte-t-il, la vie s’installe et se développe, des villes ou des ghettos se forment. Les migrants finissent par habiter la frontière et la faire leur. Dans son dernier ouvrage, La Condition cosmopolite(2013), M. Agier invite à reconsidérer les rôles du mur et de la frontière, qu’il voit en tout point opposables. Tandis que la frontière permet la relation et l’échange, le mur fait des migrants des « indésirables » et autorise, dans le cadre des politiques antimigratoires, toutes les violences. M. Agier invite à explorer les possibilités d’une politique de la frontière et de l’hospitalité en lieu et place d’une politique du mur et de l’encampement du monde.
Comment se définit une frontière ?
Nous vivons tous et tout le temps, dès que nous nous déplaçons un minimum, avec des frontières, des seuils, et nous ne cessons d’en franchir. La frontière est un lieu, une situation ou un moment qui ritualise le rapport à l’autre et, en ce sens, nous en avons toujours besoin. Par ailleurs, la frontière fonctionne toujours avec des médiations, tels que des divinités tutélaires et protectrices, des portiers ou des traducteurs. Ces derniers nous permettent de comprendre sur le plan linguistique ou culturel la relation qui se noue entre deux personnes qui ne se connaissent pas mais se rencontrent en une situation de frontière, d’abord incertaine.
Une des situations de frontière le plus souvent rappelées, mais ce n’est la seule, est celle qui sépare les États-nations. Ne pouvant ni entrer sur un territoire ni retourner dans leur pays d’origine, certains migrants se trouvent pris dans des zones d’attente, où la frontière s’élargit dans l’espace car on construit de plus en plus de zones d’attente, de camps et campements de transit, et où elle s’étire dans le temps car les périodes d’indétermination du statut s’allongent pour davantage de personnes. Ces zones créent des moments où l’on ne sait plus très bien qui l’on est ni où l’on est, des moments de latence sociale et identitaire. Le camp est la forme exacerbée de ce type de frontière.
Comment les camps de réfugiés ou de déplacés se forment-ils ? Comment sont-ils gérés ?
Les camps, les centres de rétention, les zones de transit, les camps de déplacés sont situés dans l’entre-deux des zones extraterritoriales, qui ne relèvent pas d’une juridiction nationale. On retrouve ces zones extraterritoriales dans les aéroports : bien que vous soyez dans l’aéroport de Roissy, vous n’êtes pas en France, vous ne relevez pas de la juridiction française.
Dans le cas des réfugiés, l’existence du camp dit humanitaire peut toujours s’expliquer par des causes locales, régionales, soit de protection des personnes elles-mêmes, soit pour éviter des contacts entre des populations qui pourraient se faire la guerre. Le passage des frontières et le regroupement en camp dans un pays autre, en général juste limitrophe, assurent la sécurité hors du domaine de la guerre proprement dit et éventuellement hors des règlements de comptes qui peuvent lui être associés, comme on le voit avec les camps de réfugiés afghans au Pakistan ou libériens en Guinée il y a quelques années. Mais ce que j’ai observé après de nombreuses années de recherches sur ces espaces, en Afrique notamment, et hors de tout jugement moral, c’est que l’orientation politique et sociale de ces situations est assez représentative de la « gouvernance mondiale » qui multiplie et durcit les séparations, les mises à l’écart et les administrations séparées des « populations », en particulier des plus indésirables. Observez ce qui se passe en ce moment en France à propos des Roms ; la tentation de former des camps humanitaires stabilisés devient la réponse « tolérée » face à leur rejet insistant du cadre ordinaire de la vie sociale, dans les villes ou les périphéries.
Tout cela crée, qu’on le veuille ou non, de plus en plus d’espaces de confinement, de mise à l’écart. J’ai utilisé les termes d’« encampement » et de « gouvernement humanitaire » pour désigner cette solution politique de placement et gouvernement des gens à part, dans les camps et dans une certaine exception juridico-politique, une exclusion sociale aussi. Gouvernés par des instances qui ne relèvent pas de l’État, les camps et leurs habitants sont considérés dans ce mode de gouvernement lui-même comme des victimes et non comme des citoyens, ce qui ne veut pas dire que les gens eux-mêmes se considèrent de la même façon. Plus ou moins tôt ou tard, un conflit de sens et parfois des conflits tout court se font jour dans et autour des camps opposant leurs habitants (réfugiés, déplacés, migrants) aux agences onusiennes, aux organisations humanitaires locales et internationales qui les « gèrent ». Ces conflits sont d’un nouveau type, ils ont un caractère urbain et politique ; et ils expriment en même temps cette tension et cette instabilité inhérentes aux situations de frontière.
« Les camps deviennent parfois de véritables villes », dites-vous. Est-ce que ce constat ne les réhabilite pas finalement comme des espaces de vie possible ?
Assez vite, les camps se transforment et deviennent les lieux d’une urbanisation, mais inachevée. Cette transformation inachevée est plus évidente encore lorsqu’ils durent cinq ans, dix ans ou trente ans. Voyez par exemple les quatre camps de Dadaab, au nord-est du Kenya. Créés en 1991, ces camps abritaient 125 000 personnes en 2000. Ils comptent plus de 450 000 réfugiés aujourd’hui, en majorité somaliens. Contre l’avis des organisations internationales, les habitants s’étalent, construisent des extensions, font du commerce. Apparaissent finalement des formes de villes ou de bidonvilles. Ce qui constitue au départ une forme de refuge, devient progressivement un lieu où l’existence sociale se développe. De ces camps j’ai puisé l’inspiration pour deux nouvelles directions d’enquêtes et de réflexion. Deux ouvrages en rendent compte simultanément. D’une part, Campement urbain (2013) approfondit la réflexion sur les urbanisations marginales toujours liées à une forme ou une autre d’exil. Car j’avais d’abord élaboré une théorie de l’évolution logique du camp vers la ville, les camps étant des villes en devenir. Mais dans la mesure où ces formes-là restent closes, elles créent non pas des villes mais, de fait, des ghettos. J’ai alors mis en relation le camp, le campement informel et le ghetto pour comprendre leur logique commune.
D’autre part, dans La Condition cosmopolite (2013), j’ai approfondi l’enquête antérieure en m’intéressant à toutes les situations de frontière, c’est-à-dire aux espaces, moments et mondes sociaux de l’entre-deux. C’est là que l’on fait la découverte de l’étrangeté relative de l’autre, ou encore cette expérience particulière de l’étranger dans son labyrinthe… dans un monde nouveau qui est d’abord incompréhensible, un travail culturel sur soi transforme le migrant, lui donne une distance relative et une certaine intelligence du monde fondée sur l’expérience. Tout cela caractérise la condition cosmopolite aujourd’hui, même lorsque celle-ci n’a pas été prévue ni voulue. De ce point de vue, on peut revenir sans cesse sur l’exemplarité et le caractère anticipateur de la vie des réfugiés et des migrants, des ghettos et des camps d’aujourd’hui.
Aux États-Unis, en Inde, en Espagne, en Grèce, on voit s’ériger des murs afin de renforcer les frontières nationales. Pourquoi les murs sont-ils, selon vous, une négation de l’idée de frontière ?
Entre les États-Unis et le Mexique, 450 kilomètres de murs et de barrières électroniques ont été construits afin d’empêcher les migrants de passer, plus de 1 000 kilomètres de mur doivent y être édifiés. Confondre la frontière et le mur, c’est commettre une erreur sur le plan théorique, politique et anthropologique. À vouloir, dans le cadre des politiques migratoires, dire que le mur nous protège d’un danger, on tombe dans le piège identitaire qui pousse à penser que l’on ne survivra que si l’on s’enferme. Quand on regarde de plus près, on observe que, dès qu’il y a un mur, il y a des trous dans ce mur, et des passeurs. Le passeur est, à l’origine, un simple migrant qui vous aide à monter dans le camion ou dans le bateau pour traverser la mer. Mais dès que des murs se construisent, les choses se figent. Le passeur devient alors un spécialiste du passage et se professionnalise. Je ne juge pas les passeurs, l’analyse morale est ici inutile, compte tenu de la brutalité du contexte politique. Le mur n’empêche pas de passer, mais rend simplement le passage plus dangereux, et place les migrants à la merci de profiteurs.
Au vu des milices qui se créent autour des murs, le mur autorise la violence. Nous croyons que le mur protège mais en réalité il rend les migrants toujours plus effrayants. Car ils deviennent invisibles dans leur subjectivité et les milices antimigrants tirent sur des fantômes. En confirmant ce fantasme de l’invasion, de la pollution par l’autre, les murs entretiennent la peur, et ils appellent plus de murs encore. La responsabilité des pouvoirs publics est considérable, tant sur le plan des mesures qui sont prises que des propagandes qui sont faites. En fait, un travail pédagogique serait à faire sur le rapport aux autres, aux étrangers, à l’opposé de l’idée du mur.
Dépasser la logique des camps, ce serait réinventer un véritable droit d’asile ? Comment le concevez-vous ?
Je ne crois pas que l’on soit actuellement près de supprimer les camps. Quant au droit d’asile, il y a tellement de restrictions sur le droit de circuler, en raison du contrôle des flux migratoires, que les migrants finissent par invoquer le droit à la vie incarné pour eux par le droit d’asile. Certains migrants racontent une histoire qui n’est pas exactement la leur, afin de pouvoir simplement circuler. Le système a construit la figure du réfugié menteur. Ce qui sert ensuite à invalider le droit d’asile en général comme l’ont fait systématiquement les gouvernants européens depuis la fin des années 1990. Cela finit par décourager les personnes en déplacement, même quand elles pourraient avoir droit à l’asile au vu de leur situation.
En limitant la liberté d’aller et de venir, nous faisons qu’une personne en possession d’un visa ne ressort plus du pays qui lui a délivré ce visa, de peur de le perdre et de ne pas pouvoir rentrer. Or, toutes les études sur les migrations montrent que les gens qui viennent en France n’ont pas nécessairement le projet de vivre, de s’installer et de « profiter » de la France. Peut-être ont-ils le projet ponctuel de travailler ou de se réfugier, puis de repartir là d’où ils viennent ou d’aller ailleurs.
La solution réaliste, et non pas utopique serait de généraliser la liberté de circulation au lieu de la réserver à une minorité de riches et bien nés. C’est l’idée du droit cosmopolite de la philosophie des Lumières que reprennent aujourd’hui de nombreux philosophes. Mais c’est aussi, du point de vue de l’anthropologie, une nouvelle manière de concevoir et promouvoir le monde commun, en mettant au premier plan la condition cosmopolite comme l’expérience la plus partagée dans le monde à venir.